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La Double Vie de Théophraste Longuet/40

La bibliothèque libre.
Ernest Flammarion (p. 340-343).


XL

OÙ LE LECTEUR RETROUVE UNE ANCIENNE CONNAISSANCE


Nous voici forcé de laisser là le mémoire de M. le commissaire de police Mifroid, quoique les considérations philosophiques, réflexions et déductions qui le terminent, présentent le plus haut et le plus pressant intérêt pour l’humanité. Non seulement son mode de juger la désorganisation sociale des Talpa et les leçons qui, selon lui, en découlent pour un peuple sévèrement policé, mais encore les quelques observations psychiques qu’il fut à même de faire sur la personne double et une de M. Longuet, dans les couloirs des catacombes, nous eussent procuré de longues heures de lecture instructive et originale. Mais quoi ! Pouvions-nous abandonner M. Longuet au carrefour Buci ? Je ne le pense pas. Hélas ! M. Longuet n’a plus de longues heures à vivre, et il est utile de ne point le perdre de vue, jusqu’à son dernier souffle.

M. Longuet, quand le bruit de la fuite de M. Mifroid ne retentit plus sur les trottoirs, se sentit envahi de la plus définitive tristesse. Voyez le pauvre homme dans la clarté vacillante du réverbère. Il secoue la tête. Ah ! comme il secoue lamentablement sa misérable douloureuse tête. À quoi songe-t-il, le triste homme, pour ainsi, à plusieurs reprises, secouer, secouer la tête ? Sans doute, cette idée qu’il eut d’aller troubler le repos de sa chère Marceline ne lui paraît point, à cette heure, une idée raisonnable, et il la repousse, en effet, car son pas pesant et languissant ne le conduit point vers les hauteurs de la rue Gérando…

Quelques minutes plus tard, il se trouve place Saint-André-des-Arts, puis il s’enfonce dans le boyau obscur de la rue Suger. Il sonne à une porte. La porte s’ouvre. Dans l’allée, un homme en blouse, un bonnet de papier sur la tête, une lanterne à la main, demande « ce qu’on veut ».

— Bonsoir, Ambroise, dit Théophraste. Tu veilles encore à cette heure ? C’est moi ! Il m’en est arrivé des histoires depuis la dernière fois que je t’ai vu !…

C’était vrai. Il était arrivé à M. Longuet beaucoup d’histoires depuis qu’il avait vu Ambroise, car il ne l’avait pas revu depuis que celui-ci lui avait donné son avis sur le filigrane trouvé dans les caves de la Conciergerie. Et le lecteur se souviendra peut-être que ceci survint tout au début de cette histoire.

— Entre, dit Ambroise. Tu es chez toi.

— Je te raconterai tout ça demain, dit Théophraste ; ce soir, je voudrais bien dormir.

Ambroise montra son lit à Théophraste, qui s’y étendit et dormit aussitôt du pur sommeil du petit enfant…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les jours suivants Ambroise voulut faire parler Théophraste, mais chose singulière, celui-ci conserva le plus absolu mutisme. Il passait son temps à compulser des notes et papiers qui remplissaient ses poches. Et puis, deux nuits de suite, toujours sans dire un mot, il écrivit.

Un matin, il s’apprêtait à sortir.

— Où vas-tu ? lui demanda Ambroise.

— Demander une copie de ses notes à M. le commissaire Mifroid sur un voyage que nous avons fait ensemble et dont tu connaîtras tous les détails après ma mort.

— Tu vas te tuer ?

— Oh ! non ! ça ne sert à rien… Je mourrai bien tout seul, cette fois-ci… Mais je viendrai mourir chez toi, mon bon Ambroise.

— Tu me consoles ! fit Ambroise avec un sourire d’une pitoyable navrance. (Nous avons dit qu’Ambroise avait un bon cœur.)

— En sortant de chez Mifroid, j’irai voir ma femme.

— Je n’osais pas t’en parler… Ta tristesse, ton attitude qui m’est encore inexpliquée, tout me faisait craindre des peines de ménage…

— Oh ! elle m’adore toujours !

Malheureusement ! Jamais on ne le dira, en une si cruelle et fatale occurrence, jamais on ne le dira assez : malheureusement !…

Malheureusement, Ambroise eut l’idée de faire changer de linge à Théophraste. Oui, malheureusement, pour qu’il pût se présenter décemment devant sa femme, il lui prêta une de ses chemises ! Ah ! ah ! combien malheureusement ! Mais qui est-ce qui se serait douté que de mettre une chemise propre et revenue le matin même du blanchissage, cela pouvait avoir une telle importance ? Ce n’est ni la faute d’Ambroise ni de personne.

Ambroise avait pensé :

— Au moins, sa femme verra qu’il a une chemise propre !

Théophraste mit la chemise.

— C’est pour être propre, dit-il ; c’est pour moi, c’est pour le respect que je dois avoir de moi-même. Car ma femme ne verra pas cette chemise. Ma femme ne me verra pas. Mais moi, je veux la voir, de loin, la voir pour savoir si elle est heureuse !