La Double Méprise/VIII

La bibliothèque libre.


Fournier (p. 113-141).
◄  VII
IX  ►


VIII.


Julie ne fut pas peu contrariée lorsqu’en entrant à P… elle vit dans la cour de madame Lambert une voiture dont on dételait les chevaux, ce qui annonçait une visite qui devait se prolonger. Impossible par conséquent d’entamer la discussion de ses griefs contre M. de Chaverny.

Madame Lambert, lorsque Julie entra dans le salon, était avec une dame que Julie avait rencontrée dans le monde, mais qu’elle connaissait à peine de nom. Elle eut peine à cacher l’expression du mécontentement qu’elle éprouvait d’avoir fait inutilement le voyage de P…

— « Eh ! bonjour donc, chère belle, » s’écria madame Lambert en l’embrassant, « que je suis contente de voir que vous ne m’avez pas oubliée ! Vous ne pouviez venir plus à propos, car j’attends aujourd’hui je ne sais combien de gens qui vous aiment à la folie. »

Julie répondit d’un air un peu contraint qu’elle avait cru trouver madame Lambert toute seule.

— « Ils vont être ravis de vous voir, » reprit madame Lambert. « Ma maison est si triste depuis le mariage de ma fille, que je suis trop heureuse quand mes amis veulent bien s’y donner rendez-vous. Mais, chère belle, qu’avez-vous fait de vos belles couleurs ? Je vous trouve bien pâle aujourd’hui. »

Julie inventa un petit mensonge ; la longueur de la route…, la poussière… le soleil…

— « J’ai précisément aujourd’hui à dîner un de vos adorateurs, à qui je vais faire une agréable surprise, M. de Châteaufort, et probablement son fidèle Achate, le commandant Perrin. »

— « J’ai eu le plaisir de recevoir dernièrement le commandant Perrin, » dit Julie, en rougissant un peu, car elle pensait à Châteaufort.

— « J’ai aussi M. de Saint-Léger. Il faut absolument qu’il organise ici une soirée de proverbes pour le mois prochain ; et vous y jouerez un rôle, mon ange : vous étiez notre premier sujet pour les proverbes, il y a deux ans. »

— « Mon Dieu, Madame, il y a si long-temps que je n’ai joué de proverbes, que je ne pourrais plus retrouver mon assurance d’autrefois. Je serais obligée d’avoir recours au « J’entends quelqu’un ».

— « Ah ! Julie, mon enfant, devinez qui nous attendons encore. Mais celui-là, ma chère, il faut de la mémoire pour se rappeler son nom… »

Le nom de Darcy se présenta sur-le-champ à Julie. « Il m’obsède, en vérité, » pensa-t-elle. — « De la mémoire, Madame ?… J’en ai beaucoup. »

— « Mais je dis une mémoire de six ou sept ans… Vous souvenez-vous d’un de vos attentifs lorsque vous étiez petite-fille, et que vous portiez les cheveux en bandeau ? »

— « En vérité, je ne devine pas. »

— « Quelle horreur ! ma chère… Oublier ainsi un homme charmant, qui, ou je me trompe fort, vous plaisait tellement autrefois, que votre mère s’en alarmait presque. Allons, ma belle, puisque vous oubliez ainsi vos adorateurs, il faut bien vous rappeler leurs noms : c’est M. Darcy que vous allez voir. »

— « M. Darcy ? »

— « Oui ; il est enfin revenu de Constantinople depuis quelques jours seulement. Il est venu me voir avant-hier, et je l’ai invité. Savez-vous, ingrate que vous êtes, qu’il m’a demandé de vos nouvelles avec un empressement tout-à-fait significatif ? »

— « M. Darcy ?… » dit Julie en hésitant, et avec une distraction affectée, « M. Darcy ?… N’est-ce pas un grand jeune homme blond… qui est secrétaire d’ambassade ? »

— « Oh ! ma chère, vous ne le reconnaîtrez pas ; il est bien changé ; il est pâle, ou plutôt couleur olive ; les yeux enfoncés : il a perdu beaucoup de cheveux à cause de la chaleur, à ce qu’il dit. Dans deux ou trois ans, si cela continue, il sera chauve par devant. Pourtant il n’a pas trente ans encore. »

Ici, la dame qui écoutait ce récit de la mésaventure de Darcy, conseilla fortement l’usage du kalydor, dont elle s’était bien trouvée après une maladie qui lui avait fait perdre beaucoup de cheveux. Elle passait ses doigts, en parlant, dans des boucles nombreuses d’un beau châtain cendré.

— « Est-ce que M. Darcy est resté tout ce temps à Constantinople ? » demanda madame de Chaverny.

