La Douleur (Blanc de Saint-Bonnet)/Chapitre X

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CHAPITRE X




le travail applique la douleur aux différents états des âmes


LES POSITIONS DE LA VIE

Suivons encore la douleur, et nous découvrirons peu à peu les colonnes qui portent le monde moral.

Dieu, qui crée l’homme à son image, n’est pas un producteur d’apparences, mais bien le créateur de l’être. Lui, Dieu vivant, lui, Infini, il a fait selon ce qu’il est lui-même. L’homme a reçu une vraie substance ; il a son commencement, il a sa causalité. Mais comme il ne peut y avoir qu’un Infini, cette création se trouve nécessairement placée en dehors des données absolues. Les êtres libres sont semés dans le champ de l’existence relative et réparable. S’ils n’avaient pas été soustraits aux lois de l’Absolu, leur premier acte devenant irrévocable, ces êtres auraient d’un seul coup perdu le bénéfice de leur libre arbitre. La liberté devait entrer dans le temps successif, dans le domaine du révocable.

Or, le propre des êtres libres est de ne point se ressembler. L’empire de la liberté est celui d’une variété indéfinie. Si la vie nous traitait tous de même, elle ne serait que pour un seul. Les situations qu’elle offrira seront, au contraire, innombrables. Et là se reconnaît le noble champ des êtres libres !

Il ne faut pas oublier que les âmes partent de ce monde. Là est cette plage du temps où les innombrables libertés vont éclore, se lever, et se mettre en marche, pour la première fois. Là, toutes allant selon leur pas, les unes lentement, les autres d’un élan plus rapide, elles vont s’échelonner et se distribuer, suivant leurs efforts, sur les zones diverses du monde moral. Les êtres libres s’élèvent ou s’abaissent comme des instincts dans leur cœur.....

Car toute âme commence à s’aimer sur un point ; de ce point même part l’égoïsme qu’elle est appelée à détruire. De là, autant de sortes de caractères dans les âmes qu’il peut y avoir de degrés dans l’échelle infinie de l’amour. C’est cette diversité de degrés qui produit ici-bas une hiérarchie extérieure.

Ainsi, sur les zones diverses de la peine, voyons-nous les civilisations s’échelonner : depuis les habitants des déserts et les peuplades barbares jusqu’aux nations les plus avancées ; et, dans le sein d’un même peuple, depuis l’âme inculte encore de l’homme luttant contre les éléments, jusqu’au cœur ému du poète ou de la vierge consacrée à Dieu.

Certes, l’ardeur et la paresse, la magnanimité et l’injustice,la vaillance et la pusillanimité, la bienfaisance et l’avarice, la noblesse et la vénalité ne peuvent recevoir le même traitement dans la vie.

Il faudrait ne pas voir la construction de ce monde pour n’en pas être saisi d’admiration ! Comment se fait-il, par exemple, qu’il y ait des objets pour éprouver ou exciter l’orgueil, la luxure, l’avarice, l’envie, la gourmandise, la colère, la paresse ? Par quel prodige les choses se trouvent-elles en corrélation avec les états de notre âme ?

Arrivant en ce monde pour y grandir à l’aide de toutes ses épreuves, elle a besoin d’y rencontrer une occasion pour chacune d’elles. Notre égoïsme ayant plusieurs degrés, et de là plusieurs caractères, suivant la manière dont il se met à s’aimer, il faut que sur chacun de ces degrés notre être passe par l’épreuve. C’est pourquoi nos péchés sont énormes, car ils dénotent tous un arrêt dans le cœur. Chacun d’eux présente un obstacle prévu, et l’on sait que notre âme s’arrête au point où elle commence à s’aimer : eh bien ! c’est en vue de ce point que sa position lui est donnée dans la vie. Pour prendre son vol vers l’Infini, elle rompra l’attache par où se fixait l’égoïsme !

