La Douceur de vivre/4

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy, éditeur (p. 38-58).


IV


Guillaume Wallers et ses hôtes n’attendaient plus que Marie.

Ils étaient réunis dans la bibliothèque aux boiseries brunes, qui avait aux fenêtres des verdures drapées en rideaux, et sur toutes ses parois, du parquet au plafond, des livres, des milliers de livres. Les vieilles reliures de veau fauve à fers dorés, les peaux de truie plus mates que l’ivoire, les maroquins et les brochages composaient une tenture chaude, éclatante et sombre comme certains tapis d’Orient. La cheminée à hotte et à colonnettes de marbre noir, aussi ancienne que la maison, recélait un énorme feu de houille, un vrai feu anglais, soigneusement couvert de cendre. Comme on n’avait pas allumé le lustre ciselé de dauphins, deux lampes inégales répandaient des lueurs amorties. La plus grosse était placée presque au centre de la pièce sur une table carrée ; l’autre, sur le bureau, éclairait l’encrier majestueux, le portrait de Marie dans un petit cadre, et une réduction en bronze vert de la Victoire pompéienne.

En ce moment, debout, le dos au feu, Guillaume Wallers déclarait :

— Ce que monsieur di Toma vient de nous raconter me trouble un peu. Dieu me garde de critiquer ce que je n’ai point vu. Je connais la haute compétence et le tact de monsieur l’inspecteur Spaniello. Mais cette idée de refaire les toits écroulés et de replanter les jardins me paraît dangereuse. Vous affirmez que ma première visite me rassurera. Je le souhaite. Mais je crains beaucoup les architectes et les maçons. Quand ces gens-là se mettent dans une ruine, c’est pour l’habiller de neuf et la maquiller… Voyez ce qu’ils ont fait de Carcassonne en la coiffant d’ardoises gothiques, dans ce sec Languedoc où les châteaux, les villes, les villages, les moindres masures, cuisent au soleil leurs toits de tuiles orangées…

Il s’interrompit :

— Voilà ma fille.

Et il présenta :

— Monsieur Angelo di Toma… Madame Laubespin.

Claude était près de madame Wallers sur le canapé. À droite de la cheminée, le vieux M. Meurisse, filateur et maire de Pont-sur-Deule, écoutait placidement l’ami Wallers, et, de l’autre côté, il y avait Isabelle Van Coppenolle et, derrière elle, un jeune homme qui s’avança pour baiser la main de Marie.

Elle pensa au portrait cruel que Claude avait fait de ce garçon, et elle fut étonnée de le trouver ridicule, mais d’un ridicule sympathique et gentil. Il avait échangé ses souliers jaunes contre des bottines vernies, et sa jaquette mince découvrait un gilet d’été, une cravate claire, un plastron et un col si luisant qu’on les eût dits en « linge américain ». Cet ajustement lui donnait un air un peu rasta, et sa figure même n’était pas tout à fait d’un homme du monde à cause de la perfection classique du nez droit et de la bouche en arc, à cause des cils trop longs et des dents trop régulières sous la petite moustache ébouriffée, plus châtaine que les cheveux. C’était une beauté gênante, beauté de modèle, d’aventurier ou de ténor, faite pour les oripeaux et les guenilles.

Tout de même, Angelo di Toma n’en était pas responsable ! Et il se faisait pardonner cette scandaleuse beauté à force de gentillesse. Dans un français correct, mais avec un terrible accent, il tourna un joli compliment à Marie qui ressemblait, dit-il, à son père et à sa mère, et aussi à une infante de Vélasquez… La robe blanche voilée de noir transparent, les perles au cou, la cocarde rose à la ceinture, les cheveux cendrés et argentés… Oui, c’était l’Infante !

