La Double Vie de Théophraste Longuet/41

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Ernest Flammarion (p. 344-350).


XLI

LE DERNIER GESTE ET LA DERNIÈRE PAROLE DE THÉOPHRASTE


Nous voici arrivés au dernier chapitre de cette surprenante et véridique histoire. Ce n’est point sans une certaine émotion que l’auteur de ces lignes prend aujourd’hui la plume pour retracer le dernier geste et répéter la parole dernière de M. Théophraste Longuet. Il s’est attaché à son héros et, malgré qu’il ait eu à passer en sa compagnie des heures funestes, comme celles qui virent la revanche du veau, il eût désiré que les documents renfermés dans le coffret en bois des îles lui permissent de prolonger de quelques jours l’existence d’un homme si sympathique en dépit de ses crimes. Mais l’histoire est là. L’histoire finit là. Il lui faut donc finir avec l’histoire. Encore, il eût désiré que le dernier geste de M. Théophraste Longuet fut moins tragique ; il l’eût souhaité pour lui, auteur, qui ne prend aucune joie à tremper, comme il en fit déjà proclamation, sa plume dans le sang des blessures aux lèvres fraîches, et ensuite pour cette malheureuse Mme  Longuet qui fut vraiment trop punie de ses faiblesses à l’endroit de M. Lecamus…

… Pauvre Théophraste ! Pauvre Marceline ! Voilà donc, ô homme, comme tu devais traiter la femme qui fut si longtemps l’orgueil et la joie de ton foyer ! Voilà donc, ô femme ! à quel trépas lamentable devait te conduire ta nature adultère mais droite ! Mais M. Lecamus me dégoûte.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il est neuf heures du soir, la saison est avancée, la nuit est opaque. M. Longuet monte le long, tout le long du coteau où se dressent les murs de la villa « Flots d’Azur ». La main tremblante, il pousse avec combien de précautions la petite porte de derrière du jardin. Il traverse le jardin, tout doucement, en s’arrêtant à chaque pas, comme un voleur. Ah ! Théophraste, comme tu es abattu, Théophraste. Comme je te plains ; ô toi qui retiens de la main gauche ton cœur plus bondissant que dans cette nuit où ronronna le petit chat violet. Ton bon cœur, ton immense cœur, tout chargé d’amour encore pour cette femme que tu veux voir heureuse ! et qui ne peut plus l’être avec toi… Une lumière dans le salon… La fenêtre est entr’ouverte… Tu avances à petits pas, Théophraste, et puis tu allonges, tu allonges la tête… Ah ! qu’as-tu vu dans le salon… Pourquoi ce gémissement lugubre s’échappe-t-il de tes lèvres ? Pourquoi te prends-tu le front entre tes mains fiévreuses, tes mains qui arrachent les mèches blanches de ton front ?… Qu’as-tu vu ?… Après tout, qu’importe ce que tu as vu, puisque tu es mort ? Tu as voulu la voir heureuse, ta femme ? Sans doute que tu sais maintenant à n’en pouvoir douter jamais, pendant cent mille ans, qu’elle est heureuse ? Pitoyable cocu, éloigne-toi… que ferais-tu plus longtemps dans ce jardin ? Si tu as vu ton ami, M. Lecamus, déposer un brûlant baiser sur les lèvres amoureuses de Marceline, quoi d’étonnant à cela ?… Puisqu’on te croit mort ?… M. Lecamus console Marceline de ta mort et ta mort est une chose si douloureuse, au cœur de Marceline, qu’il faudra bien des baisers encore, très brûlants, pour que Marceline t’oublie… Vas-tu point en vouloir à M. Lecamus de ce qu’il se dévoue à cette tâche du bonheur de Marceline ?…

… Là, tu pleures… tu es assis par terre, dans le jardin… et tu pleures, tu pleures… Va-t’en ! oh ! va-t’en !…

Malheureux, après avoir vu, tu veux entendre ! Et tu t’es relevé et tu as encore allongé la tête et tu as écouté. Tu as entendu M. Lecamus qui disait :

Moi je le regrette !