— « Pas tout-à-fait, car il a beaucoup voyagé : il a été en Russie, puis il a parcouru toute la Grèce. Vous ne savez pas son bonheur ? Son oncle est mort, et lui a laissé une fortune indépendante. Il a été aussi en Asie Mineure, dans la… Comment dit-il ?… la Caramanie. Il est ravissant, ma chère, il a des histoires charmantes qui vous enchanteront. Hier, il m’en a conté de si jolies que je lui disais toujours : Mais gardez-les donc pour demain, vous les direz à mes dames, au lieu de les perdre avec une vieille maman comme moi. »

— « Vous a-t-il conté son histoire de la femme turque qu’il a sauvée ? » demanda madame Dumanoir, cette dame qui conseillait le kalydor.

— « La femme turque qu’il a sauvée ? Il a sauvé une femme turque ? Il ne m’en a pas dit un mot. »

— « Comment ! mais c’est une action admirable, un véritable roman. »

— « Oh ! contez-nous cela, je vous en prie. »

— « Non, non ; demandez-le à lui-même. Moi, je ne sais l’histoire que de ma sœur, dont le mari, comme vous savez, a été consul à Smyrne. Mais elle la tenait d’un Anglais qui avait été témoin de toute l’aventure. C’est merveilleux. »

— « Contez-nous cette histoire, Madame. Comment voulez-vous que nous puissions attendre jusqu’au dîner ? Il n’y a rien de si désespérant que d’entendre parler d’une histoire qu’on ne sait pas. »

— « Eh bien ! je vais vous la gâter ; mais enfin la voici telle qu’on me l’a contée : — M. Darcy était en Turquie à examiner je ne sais quelles ruines sur le bord de la mer, quand il vit venir à lui une procession fort lugubre. C’étaient des eunuques noirs qui portaient un sac, et ce sac on le voyait remuer comme s’il y avait eu quelque chose de vivant dedans… »

— « Ah mon Dieu ! » s’écria madame Lambert qui avait lu le Giaour, « c’était une femme qu’on allait jeter à la mer ! »

— « Précisément, » poursuivit madame Dumanoir, un peu piquée de se voir enlever ainsi le trait le plus dramatique de son conte. « M. Darcy regarde le sac, il entend un gémissement sourd, et devine aussitôt l’horrible vérité. Il demande aux eunuques ce qu’ils vont faire : pour toute réponse, les eunuques tirent leurs poignards. M. Darcy était heureusement fort bien armé. Il met en fuite les esclaves, et tire enfin de ce vilain sac une femme d’une beauté ravissante à demi évanouie, et la ramène dans la ville où il la conduit dans une maison sûre. »

— « Pauvre femme ! » dit Julie qui commençait à s’intéresser à l’histoire.

— « Vous la croyez sauvée ? pas du tout. Le mari jaloux, car c’était un mari, ameuta toute la populace, qui se porta à la maison de M. Darcy avec des torches, voulant le brûler vif. Je ne sais pas trop bien la fin de l’affaire ; tout ce que je sais, c’est qu’il a soutenu un siége et qu’il a fini par mettre la femme en sûreté ; il paraît même, » ajouta madame Dumanoir, changeant tout à coup son ton de voix et en prenant un fort dévot, « il paraît que M. Darcy a pris soin qu’on la convertît, et qu’elle a été baptisée. »

— « Et M. Darcy l’a-t-il épousée ? » demanda Julie en souriant.

— « Pour cela, je ne puis vous le dire. Mais la femme turque… elle avait un singulier nom ; elle s’appelait Éminé… elle avait une passion violente pour M. Darcy. Ma sœur me disait qu’elle l’appelait toujours SôtirSôtir…, cela veut dire mon sauveur en turc ou en grec. Eulalie m’a dit que c’était une des plus belles personnes qu’on pût voir. »

— « Nous lui ferons la guerre sur sa Turque, » s’écria madame Lambert, « n’est-ce pas, Mesdames ? il faut le tourmenter un peu… Au reste, ce trait de Darcy ne me surprend pas du tout : c’est un des hommes les plus généreux que je connaisse, et je sais des actions de lui qui me font venir les larmes aux yeux toutes les fois que je les raconte. — Son oncle est mort laissant une fille naturelle qu’il n’avait jamais reconnue : comme il n’a pas fait de testament, elle n’avait aucun droit à sa succession. Darcy qui était l’unique héritier a voulu qu’elle y eût une part, et probablement cette part a été beaucoup plus forte que son oncle ne l’aurait faite lui-même. »

— « Était-elle jolie cette fille naturelle ? » demanda madame de Chaverny d’un air assez méchant, car elle commençait à sentir le besoin de dire du mal de ce M. Darcy, qu’elle ne pouvait chasser de son esprit.

— « Ah ! ma chère, comment pouvez-vous supposer ?… Mais d’ailleurs Darcy était encore à Constantinople lorsque son oncle est mort, et vraisemblablement il n’a jamais vu cette créature. »

L’arrivée de Châteaufort, du commandant Perrin et de quelques autres personnes, mit fin à cette conversation. Châteaufort s’assit auprès de madame de Chaverny, et profitant d’un moment où l’on parlait très-haut :

— « Vous paraissez triste, Madame, » lui dit-il, « je serais bien malheureux si ce que je vous ai dit hier en était la cause ? »

Madame de Chaverny ne l’avait pas entendu, ou plutôt n’avait pas voulu l’entendre. Châteaufort éprouva donc la mortification de répéter sa phrase, et la mortification plus grande encore d’une réponse un peu sèche, après laquelle Julie se mêla aussitôt à la conversation générale, et changeant de place, elle s’éloigna de son malheureux admirateur.

