La Douceur mosane/Gueux

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Georges Thone (p. 17-18).


Gueux


Le parapet du quai, fait de granit rugueux,
bleuit, dans le soleil, son arête polie.
Car c’est l’endroit où, pour flâner, viennent les gueux
caresser de leur dos une pierre arrondie.

C’est là, tout près du banc où s’asseoient les plus vieux,
Que s’est tenu, depuis tout temps, l’aréopage,
Les coudes sur le mur, scrutant, de tous ses yeux
Qui passe… et brocardant chacun, à son passage.

Parfois, quand un toueur s’avance, dans un cri
Qui blesse la douceur du jour, ils se redressent.
Pas tous pourtant… le Zante ou bien le frère Henri
va dire qui s’en vient aux autres qui paressent.

Qu’il passe le toueur, qu’ils passent les chalands,
Qu’ils poursuivent, glissant, leur marche vagabonde !…
Qu’importe à tous ces gueux, narquois et nonchalants,
le monde tout entier, puisque, pour eux, le monde,

C’est cette eau… peut-il être au monde plus belle eau,
Où leur très simple vie, en riant, se reflète.
Est-il ailleurs, plus fier que le leur, un château
toits pareils à leurs toits d’ardoise violette ?

Est-il, dans l’univers, un pont plus adéquat
à leur humeur que celui-ci de pierre grise,
qui, comme eux, le dos rond, vieillot, béat et coi,
sous la brise somnole et de clarté se grise ?

Est-il d’autres rochers qui vaillent les rochers
Qui ferment, en aval, l’horizon vers Brumagne
et des cloches chantant comme dans leurs clochers
Qu’un carillon parfois, dans l’azur, accompagne ?

Un amont plus rempli de prunelliers plus blancs
Couverts d’un cèdre ainsi que d’une aigle éployée ?
Est-il en d’autres lieux de plus claire vallée
Où sur les coteaux verts neigea mieux le printemps ?