La Douleur (Blanc de Saint-Bonnet)/Chapitre XXIX

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Texte établi par Maison de la bonne presse,  (p. 229-238).
CHAPITRE XXIX




une idée sur le grand problème

Toute âme a son secret qu’elle veut révéler.

Harmonie XI.

N’a-t-on point observé une chose grave ? c’est que non seulement la douleur se présente comme une contradiction, mais qu’elle semble encore hors de proportion avec l’homme. Si Dieu voulait, il ne faudrait qu’une douleur pour purifier un être, qu’une douleur pour qu’il renonce à lui ! Qu’elle éclate aujourd’hui dans une âme, qu’elle l’ait renouvelée dans un élan d’abnégation, il semble que tout est achevé. Mais voilà que demain la douleur revient, et elle revient avec les trois cents jours de l’année, et avec toutes les années de la vie. L’amertume coule sans fin, débordant au loin l’existence. Et, du faîte de ses destinées, l’homme aperçoit sa vie comme un faible point ballotté sur l’immense océan des douleurs. L’homme est tellement convié à souffrir qu’un poète ne craint pas de le rappeler « à cette partie de lui-même où gît toute sa force, à savoir : la douleur ».

La remarque faite ici pour la douleur est à faire pour la liberté, dont les efforts se trouvent également dans une inexplicable disproportion avec la débilité de l’homme. Un seul acte de pleine et entière liberté ne pouvait-il suffire à fixer la responsabilité dans un être ? C’est ce qui eut lieu pour les anges, puisque la succession fut à peine ouverte devant eux, et qu’ils n’en furent pas moins fixés dans une direction irrévocable. Et, pour Adam, le fait est bien plus frappant encore, puisqu’un seul acte décida du sort de sa race entière.

Que l’homme donc soit mis une fois à l’épreuve, et qu’une fois il en sorte victorieux, n’a-t-il pas décidé de la direction de son âme et du choix de son cœur ? Mais voilà qu’aussitôt l’épreuve reparaît ; et elle reparaît à tous les instants de la vie. Sans doute, l’homme fit peu pour fixer en lui la plante du mérite ; mais s’il fit ce que lui demandait l’Infini ! Alors, à quoi bon le refaire ? Cependant la fertile épreuve se multiplie sans fin, dépassant mille fois la valeur de la vie. À chaque pas, l’homme dépose le socle d’une responsabilité nouvelle, et, à l’extrémité de la carrière, il n’aperçoit que lui, dans l’immense plage, pour prendre place sur tant de constructions.....

Pourquoi la liberté recommence-t-elle toujours, et pourquoi la douleur ne finit-elle jamais ? Puis-je dire que mon cœur, une fois rempli par l’amertume, ne s’en remplira plus ? La mer passe sur l’éponge gonflée sans y ajouter une goutte, et mon cœur se sèche de lui-même pour mieux être encore inondé ! Puis-je dire que ma liberté, s’abattant sous l’épreuve, ne se lèvera plus ? Le burin tombe en poussière avec le roc qu’il veut percer, et ma liberté se reforme elle-même pour mieux recommencer ! Que je regarde au dehors, que je regarde au dedans, partout l’immensité de l’effort et de la douleur.

Sur une telle disproportion dans l’homme, émettons une simple vue :


L’homme aurait-il autant de grandeur, s’il n’était chargé que de son propre poids ? La liberté, cette énorme puissance confiée à un être si frêle, pourrait-elle ne servir qu’à celui qui l’exerce ? La douleur, cette épreuve aussi redoutable à l’être que le néant, pourrait-elle ne profiter qu’à celui qui la porte ? L’Église ne nous a-t-elle pas appris que, par la sublime loi de la Communion des saints, la communication des biens spirituels est établie entre toutes les âmes qui travaillent encore sur la terre, celles qui règnent dans le Ciel, et celles qui se purifient dans le Purgatoire ? Nous communiquons avec les âmes qui règnent dans le Ciel en ce que, ayant égard à nos prières, elles intercèdent pour nous auprès de Dieu et nous font participer à leurs mérites. Nous communiquons avec les âmes qui se purifient dans le Purgatoire en ce que, leur appliquant nos prières, nous les soulageons par nos bonnes œuvres et les faisons participer à nos mérites.

Ce dogme, sur lequel reposent la force de ceux qui vivent et l’espoir de ceux qui meurent, ce Dogme qui lie le Ciel à la terre, et la terre aux lieux définitifs de l’expiation, tire lui-même sa force de notre liberté. Alors ces trois hommes, l’homme triomphant, l’homme militant et l’homme souffrant, forment comme un seul être dont un pied est déjà dans le Ciel. À la lumière de l’Infini, tous les hommes redeviennent les membres les uns des autres. Les mérites de chacun se répandent sur tous, dans ce mystérieux corps, par le canal de la réversibilité, véritable rétablissement de la circulation du sang de l’homme. Mais une aussi merveilleuse réversibilité, où pourrait-elle prendre sa source, si ce n’est dans une unité plus merveilleuse encore ? unité et solidarité de l’essence créée dont notre raison ne saura jamais comprendre l’étonnant mystère en ce monde.