Sans se décourager, Châteaufort faisait inutilement beaucoup d’esprit. Madame de Chaverny, à qui seulement il désirait plaire, l’écoutait avec distraction : elle pensait à l’arrivée prochaine de M. Darcy, tout en se demandant pourquoi elle s’occupait tant d’un homme qu’elle devait avoir oublié, et qui probablement l’avait aussi oubliée depuis long-temps.

Enfin, le bruit d’une voiture se fit entendre ; la porte du salon s’ouvrit. « Eh ! le voilà ! » s’écria madame Lambert. Julie n’osa pas tourner la tête, mais pâlit extrêmement. Elle éprouva une vive et subite sensation de froid, et elle eut besoin de rassembler toutes ses forces pour se remettre et empêcher Châteaufort de remarquer le changement de ses traits.

Darcy baisa la main de madame Lambert, et lui parla debout quelque temps ; puis il s’assit auprès d’elle. Alors il se fit un grand silence : madame Lambert paraissait attendre et ménager une reconnaissance. Châteaufort et les hommes, à l’exception du bon commandant Perrin, observaient Darcy avec une curiosité un peu jalouse. Nouveau venu, et arrivant de Constantinople, il avait de grands avantages sur eux, et c’était un motif suffisant pour qu’ils se donnassent cet air de raideur compassée que l’on prend d’ordinaire avec les étrangers. Darcy qui n’avait fait attention à personne rompit le silence le premier. Il parla de la route, de la poussière, peu importe ; sa voix était douce et musicale. Madame de Chaverny se hasarda à le regarder : elle le vit de profil. Il lui parut maigri et son expression avait changé… En somme elle le trouva bien.

— « Mon cher Darcy, » dit madame Lambert, « regardez bien autour de vous, et voyez si vous ne trouverez pas ici une de vos anciennes connaissances. » Darcy tourna la tête, et aperçut Julie qui avait été cachée jusqu’alors sous son chapeau. Il se leva précipitamment avec une exclamation de surprise, s’avança vers elle en étendant la main, puis s’arrêtant tout à coup et comme se repentant de son excès de familiarité, il salua Julie très-profondément, et lui exprima en termes convenables tout le plaisir qu’il avait à la revoir. Julie balbutia quelques mots de politesse, et rougit beaucoup en voyant que Darcy se tenait toujours debout devant elle et la regardait fixement.

Sa présence d’esprit lui revint bientôt, et elle le regarda à son tour avec ce regard à la fois distrait et observateur que les gens du monde prennent quand ils veulent. C’était un grand jeune homme pâle et dont les traits exprimaient le calme, mais un calme qui semblait provenir moins d’un état habituel de l’ame que de l’empire qu’elle était parvenue à prendre sur l’expression de la physionomie. Des rides déjà marquées sillonnaient son front. Ses yeux étaient enfoncés, les coins de sa bouche abaissés, et ses tempes commençaient déjà à se dégarnir de cheveux. Cependant il n’avait pas plus de trente ans. Darcy était très-simplement habillé, mais avec cette élégance qui indique en même temps les habitudes de la bonne société et l’indifférence sur un sujet qui occupe les méditations de tant de jeunes gens. Julie fit toutes ces observations avec plaisir. Elle remarqua encore qu’il avait au front une cicatrice assez longue qu’il cachait mal avec une mèche de cheveux, et qui paraissait avoir été faite par un coup de sabre.

Julie était assise à côté de madame Lambert. Il y avait une chaise entre elle et Châteaufort ; mais aussitôt que Darcy s’était levé, Châteaufort avait mis sa main sur le dossier de la chaise, l’avait placée sur un seul pied, et la tenait en équilibre. Il était évident qu’il prétendait la garder comme le chien du jardinier gardait le coffre d’avoine. Madame Lambert eut pitié de Darcy, qui se tenait toujours debout devant madame de Chaverny. Elle fit une place à côté d’elle sur le canapé où elle était assise, et l’offrit à Darcy, qui se trouva de la sorte auprès de Julie. Il s’empressa de profiter de cette position avantageuse, en commençant avec elle une conversation suivie.

Pourtant il eut à subir de madame Lambert et de quelques autres personnes un interrogatoire en règle sur ses voyages ; mais il s’en tira assez laconiquement, et il saisissait toutes les occasions de reprendre son espèce d’aparté avec madame de Chaverny. — « Prenez le bras de madame de Chaverny, » dit madame Lambert à Darcy, au moment où la cloche du château annonçait le dîner. Châteaufort se mordit les lèvres ; mais il trouva moyen de se placer à table assez près de Julie pour bien l’observer.