M. Wallers approuva ; madame Van Coppenolle, demanda si elle avait, elle aussi, le type des dames de Vélasquez, bien qu’elle sût très bien ne pas l’avoir, mais elle aimait à provoquer les louanges. M. di Toma, depuis qu’il était entré dans le salon, n’avait regardé qu’elle : il profita de la circonstance pour la regarder encore, en détail et de tout près. Elle posait, comme devant un peintre, inclinée et souriante dans le fauteuil de velours pourpre à dossier très haut. Grande et forte, avec de lourds cheveux dont elle savait adoucir la nuance ardente, elle avait les yeux verdâtres, le rire facile, la bouche mûre d’une Néréide de Rubens ; elle en avait la chair lactée, nacrée, presque soyeuse dans la lumière, et que l’ombre enveloppe d’une transparence azurée. Le sang riche de la jeunesse colorait de rose vif les lobes des oreilles, les joues, les lèvres, les mains mêmes, et les hommes qui déshabillaient des yeux ces formes provocantes devaient penser que le beau corps, nu, gras et blanc, était fleuri et fouetté du même rose.

La robe d’Isabelle la couvrait sans la cacher. C’était un fourreau en crêpe de Chine crème, tout brodé, tout ramage d’or ; des perles dans les cheveux ; des perles au cou. Sur les épaules, une écharpe de plumes floconneuses. Cette toilette, trop riche pour un dîner de famille, contrastait avec la mousseline noire de Marie et l’honnête satin broché, couleur puce, de madame Wallers. Isabelle s’en excusa :

— Tu vois, dit-elle à sa cousine, je me suis mise « en peau ». C’est que ma femme de chambre avait fourré cette vieille robe dans ma malle, — à tout hasard… Je n’avais pas autre chose, — à moins de dîner en peignoir ou en costume tailleur.

— Je pense, dit l’Italien, que cette femme de chambre mérite notre gratitude. Madame est aussi belle qu’Hélène Fourment.

Il considérait Isabelle avec un étrange regard de peintre, d’amoureux et de maquignon.

Guillaume Wallers dit :

— C’est très juste. Ma nièce ressemble à Hélène Fourment.

— Cela ne me flatte guère, oncle Guillaume.

— Tu es difficile !

— Un Rubens, c’est bien vulgaire.

— Oh ! dit Claude, vous êtes une Flamande, ma chère Isabelle, bien que vous détestiez la Flandre et ses habitants. Les Rubens ont bien leur charme !… J’ajoute, pour vous consoler, que vous n’avez pas l’âme flamande, pas du tout. On voit que vous avez été élevée à Paris.

M. di Toma demanda ce qu’était l’âme flamande en général et celle de madame Van Coppenolle en particulier.

— L’âme flamande, dit Isabelle, c’est celle de ma belle-mère : un petit lumignon dans une énorme lanterne en verre épais. La mienne…

— C’est, repartit Claude, une bougie rose dans une lanterne en papier, très jolie et qui flotte au vent.

On rit. Isabelle ne se fâcha pas.

— Sans plaisanterie, reprit-elle, l’âme flamande est bien engagée dans la matière et elle est animée par l’amour du bien-être, l’amour de l’argent et l’amour de soi. Les personnes qui possèdent cette âme, quand elles sont du sexe féminin, s’enorgueillissent surtout de leurs qualités ménagères, de leur fécondité et de leur vertu. L’âme flamande loge dans le ventre, comme le voulaient les anciens, si j’en crois mon oncle Wallers.

La bonne madame Wallers hocha sa tête placide à bandeaux gris, et elle déclara ces plaisanteries fort inconvenantes.

— Pardon, ma tante ! dit Isabelle. J’accorde qu’il y a deux Flandres : la vôtre, qui est celle de Watteau, et l’autre, celle de Teniers, qui est aussi celle de ma belle-mère.

— Et celle de ton mari !

— Et celle de mon mari !

M. Meurisse, à qui déplaisait cette ironie, dit gravement :

— Vous devriez mentionner, au moins, les vertus de notre race. Flamands belges ou Flamands français, nous sommes cousins sinon frères et nous avons bien des tendances communes… Il est vrai que nous sommes lourds et positifs, un peu portés sur la… bouche, et que notre rire est épais… Nous n’avons rien d’aristocratique… Mais nous avons toujours défendu nos libertés ; notre histoire est glorieuse ; nous sommes sérieux, actifs, entreprenants. Notre département du Nord, à lui seul, paie le quart des impôts qui constituent le budget annuel de la France…

Cette révélation n’émut pas madame Van Coppenolle.

M. Meurisse ajouta :

— Et c’est chez nous que l’on trouve encore des familles chrétiennes et des femmes qui ont beaucoup d’enfants.

