La Double Vie de Théophraste Longuet/4

La bibliothèque libre.
Ernest Flammarion (p. 39-45).


IV

LA CHANSON


M. et Mme Sampic, M. Lopard, Mme Bache, la vieille Mlle Taburet, M. et Mme Troude « et leur demoiselle », toute cette aimable société qui, depuis quatre années que M. Théophraste Longuet et son épouse villégiaturaient à Esbly, avaient coutume d’entendre au dessert de ce matrimonial anniversaire la Lisette de Béranger, reçurent avec une stupéfaction que j’essayerais en vain de décrire la chanson suivante :

J’ai dit que l’air en était :

« Ton joli, belle meunière, ton joli moulin. »

Théophraste, l’œil allumé, le verre en main, beuglait :


Fanandels, en cette piole,
On vit chenument.
Arton, pivois et criolle
On a gourdement.
Pitanchons, faisons riolle
Jusqu’au jugement.


Cette chanson, comme vous pouvez en juger, était d’argot, et comme l’argot ne s’apprend pas à l’école, je crois de mon devoir envers le lecteur de la traduire :

Fanandels, en cette piole,
(frères)     (maison)
  On vit chenument.
         (grassement)
Arton, pivois et criolle
(pain) (vin) (viande)
  On a gourdement.
      (beaucoup)
Pitanchons, faisons riolle
(buvons) (bonne chère)
  Jusqu’au jugement.


Malgré la richesse de la rime, ce couplet ne fut suivi d’aucun applaudissement. Ces dames ne firent point retentir le cristal des verres du choc de leurs couteaux ; elles regardaient Marceline fort curieusement et semblaient demander une explication.

Qu’est-ce que Marceline eût expliqué ? Adolphe lui-même considérait Théophraste avec désespoir ; mais Théophraste, comme possédé d’un démon, continuait :


 Second couplet

Icicaille est le théâtre
   (ici)
   Du petit Dardant.
            (l’Amour)
Fonçons à ce mion folâtre
         (petit garçon)
   Notre palpitant ;
        (cœur)
Pitanchons pivois chenâtre
(buvons) (vin) (excellent)
   Jusques au luisant !
             (jour)

Théophraste, triomphalement, reprit ces deux derniers vers et prolongea sa dernière note en regardant le soleil qui disparaissait, dans une gloire, à l’horizon restreint des coteaux. Le chanteur, d’une main, tenait son « palpitant » ; de l’autre, il « embrassait la nature ».


Pitanchons pivois chenâtre
Jusques au luisant !


Il se rassit, content de lui, en disant à Marceline :

Qu’est-ce que tu penses de ça, Marie-Antoinette ?

Au milieu du silence de mort de tous les assistants, Marceline demanda, toute tremblante :

— Pourquoi m’appelles-tu Marie-Antoinette ?

— Parce que tu es la plus belle de toutes, s’écria Théophraste dans une grande exaltation. J’en appelle à Mme la maréchale de Boufflers qui a du goût ! J’en appelle à vous tous ! Et il n’y en a pas un, par la gorge du pape, qui me démentira, ni le Gros-Picard, ni le Bourbonnais, ni le Bourguignon, ni la Tête-de-Mouton, ni le Craqueur, ni le Parisien, ni le Provincial, ni le Petit-Breton, ni la Plûme, ni Patapon, ni la Canette, ni la Porte-Saint-Jacques, ni Gâtelard, ni Bras-de-Fer, ni Gueule-Noire, ni même Bel-à-Voir !

Comme Théophraste avait à sa droite la vieille Mlle Taburet, il lui pinça le genou, ce qui fit que cette honorable personne crut qu’elle allait s’évanouir.

Personne n’osait bouger, car le regard ardent de Théophraste épouvantait la société. Et celui-ci, penché amoureusement vers Mlle Taburet, lui disait, en fixant Marceline qui se prit à pleurer :

— Voyons, mademoiselle Taburet, n’ai-je pas raison ? Qui pourrait-on lui comparer ? Est-ce la Belle-Laitière, ou la Petite-Mion ? ou même la Blanche, cette anquilleuse ? ou la Belle-Hélène qui tient le cabaret de la Harpe ?

Il se tourna vers Adolphe :

— Allons, toi, Va-de-Bon-Cœur, dit-il avec une énergie effrayante, tu vas me dire ton avis. Regarde un peu Marie-Antoinette ! Par le Veau-qui-tette, elle les met toutes dans un sac : et Jeanneton-Vénus, la bouquetière du Palais-Royal ; et Marie Leroy, et la femme Salomon, la belle limonadière du Temple ; et Jeanne Bonnefoy, qui vient de se marier à Veunier, qui tient le café du Pont-Marie. À toutes, à toutes : la Tapedru, Manon de Versailles, la Grosse-Poulaillière, la Platine, la Vache-à-Paniers, et la Bastille !…

Théophraste, d’un bond, fut sur la table et la vaisselle se brisa en mille éclats. Il tenait une coupe, il cria : « Je bois à la reine des nymphes ! à Marie-Antoinette Néron ! » Puis il broya le verre entre ses mains qui furent ensanglantées et salua la société.

Mais celle-ci s’était enfuie…

Un esprit superficiel pourrait juger, d’après les événements que nous venons de relater, que Théophraste était subitement devenu fou. Voici quelque chose qui est bientôt dit : « Cet homme est fou ! » Avec cette phrase rapide, on explique tout ce qui ne tombe point sous le sens commun ; cependant, le sens commun n’est pas tout le sens. Nous y reviendrons, mais dans le cas qui nous occupe, nous ajoutons qu’il n’est point besoin d’un sens exceptionnel pour affirmer que Théophraste n’était pas fou.