Dieu a rendu la vie accessible à toutes les âmes. L’égalité ne se fût mise qu’à la portée d’une seule. Dans leur développement, les unes se seraient élevées au-dessus, les autres seraient tombées au-dessous de ce tyrannique niveau. Les libertés détruisent d’elles-mêmes leur égalité d’origine. Or il faut que la vie puisse les recevoir toutes. Celles qui ont rejeté une épreuve plus spirituelle sont remises à une épreuve inférieure. C’est ainsi qu’il y a des épreuves à tous les degrés offerts par nos instincts, avant de passer à celles qui se rapportent à l’esprit. La douleur sait s’adapter à toutes les mesures.

Car, selon que les âmes se placent sur un cercle plus ou moins élevé, le genre et l’intensité de l’épreuve diffèrent. Le travail revêt autant de caractères que la liberté a de formes ; il crée autant de sortes de positions dans la vie qu’il y a de sortes d’instincts à détruire ou de sentiments à cultiver dans les âmes. Et d’abord, nos cœurs demandent à être attendris : or, à l’un il faut les plus longues douleurs ; à l’autre, la contemplation fera venir les larmes. Nos volontés demandent à être développées : or, à l’une il faut l’emploi des plus grands leviers ; il suffira pour l’autre d’être remise à elle-même.

Dans sa loi, le travail a tout prévu. Où la liberté morale n’est qu’en germe, il se condensera ; où elle étend ses ailes, il se raréfiera. La peine sait se retirer ou s’accumuler où il le faut. Et il n’est pas jusqu’à la triste phalange de ces hommes que notre loi condamne aux travaux forcés, dont les volontés, aux prises avec de plus lourdes peines, ne reçoivent le traitement qui leur est devenu nécessaire. Car leur paresse et leur orgueil les ont conduits presque à l’état des brutes.

Ici, pour tirer la volonté de son rude égoïsme, on ajoute la force : le dernier levier est en œuvre ! Les hommes qui, parmi nous, ne sont point encore abordables à la justice, rendent donc nécessaire à leur égard ce traitement de l’esclave, que réclama, il faut le croire, l’état des foules pendant quatre mille ans. Ô liberté ! que tes commencements sont pénibles ! Dieu seul possédait le principe et les fins..... Il a donné ce qu’il pouvait donner à une substance finie ! Peut-on oublier ces mots de saint Paul : « Dieu, qui est le père des esprits, les châtie pour leur bien, afin de les rendre un jour participants de sa sainteté. »

Le travail ne devait pas seulement étendre la loi de la douleur sur la surface du genre humain ; il fallait que, de la sorte, il la répartît et l’appropriât aux divers besoins des individus. Il fallait qu’il se divisât selon ses différents éléments, pour appliquer chacun d’eux à la vertu spéciale qu’il provoque. Le temps aussi a ses zones pour l’échelonnement des âmes !


Espérer parmi nous que tous les hommes seront égaux, ce serait croire qu’on a découvert le moyen d’étouffer notre liberté. Comment empêcher les hommes vertueux et les hommes de bien, les hommes de travail et d’économie de s’élever au-dessus des âmes molles et indifférentes ? Cette terrible inégalité s’accroît encore par l’effet des générations, toujours propres à se transmettre les doubles aptitudes du corps et de l’esprit. Inviolables en raison des efforts qu’elles ont coûtés, ces aptitudes acquises s’incorporent volontiers aux familles et tendent à former des races supérieures et aristocratiques.

L’âme élevée tend à produire, par le sang et par l’éducation, une postérité qui cherche à s’élever encore. Toute vertu reparaît, à chaque printemps, prête à refleurir sur sa tige ; et tout vice attend qu’une volonté contraire l’ait réduit. En transmettant leur fortune et leur sang, les hommes transmettent certains commencements de leur âme : l’éducation et les exemples, font le reste. L’état dans lequel naît chacun de nous ne révèle que trop sa vraie généalogie ! Ainsi, la liberté fait disparaître toute égalité sur la terre, et la fraternité, c’est-à-dire la charité, loin d’être leur corollaire, vient à propos mettre la paix entre les deux.