— Mais, chez nous aussi, dit Angelo, les femmes sont fécondes, trop fécondes. Nous peuplons la Tunisie et l’Argentine… Mon père était l’aîné de douze enfants.

— Je plains madame votre grand’mère, dit Isabelle, entre ses dents.

— J’ai eu trois frères et une sœur qui sont morts en bas âge. Il ne reste que Salvatore et moi.

M. Meurisse demanda qui était Salvatore.

— Mon frère… un sculpteur… un génie !

— Vraiment ?

— Oui, un génie ! répéta Angelo, avec emphase. Il a étudié avec notre illustre Gemito qui est fou… Mon frère, seul, pouvait l’intéresser à quelque chose de la sculpture… Dio mio !… cette folie, quel malheur !…

M. Wallers rappela que Gemito était un grand artiste, le plus original des sculpteurs italiens, et le plus sincère. Ses figurines, d’après les types populaires de Naples, ont leurs ancêtres directs dans les petits bronzes de Pompéi.

— Salvatore n’imite pas Gemito, mais il s’inspire des mêmes traditions, dit Angelo… C’est une grande misère pour nous qu’il n’ait pas de santé… Mais c’est un génie !… Et un cœur !… Il m’aime !… C’est terrible comme il m’aime !… Je suis son enfant…

— Vous demeurez ensemble ? dit madame Wallers, émue par cette explosion d’amour fraternel.

— Toujours ensemble, toujours… L’hiver, dans notre maison de Naples, et l’été, dans notre villa de Ravello qui est un héritage de famille, car nous ne sommes pas Napolitains d’origine ; nous sommes Amalfitains, des barons Atranelli…

Il ajouta, modestement :

— Noblesse déchue…

Wallers souriait :

— Le professeur Ercole di Toma ne m’avait pas révélé la haute origine de votre famille. C’était un homme simple.

— Et un brave homme ! fit Angelo avec chaleur… Disons la vérité : il était honteux de notre décadence et n’en parlait jamais qu’entre nous. Je le consolais : « Papa, l’art aussi est une noblesse !… »

— Vous avez raison.

— Mon père !… Ah ! que de bien il voulait à monsieur Wallers !… Il parlait de lui à tout le monde : « Le professeur Wallers ! quelle science ! quel cœur ! quelle génialité !… Dites, je vous prie, y a-t-il en Europe un savant comparable au professeur Wallers, mon illustre confrère ?… Allons, osez le dire !… » Et tout le monde répondait : « Vous êtes heureux, monsieur di Toma, d’être l’ami de Guillaume Wallers, et il est heureux d’avoir en vous un ami si chaud… » Pauvre homme ! Il vous aimait d’une manière extraordinaire !

Angelo prononça cet adjectif en ajoutant plusieurs r et en fixant sur son hôte un regard menaçant. Mais Guillaume Wallers connaissait cette mimique napolitaine. Il répondit :

— Moi aussi, cher monsieur, j’ai beaucoup estimé le professeur di Toma qui était un galant homme et un vrai savant.

Ainsi, tous deux, chacun à sa façon, avaient exprimé exactement la même pensée.

Angelo continua :

— Quand j’ai entrepris ce voyage, ma mère m’a dit : « Va porter au professeur Wallers la dernière pensée de ton père. » Et je me suis fait un devoir de m’arrêter à Pont-sur-Deule… On eût dit que je sentais, à l’avance, votre bonté… Et, quand vous êtes venu devant moi, dans la gare, je vous ai dit : « Ah ! faites-moi cette faveur !… Que je vous embrasse !… » Merci à Dieu ! moi, pauvre étranger, j’avais deviné en vous un second père…

La candeur de ce discours désarma l’ironie de Claude. Il pensa que l’Amalfitain — des barons Atranelli — devait être vaniteux, exubérant, mais bon diable. Évidemment, il n’avait aucun sentiment du ridicule. Il étalait ses affections de famille sans fausse honte.

On passa dans la salle à manger. Madame Wallers prit le bras du filateur et Marie celui d’Angelo.

À table, Claude dut s’asseoir près d’Isabelle, tandis que Marie était à l’autre bout, entre Wallers et M. di Toma.