Là n’est point toute l’idée. Il faut chercher encore pourquoi l’homme est sublime. Il faut trouver les racines ontologiques de l’antique et inébranlable doctrine des œuvres surabondantes : Operum supererogationis. Une telle pensée, apportée par l’Église, ne sortit pas en vain des tendresses inspirées de la Foi !



Des mondes innombrables circulent au-dessus de nos têtes, des créatures innombrables doivent les habiter, et toutes ne forment qu’une création au sein de l’Infini. Dans la nature, on ne voit qu’une loi ; les êtres sont placés aux différents degrés de cette loi, et au sommet de l’échelle se trouve l’être qui les complète et qui explique toute la loi.

Or, comme l’univers physique, avec ses myriades d’étoiles éclairant peut-être autant de globes habités, se rattache, de système en système solaire, à un centre qui détermine tout, que savons-nous si le monde moral, avec ses myriades d’êtres placés dans le sentier de la création, ne se rattache pas, de race en race d’âmes, à une seule race qui décide de tout ? De même que, par leur unité d’être et par la Communion des saints, une solidarité intime réunit tous les hommes qui ont habité ce globe, que savons-nous si une solidarité universelle n’existe pas entre toutes les créatures intelligentes répandues sur les globes, à cette fin que l’homme, être central, soit chargé, dans des proportions ignorées, du don prodigieux de la liberté ?..... Et toute la création porterait sur lui !.....

« Dans le ciel de la paix, dit le Dante, se meut une essence dont la vertu renferme l’être de tout ce que l’être lui-même contient. Le ciel suivant, qui a tant d’étoiles, distribue cette essence entre diverses substances, d’elle distinctes et en elle contenues. Les autres cieux disposent de diverses manières les substances distinctes qu’ils possèdent. » Quelle unité s’annonce au sein d’une variété si heureuse !

D’abord, cette liberté est quelque chose de si redoutable, que l’Éternel peut bien avoir créé une race tout exprès pour en porter le terrible fardeau ! Le principe ontologique de l’homme semble être aussi un principe cosmogonique, fondé sur l’unité et la réversibilité universelle d’une même création au sein de Dieu. La liberté, cette merveille du relatif, paraîtrait comme l’axe de la création entière !

Et, ensuite, la douleur est quelque chose de si insigne, qu’elle imprime un caractère sacré à tout ce qu’elle touche. Le saint, cet être fondu avec la douleur, n’est-il pas le vrai but, le chef-d’œuvre complet de la mission terrestre ? Seul parmi nous il touche aux sceaux de l’Infini et pose le cachet du miracle ! Et le martyr ? cette âme ne serait-elle que pour son holocauste ? L’homme, ce monarque de la douleur, apparaît comme le grand prêtre de l’Église immense des esprits !

Les êtres innombrables qui remplissent les cercles majestueux de la création seraient créés dans la beauté et la constante douceur du bien, attendant que, sorti du même sein, l’être armé d’une liberté si grande vînt obtenir, par la réversibilité, l’héritage promis à leurs légions innocentes, comme les pères et les mères méritent pour leurs descendants, comme notre religieuse loi invite les vivants à expier pour les âmes qui traversent les lieux du Purgatoire. Et tous les êtres spirituels, ayant été divisés pour aimer, seraient répartis dans l’espace et le temps, afin de recomposer un jour la magnifique unité de l’octave éternel ; et l’univers entier serait attentif à ce qui se passe sur cette terre, lieu sacré du combat ; et l’homme, cette créature cosmogonique, serait comme le nœud de toute la création..... Voilà donc pourquoi le mystère de la Rédemption se serait accompli sur la terre ?

Qui n’a pas entendu le grand début de la Genèse : « Au commencement. Dieu créa le ciel, et la terre ? » Il n’est pas dit d’une manière générale que Dieu créa tout l’ensemble à la fois, mais le ciel, puis la terre, comme si elle entrait ici en équilibre avec la totalité du ciel. Car, c’est après que Dieu eut fait la terre qu’il créa les étoiles et les deux grands corps lumineux, « afin, nous dit encore la Bible, qu’ils éclairent la terre ».


Il était difficile de considérer une existence aussi surprenante que celle de l’homme, sans pressentir que des prérogatives d’un ordre incommensurable devaient s’y rattacher !