La Douleur/Chapitre XXVIII

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Texte établi par Maison de la bonne presse,  (p. 221-227).
CHAPITRE XXVIII




grande question sur la douleur

Cherchez un empire ici-bas plus sûrement fondé que celui de la douleur. L’homme a ébranlé bien des choses, mis fin à de puissants règnes, renversé de formidables lois ; il n’a rien pu contre l’empire de la douleur. Depuis six mille ans, il a tout essayé pour échapper à sa domination ; il a traversé les temps, quitté les lieux, passé sous de nombreuses civilisations : les temps et les civilisations ont été remplis de ses larmes, et ses larmes sont encore le tribut le plus sûr qu’il puisse offrir à l’avenir.

Roi de la nature, tu n’es donc pas le roi de la douleur ! Elle te reçoit encore aux portes de la vie et te dépose dans le berceau ; elle te conduit au dernier pas et te referme dans la tombe. Que dis-tu de sa fidélité ? Elle n’attend point que les eaux amères découlent des événements, elle en a d’avance placé les sources sur tout le chemin de la vie. Tu sais que tu es appelé à pleurer ton père, à pleurer ta mère, tes amis, souvent ta femme et tes propres enfants, en attendant que la mort vienne sécher tes larmes ! Car la mort, à ce point généreuse, a soin d’arriver quand la douleur n’a plus de prise sur toi.....

Telle est l’existence humaine. Si vous en convenez, comparons-la avec sa source, avec l’existence infinie ! Dieu peut-il créer un être pour qu’il pleure ? La douleur est une contradiction inouïe : l’être n’a que des habitudes de félicité. Si donc un fait aussi étrange se trouve dans l’œuvre de l’Infini, au cœur même de la création, ce doit être pour un motif d’une portée incalculable ! Dans l’être, la douleur ! le créé peut-il donc entraîner cette différence ?


Une chose encore. L’homme est, certes, étrangement mauvais, puisqu’il n’a fait le mal que par manque d’amour. Or, bien qu’il soit dur de le louer, sachons une fois ce que c’est que l’homme, cet être à qui Dieu dit : Mon Fils !

Au milieu de l’amour et des plénitudes du beau, Dieu agit dans un enivrement infini, et la plus inaccessible de ses perfections n’est que l’acte le plus simple de sa divine nature. Mais l’homme ? être, et séparé de l’infini ! âme, et privée du bonheur ! Puis, emporté loin de Dieu, dans les déserts du relatif, et laissé là au milieu de la nuit. La nature, qui, pour laisser voir sa beauté, lui demande un acte de génie, est sourde, muette, ingrate, et, conduisant le rôle jusqu’au bout, elle devient barbare, homicide dès qu’elle le surprend sans défense. Lui, sans témoin visible, pauvre ciron presque écrasé sous la douleur qu’il ne comprend pas, il a encore un regard pour chercher le beau, et une conscience qui tressaille en découvrant le bien ! Jamais il n’a vu Dieu, et il l’appelle..... il se lève..... et roule le rocher de la vertu pour arriver jusqu’à lui ! Oh ! l’homme, attiré par la Miséricorde, ne peut voir combien il est sublime. Dieu, au sein de la gloire, est en admiration devant ce que fait l’homme, au sein de la douleur. Infini !..... Infini !..... quel que soit ton concours, réjouis-toi si un seul homme, dans les ténèbres du fini, a su retrouver ton sentier !

Le christianisme nous a-t-il dit son dernier mot ? La grâce, il est vrai, couvant nos âmes sous ses ailes, les presse à tout instant d’éclore pour l’Infini. Leur mérite est d’aller, un bandeau sur les yeux, où elle les invite à se rendre. Et cependant, « si l’apôtre saint Paul, s’écrie Bossuet, a déclaré que le fidèle est un spectacle au monde et aux anges », nous pouvons ajouter qu’il devient sans doute un spectacle à Dieu même. Notre mérite n’a tant de prix à ses yeux que parce que l’homme y est pour quelque chose ; aussi Dieu voulut-il s’imposer la consigne de ne pas entrer dans le temps, du moins d’une façon visible, pour ne pas déflorer le mérite immense que recèle la foi.

Si les choses étaient telles qu’on les voit de la terre, Dieu lui-même serait découragé de la création. Des millions de sauvages, de criminels, de cœurs grossiers, d’hommes injustes et durs entrent-ils donc dans les chemins de la lumière ? Montons chez les plus civilisées des nations, la mortelle tiédeur de leurs âmes les mûrit-elle pour l’Infini ? C’est Dieu qui a créé le monde, et c’est lui qu’on aime le moins ! À peine voit-on quelques saints non douteux sur la route immortelle ; la multitude semble en dehors..... Où s’accomplit la création ?

Mais voit-on bien l’homme ici-bas ? La colonne d’air qui pèse sur le corps humain dérobe à l’œil les deux tiers de la force employée dans ses mouvements. Ainsi l’atmosphère que cette vie fait peser sur nos âmes dérobe la puissance que la plus faible d’entre elles déploierait tout à coup vers le bien, si elle était transportée près de l’Infini. Et celle qui grandit éprouve la pression de plus d’une atmosphère. En sorte que la volonté, ayant toujours le même obstacle, a toujours le même mérite ; mais la portée en est cachée. C’est pourquoi le moindre des hommes, qui semble ici-bas si petit, se verra tout à coup immense lorsque, par la résurrection, son âme éclatera dans l’Infini avec tous les efforts qu’elle a opérés en ce monde.

Qui donc a vu le poids que la vie fait peser ici-bas sur toute âme ? Si les hommes n’étaient pour Dieu que ce qu’ils nous paraissent, quelle joie recueillerait le Ciel ? Si l’âme, même indépendamment des mérites de Jésus-Christ, n’était pas plus en elle-même que ne le montre le temps. Dieu ne se serait-il pas décidé à retirer la création, pour empêcher la culpabilité de s’aggraver encore ?

Ah ! tant que le monde existe, affirmons, au nom du Dieu bon, que le fleuve des libertés roule encore à ses pieds sacrés les perles du mérite..... Car l’Évangile, nous annonçant la fin des temps, ajoute : « Et si le Seigneur n’eût abrégé ces jours, personne n’aurait été sauvé. » Ce qui nous fait comprendre que, jusqu’alors, la liberté humaine conservera une partie de la fécondité qui lui vient de la grâce. Croyons-en la création : il se passe quelque chose de beau !

Dirai-je enfin qu’il est un mot dans les langues, remarquable après celui de Dieu, et qu’on n’applique pas au ciel : ce mot fut inventé pour l’homme ! Le Sublime consiste dans la liberté aux prises avec la destinée, ou avec la lutte, par moment redoutable, que lui présentent les passions. Dieu est infini ; l’homme seul est sublime : car l’homme seul peut s’élever au-dessus de lui-même ! On n’est sublime que devant la douleur ou devant la mort : soit déjà lorsque l’acte du moi, perçant l’obstacle des forces étrangères, commence le miracle de la personnalité humaine, mais surtout lorsque le miracle s’achève, à l’heure où, arrivant de lutte en lutte sur les hauteurs de la conscience, la personnalité s’élance pour se donner à Dieu, lui offrant de la sorte, en elle, comme une image de l’Infini !! L’homme n’est sublime que parce que Dieu peut l’admirer.....