À peine assis, il regretta d’être venu, la gorge serrée, l’estomac contracté, le cœur pesant et douloureux. Il n’avait pas faim. Tout et tous lui étaient insupportables.

Il regarda Marie avec rancune… Elle répondait par des monosyllabes aux phrases de son voisin ; elle était pensive, triste, pâlie par les nœuds roses de son corsage, et beaucoup moins belle que sa triomphante cousine, Claude en fut un peu consolé. Il aurait voulu que Marie devînt laide, pour que nul homme, excepté lui, ne la désirât.

Le dîner fut copieux, délicat, servi lentement, selon les traditions sacrées de la province. Wallers était orgueilleux de sa cave et disait la provenance et l’âge des vins. On parla de cuisine. Angelo montra une compétence singulière et donna la recette des anchois à la mie de pain et des aubergines farcies…

Madame Wallers se récria :

— Vous savez faire la cuisine !

— Naturellement… Je sais faire un peu de tout… Je peins, je gratte la mandoline, j’improvise des chansons, je mène un bateau, j’encadre mes toiles, et je raccommode, au besoin, mes habits, quand mon domestique me manque… Je sais aussi faire la femme de chambre…

— Comment ?

— Je boutonne les bottines et j’agrafe les corsages, sans me tromper…

Marie et madame Wallers parurent embarrassées. Isabelle éclata de rire. L’archéologue dit, avec bonhomie :

— Ce sont vos modèles qui vous ont enseigné cet art ?

— Eh ! certes…

Il riait franchement, de toutes ses dents solides, carrées, brillantes. Madame Van Coppenolle observa qu’il avait une très belle bouche, fine aux angles, ironique et voluptueuse. Les yeux splendides n’étaient pas langoureux bêtement. Ils étaient tour à tour rieurs et tendres, malicieux et ingénus. Ils exprimaient avec une sincérité amusante le plaisir qu’avait Angelo à vivre une belle soirée chez un homme illustre, auprès de jolies femmes.

Le naturel, qualité si rare et presque impossible dans les pays du Nord, où la religion et les mœurs tendent à comprimer les instincts et à restreindre leurs manifestations, le naturel était le plus grand charme d’Angelo. Sans doute, comme tous les Italiens, il devait avoir de la prudence, de la méfiance même et des arrière-pensées. Mais personne, vraiment, ne s’en apercevait, et lui même n’en avait plus conscience. Il vivait le présent avec une merveilleuse facilité. On eût dit qu’il connaissait les Wallers depuis toujours, tant il leur ouvrait aisément son âme. Pourtant, il ne disait rien qu’il pût regretter jamais d’avoir dit.

Quand on revint dans la bibliothèque, Marie offrit le café. Tous les hommes fumaient, avec la permission de madame Wallers… Le bel Angelo roulait une cigarette pour madame Van Coppenolle, M. Guillaume Wallers, à qui l’on permettait la pipe, s’était installé dans un vaste fauteuil. Il appela Angelo pour l’interroger sur son voyage.

— Quelle impression vous a faite notre France ?

— La France !… Oh ! belle, belle, élégante, surtout sympathique… Quelle finesse dans les nuages des paysages, dans les esprits, dans la langue même…

On ne put tirer de lui aucune réflexion critique, mais sans doute, il devait faire des réserves. Bien qu’il fût, chez les Wallers, comme un familier, il appréhendait que sa franchise ne compromît une amitié naissante. D’ailleurs cette franchise lui paraissait prématurée, grossière, inutile. Est-ce que les Wallers, arrivant à Naples, ne l’eussent pas accablé, lui, Napolitain, des compliments usités, classiques, sur la beauté de la ville ? Se fussent-ils plaints de la saleté, de la mauvaise odeur, de la friponnerie du peuple ?… Non. En personnes bien élevées, ils eussent attendu que le miel des douceurs fût épuisé, et que l’orgueil du fils de Naples eût été satisfait par l’habituel hommage.

— Et le Nord ? dit Marie. Il ne vous a pas déplu, avec ses plaines, ses villes ouvrières, ses charbonnages ?