Et tu as dit alors merci de bon cœur à ton ami fidèle, jusqu’au moment où il a achevé sa phrase :

— … Je le regrette parce que tu étais plus gentille de son temps !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

… À travers champs, maintenant, Théophraste fuit, fuit, fuit… il fuit le crime qui l’appelle.

Et peut-être aurait-il fui si loin, si loin qu’il aurait été trop tard pour le crime, mais sa chemise se mit tout à coup à lui brûler les chairs, et la souffrance horrible que lui procurait cette chemise le précipita dans la certitude qu’il ne pourrait se débarrasser de cette souffrance qu’en se débarrassant du crime. Et il court au crime !

Le grand malheur est qu’il n’eût point songé alors à se débarrasser de sa chemise.

Dans un état d’exaltation sanguinaire comparable à rien dans l’histoire des crimes — même si l’on se donne la peine de remonter aux crimes de la mythologie qui furent cependant de bien beaux crimes — il revint donc sur ses pas, se retrouva dans le jardin, bondit dans le salon, joignit M. Lecamus et Mme  Longuet dans le vestibule.

À sa vue, Adolphe et Marceline poussèrent des cris terribles qui ne furent pas entendus de la bonne, laquelle venait de s’absenter justement pour aller acheter du brillant belge.

Une corde était là, provenant de quelque récent déballage. M. Longuet s’en empara et, avant que M. Lecamus ait eu le temps d’opposer la moindre résistance, il était ficelé comme andouille au lampadaire de l’escalier.

Puis, il se précipita sur une panoplie, en détacha un grand sabre recourbé et aussitôt Marceline cria à M. Lecamus :

— Prends garde à tes oreilles !

La généreuse femme, elle, ne pensait, en cette heure tragique, qu’aux oreilles de M. Lecamus[1]. Elle eût mieux fait, hélas ! de songer à sa tête.

Deux secondes plus tard, M. Longuet la lui coupait comme on coupe une tête de veau, sans revenir dans la blessure.

Et, prenant cette tête par les cheveux, il la présenta à M. Lecamus « qui était au comble de l’horreur ».

— Hâte-toi, lui dit-il, de baiser ces lèvres, pendant qu’elles sont encore chaudes !…

Que pouvait faire M. Lecamus, ficelé comme il l’était ? Il n’avait qu’à obéir. Aussi, se hâta-t-il de baiser les lèvres qui, aussitôt après, se mirent à refroidir.

Théophraste grimpa au grenier et en descendit une malle. Il ne fut pas plus de vingt-cinq minutes (le boucher Houdry n’avait pas besoin de plus de vingt-cinq minutes pour découper un veau ; Théophraste n’avait pas eu besoin de plus de vingt-cinq minutes pour découper le boucher Houdry)… il ne fut pas, dis-je, plus de vingt-cinq minutes à découper Mme  Longuet. Il la découpa, du reste, en pleurant, mais il la découpa.

Les morceaux en furent proprement déposés dans la malle. Théophraste ferma la malle à clef et la chargea sur ses épaules. Il dit adieu à M. Lecamus, toujours en pleurant. M. Lecamus ne lui répondit pas. Il suffoquait. Théophraste et la malle s’enfoncèrent dans la nuit…

Cette nuit même, on aurait pu voir un homme qui, sur la berge de la Seine, au Petit-Pont, déchargeait dans le fleuve le contenu d’une malle. On eût pu même l’entendre murmurer : « Ma pauvre Marceline ! Ma pauvre Marceline !… Une si belle femme !… Ah ! elle n’était pas trèfle, bien sûr !… »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À l’aurore, Théophraste frappait à l’huis de ce bon Ambroise. Ambroise vit qu’il avait pleuré et lui demanda très affectueusement ce qui lui était encore arrivé.

— D’abord, fit Théophraste… Je veux te rendre ta chemise. Et ne me la redonne jamais ; elle brûle !