Ce n’est pas parce qu’on devient subitement fou qu’on peut chanter une chanson que l’on n’a pas apprise et parler couramment une langue que l’on ne connaît pas.

C’était bien le cas de Théophraste et l’expérience scientifique moderne établit avec des exemples indiscutables que ce cas est loin d’être unique. On a vu des sujets, des sujets frustes, ne sachant ni lire ni écrire, n’étant jamais sortis de leur village, répondre le plus correctement du monde au médium qui les interrogeait, dans une langue morte. Comment expliquer cela qui s’est passé devant des professeurs de nos facultés et non devant des charlatans ? On ne sait encore. Nous sommes toujours sur le seuil du grand mystère ; nous n’avons encore fait qu’en pousser la porte, en tremblant. Les uns expliquent que c’est un Esprit savant qui parle par cette bouche ignorante. D’autres ont émis timidement — et combien comprenons-nous cette timidité — qu’un tel phénomène ne peut s’expliquer que par la réminiscence d’une vie antérieure. Jusqu’à plus ample informé, j’imagine que ce que Théophraste raconte sans savoir, c’est l’Autre qui le sait, celui qui par instants revit en lui. Toutes les phrases, donc, qu’on ne peut comprendre avec Théophraste, on les comprendrait avec l’Autre si l’on savait qui est l’autre.

Je reprends les mémoires de Théophraste, à la suite de la scène de la chanson :

« Je me trouvai sur la table, au milieu des éclats de la vaisselle, cependant que toute la société s’était enfuie. Cette façon brutale que mes convives avaient de prendre congé de ma personne m’avait quelque peu étourdi. Je voulus descendre, mais par un phénomène singulier, j’eus autant de difficulté à me retrouver sur le sol que j’avais montré d’adresse à monter sur la table. Je me mis à genoux et, prenant de grandes précautions pour ne point choir, j’arrivai cependant à mes fins. J’appelai Marceline qui ne me répondit pas et que je retrouvai, toute tremblante d’effroi, dans notre chambre. J’en fermai soigneusement la porte et me disposai à lui donner quelques explications. Ses grands yeux étonnés et pleins de larmes m’en demandaient et je crus qu’il était de mon devoir de mari de ne point lui celer plus longtemps la grande et surprenante préoccupation de mon esprit. Je l’engageai à se déshabiller et à se mettre au lit. Me voyant tout à fait redevenu calme — et je l’étais en effet — elle ne fit aucune difficulté pour m’obéir. Je la rejoignais bientôt. J’avais laissé la fenêtre de la chambre ouverte. La nuit était idéale et comme j’entendais Adolphe marcher dans le jardin, je lui criai que l’heure du repos avait sonné.

» Bientôt je n’entendis plus dans toute la maison que le bruit du cœur de Marceline.

» — Ma chère femme, lui dis-je, tu dois ne rien comprendre à ce qui m’est arrivé ce soir. Rassure-toi : moi non plus. Mais en unissant nos deux intelligences, nos deux amours, je ne désespère point d’arriver à un résultat appréciable.

» Je lui contai alors tous les détails de ma visite dans les caves de la Conciergerie, ne lui celant quoi que ce fût et lui traçant une image fidèle des sentiments extraordinaires qui m’agitaient et de la force inconnue qui paraissait me commander. Tout d’abord, elle ne dit rien, se contentant de se retirer doucement vers la ruelle, comme si elle avait peur de moi ; mais quand j’en arrivai au document qui révélait l’existence des trésors, elle demanda à le voir tout de suite. Je jugeai par là de l’intérêt qu’elle portait à mon aventure, et je lui en fus aussitôt reconnaissant. Je me levai et lui montrai le papier à la lueur de la lune qui était dans son plein. Comme moi, comme tous ceux qui en avaient déjà eu connaissance, elle reconnut immédiatement mon écriture ; et elle fit le signe de la croix. Avait-elle peur de quelque diablerie ? Marceline n’est point une sotte, mais elle m’expliqua que ce geste avait été « plus fort qu’elle ». Du reste, elle eut tôt fait de se remettre et elle trouva l’occasion de faire l’éloge d’Adolphe qui, malgré mon mauvais vouloir, avait su l’initier aux éléments du spiritisme, science, me disait-elle, qui, dans mon état, ne manquerait point de me rendre quelques services. Je m’étais recouché. Nous avions le papier sur notre lit, dans le rai de lune, et, en face de ce témoin irrécusable, elle dut bientôt avouer que j’étais un esprit réincarné datant de deux cents ans. Comme je me demandais une fois de plus qui j’avais bien pu être, elle me causa la première peine depuis notre mariage ; elle dit :

» — Mon pauvre Théophraste, tu as dû être « un pas grand’chose ».

» — Et pourquoi ? fis-je, très humilié.

» — Parce que, mon ami, tu as, ce soir, chanté en argot, et que les dames dont tu as cité les noms n’appartiennent pas à l’aristocratie. Quand on fréquente la Tapedru, la Platine et Manon de Versailles, je répète qu’on est « un pas grand’chose ».

» Elle disait ceci avec un léger accent de dépit que j’attribuai à la jalousie.

» — Mais j’ai cité aussi la maréchale de Boufflers, répliquai-je, et tu dois savoir que les mœurs étaient si dissolues sous la régence du duc d’Orléans que la mode à la cour, pour les dames, était de se donner des noms de catins. Je crois, bien au contraire, avoir été quelqu’un de considérable. Que dirais-tu d’un bâtard du Régent ?

» Pour toute réponse, elle m’embrassa avec transport et moi-même, me souvenant, comme il était de mon devoir, de la date que nous fêtions ce jour-là, je lui prouvai que si Théophraste était plus vieux de deux cents ans, son amour était toujours resté jeune et galant. »