— Oh ! très intéressant… J’aime les beffrois et les carillons, si poétiques ! Et les hôtels de ville et les musées… Van Eyck… Memling…

Il confondait la France et la Belgique, pour mieux louer. Et il dit que Pont-sur-Deule était une cité charmante.

— Allons donc ! fit madame Van Coppenolle, vous ne pouvez pas aimer ces pays-là sincèrement. Vous faites un grand effort d’imagination pour vous persuader qu’ils vous plaisent et que vous les comprenez. Cher monsieur, je ne suis pas bien savante, mais j’ai un peu voyagé, et je suis absolument sûre que, si le Midi fascine souvent l’homme du Nord, le Nord n’attire guère l’homme du Midi. Il faut être né en Hollande, en Allemagne ou en Angleterre pour y vivre avec plaisir, tandis qu’on voit des gens de toutes races se fixer, par choix, dans les pays méditerranéens.

Claude s’écria qu’il n’était pas un de ces hommes, et qu’il n’éprouvait aucun besoin de vivre « sous un ciel toujours bleu » qui incite à la jouissance et à la paresse. Et comme il était irrité et agacé, et qu’il commençait à prendre en grippe le bel Angelo di Toma, il ne mesura pas ses paroles en opposant l’activité disciplinée des gens du Nord à la misère, à l’incurie, à l’immoralité méridionales.

Angelo ne répondit pas. Il souriait toujours, mais il regardait Claude comme un gentilhomme peut regarder un rustre incivil, intempestif, ennuyeux, un seccatore. Guillaume Wallers interrompit Claude :

— Je ne suis pas suspect d’ingratitude filiale envers ma bonne Flandre, dit-il, en secouant la cendre de sa pipe. Et j’ai presque tous les défauts, sinon toutes les qualités de ma race. Mais j’ai vécu en Italie… Or, pour tout homme qui a reçu la culture gréco-latine, pour nous Français, surtout, celle terre est une seconde patrie. Vraiment, je ne m’y suis pas senti étranger… C’est peut-être, mon cher Claude, parce que je suis archéologue et non ingénieur, soit dit sans t’offenser, et sans prétendre établir une hiérarchie professionnelle… D’ailleurs, tu as le droit de penser que les ingénieurs rendent plus de service à la société que les archéologues…

— Voyons ! monsieur Wallers, vous vous moquez de moi !

— Ces comparaisons me semblent bien vaines. Chaque pays apporte un élément nécessaire à la civilisation, mais qui nous a donné la civilisation ? Elle est née, comme Vénus, de la Méditerranée, et c’est aux Grecs que tu dois les mathématiques. Les ingénieurs même sont tributaires de Pythagore et d’Euclide. Rome et l’Italie ont recueilli l’héritage grec, et la France après elles…

— Je n’en disconviens pas, dit Claude, mais cet héritage est dispersé maintenant dans tous les musées et dans toutes les bibliothèques du monde. Tout homme en peut prendre sa part, sans franchir les Alpes. Votre amour de l’Italie ne me surprend pas, parce que vous vivez dans le passé, pour le passé, et que les traces du passé, là-bas, vous fascinent… Vous ne regardez pas l’Italie de 1909 ! Elle ne vous intéresse pas…

— Pardon !… pardon !… Je ne suis pas uniquement attentif au passé, puisque je peux vivre à Pont-sur-Deule et m’intéresser au développement industriel de ma ville… J’insiste auprès du conseil municipal pour qu’on ne démolisse pas les vieilles maisons, pour qu’on ne débaptise point la rue au Chapel-de-roses, mais je ne suis pas offusqué par les cheminées des fabriques et les murs — d’ailleurs affreux — des ateliers. Notre petite ville est une bonne artisane, fière et laborieuse, qui s’habille de grosse laine, mais qui a du linge dans son armoire et de l’argent dans sa cassette… Si je vais en Italie, je peux trouver aussi des villes artisanes, commerçantes, industrieuses, dans la vallée du Pô… T’avouerai-je, mon cher Claude, que je préfère leurs sœurs de Grande-Grèce ou de Sicile, déesses mendiantes, princesses ruinées, ou belles filles toutes nues ; celles enfin qui ressemblent le moins possible à Pont-sur-Deule ? Elles me révèlent, ces païennes, ces voluptueuses, ce que tu n’as jamais senti : la douceur de vivre.