— Comment ! ma chemise brûle ! répliqua Ambroise interloqué. Que me racontes-tu là ? C’est une honnête chemise. Elle a été lavée, comme toutes mes autres chemises, au lavoir de la rue du Pont-aux-Choux !

Théophraste pâlit :

Oh ! c’est donc cela ! murmura-t-il, et il se coucha tout de suite « pour ne plus se relever. »

Oui, c’était donc cela ! Car, enfin, le lecteur doit bien penser tout de même qu’on ne découpe pas ainsi une femme en morceaux — même la sienne — qu’on ne va pas jeter ces morceaux à la berge du Petit-Pont, sans une raison sérieuse !

Théophraste avait eu une raison sérieuse de découper. Elle lui était venue du fond des siècles. Telle la tunique de Déjanire dévorant Hercule, la chemise d’Ambroise l’avait brûlé d’un criminel feu. Il avait revêtu en même temps qu’elle l’âme de Cartouche. Il avait senti passer en ses veines la flamme séculaire du meurtre, car cette chemise avait été lavé au lavoir de la rue du Pont-aux-Choux ! Ce lavoir s’élève à l’endroit même où naquit Cartouche !

Oui, le geste de tuer lui était revenu du fond des siècles, le même geste qui lui avait fait découper deux cents ans auparavant sa femme infidèle, Marie-Antoinette Néron, et pour en jeter les morceaux au Petit-Pont de l’Hôtel-Dieu !

Je vous dis, moi, qu’il ne faut point sourire de cette explication exorbitante. Que MM. les juges y songent ! Bien des crimes qu’ils ne comprennent point, mais qu’ils condamnent tout de même, apparaîtraient moins obscurs si l’on faisait comparaître sur les bancs de la cour d’assises ce complice qui se cache au fond des siècles !

Théophraste était le plus doux et le plus tendre des hommes, et cependant il tuait ! Mais il en avait bien du regret après. Ne disait-il point à Ambroise qui le soignait à son lit de mort : « Plains-moi, mon ami, plains-moi de tout ton cœur, car j’ai été un peu vif avec ma femme !… »

Non, non, il ne s’expliquait point une si rude vivacité, et il en avait un remords qui le conduisit en quelques semaines à la tombe. C’était le remords de l’acte d’un autre, cependant… Pourquoi, ah ! pourquoi, la nature nous fait-elle expier les crimes d’il y a deux cents ans ?

Pauvre Théophraste ! À cette heure où tu vas retourner au fond des siècles, permets-moi de m’agenouiller pieusement, ô martyr de la tare héréditaire, sur l’humble descente de lit qu’arrose de ses larmes le bon Ambroise…

— Je pardonne à M. Lecamus, dis-tu dans le plus funèbre des sourires. Quand je serai mort, tu l’iras chercher et tu lui apprendras que je l’ai nommé mon exécuteur testamentaire. Ce sera mon châtiment. Je lui lègue tous mes biens. Il saura ce qu’il doit faire de ce coffret en bois des îles que tu vois à mon chevet, et où j’ai renfermé le formidable secret des derniers mois de ma triste vie.

Ayant dit ces mots, Théophraste se souleva sur ses oreillers, car l’oppression le gagnait et il savait qu’il allait mourir… Son regard n’était plus de ce monde… Son regard semblait considérer des choses, à travers les murs, et sa voix douloureuse dit encore :

— J’ai vu… je vois… Je retourne vers le rayon carré que le soleil a oublié dans les caves de la Conciergerie depuis le commencement de l’Histoire de France.

Et il expira…

Ambroise pleure, pleure, car il ne sait pas que cet homme, qui vient d’expirer, n’est pas mort !…

Certes, il est des gens, très bien renseignés, paraît-il, qui disent que lorsqu’on est mort, on est mort ! Ils en sont sûrs !… Félicitations ! Félicitations ! Je ne les contredirai pas aujourd’hui, parce que je suis très fatigué… Mais nous en reparlerons demain au fond des tombeaux !


FIN
  1. Ce qui était tout naturel, car elle ne pouvait avoir oublié l’affreux spectacle de l’essorillement de M. Petito.