Claude répondit en riant :

— Elles vous démoralisent !

— Peut-être…

— Mon oncle, dit Isabelle, arrêtez-vous. Je crains des révélations qui troubleraient ma tante… Elle ne vous permettrait plus d’aller à Naples, tout seul.

— J’aurai Marie pour me rappeler à la sagesse.

— Tant pis ! Ce serait bien amusant que vous fissiez des folies !… Emmenez-moi. Je vous jure que personne ne saura rien.

Mais Wallers, avec une terreur comique, déclara qu’il ne se chargerait pas d’Isabelle.


Vers onze heures, le vieux Meurisse dit à Claude qu’ils pourraient bien reconduire M. di Toma jusqu’à son hôtel.

Le descendant des Atranelli n’avait aucune envie de se retirer. La politesse l’obligea pourtant d’accepter la compagnie du filateur et de Claude. Ce furent des adieux touchants. Angelo n’embrassa pas M. Wallers, mais il lui répéta qu’il le considérait « comme un second père ». Il dit aussi à madame Wallers que la signera di Toma lui serait à jamais reconnaissante d’avoir accueilli son enfant. Jamais orphelin, quittant sa famille adoptive pour une expédition dangereuse, ne fut plus ému qu’Angelo. Pourtant, il devait rester un jour encore à Pont-sur-Deule afin de visiter Sainte-Ursule, l’hôtel de ville et le petit musée municipal.

Il baisa la main de l’ « Infante » qu’il avait fort peu regardée, et lui exprima son immense plaisir de lui montrer bientôt la belle Naples. Et il insinua que madame Van Coppenolle serait aussi la bienvenue.

— Ma mère vous recevra toutes deux comme ses propres filles et vous aurez des chambres superbes, sur le golfe et sur le Vésuve. Je vous promènerai partout, je vous ferai voir des choses extraordinaires, la Naples que les étrangers ne connaissent pas. Et nous irons à Pompéi, à Salerne, à Ravello… Ah ! Ravello, quelle beauté ! Notre palais a encore un petit cloître plein de roses et de citronniers dont le parfum seul est une sympathie !…

— Eh bien, dit Isabelle, avec un soupir, vous réserverez vos chambres, votre palais et vos citronniers pour Marie. Moi, je rentre à Courtrai et je vous souhaite un bon voyage, car je ne vous reverrai plus.

Claude et Marie parlaient tout bas, au seuil de la porte, et l’on entendait Meurisse et Wallers qui riaient dans le vestibule.

Angelo murmura :

— Qu’est-ce qui vous rappelle à Courtrai ?

— Mon mari, mes enfants, ma belle-mère. Je ne suis pas libre, hélas !…

— N’importe ! Je vous reverrai… et peut-être… oui, pourquoi pas… en Italie ?… Vous n’avez qu’à dire : « Je veux ». Quel homme — même votre mari que je ne connais pas ! — résisterait à un ordre de cette belle bouche ?…

— Allons ! ne me détournez pas de mes devoirs !

Elle riait, un peu gênée par le regard d’Angelo.

— Vous ferez la cour à ma cousine, sans succès possible, car elle est vertueuse et elle n’aime que le bon Dieu !

— Est-ce que je pense à votre cousine ? dit-il, avec une sorte de brutalité qui flatta délicieusement Isabelle…

» Quand on vous a vue…

— Les Napolitains ont la mémoire courte et le cœur changeant.

— Je rêverai de vous… Ma pensée vous attirera. Vous serez forcée de venir…

— C’est peu probable.

Il reprit le ton câlin :

— À quelle heure partez-vous ?… Ne puis-je vous saluer à la gare ?

— J’ignore quel train je prendrai…

— J’irai à tous les trains.

— Et vos projets ?… le musée, Sainte-Ursule…

— Au diable les vieilleries gothiques !…

— Et mon oncle Wallers ?

— Je lui ferai dire que je suis malade…

— C’est ça ! vous lui conterez des blagues, à ce brave homme que vous aimez comme un second père.

— Certes, je l’aime…

— Prenez garde ! Voilà Marie…

Et, tout haut :

— Adieu, monsieur di Toma ! Charmée de vous connaître.