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La Douleur (Blanc de Saint-Bonnet)/Chapitre XI

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CHAPITRE XI




légitimité des rangs et des positions dans la vie

Les hommes naissent dans les positions les plus avantageuses à leur formation. Au besoin, ils savent y venir d’eux-mêmes. Ce monde est un miraculeux atelier, où le travail se dispense suivant l'état et la nature de notre liberté. Les professions diminuent d’intensité suivant ce que l’âme possède. D’un genre d’efforts les générations d’âmes passent à un autre suivant le côté qui s’est formé en elles. De là les positions diverses de la vie.

La Société offre l’échelle toute faite. Les uns s’élèvent parce qu’ils doivent s’élever ; les autres redescendent parce qu’ils doivent être de nouveau abaissés. Les âmes tombent d’elles-mêmes à leur place. Le propre poids de leur orgueil et de leur faiblesse leur fait toujours toucher terre au point d’où elles devront repartir. Souvent la grossièreté des organes indique la marge qui reste encore devant une âme.

Il faut bien le savoir : dès qu’ici-bas l’homme a quelque avantage, il en profite pour son orgueil. C’est pourquoi il n’y a de possible, qu’un si petit nombre de positions élevées. La surprenante quantité des situations pénibles de la vie, et l’universalité des conditions inférieures, montrent l’état du plus grand nombre des âmes. L’ordre économique est bien plus exactement encore l’ordre psychologique du monde !

Mais une telle hiérarchie ne dépasse pas cette terre. Car souvent ce qui y paraît inférieur pourrait être élevé, et ce qui y semble élevé peut aussi ne pas l’être. L’important est que chaque position offre les conditions du développement d’une âme ; non que les âmes aient plusieurs natures, mais elles ont plusieurs états. Toutefois, les plus élevées ne conservent leur rang que si elles se maintiennent décidément dans l’esprit de sacrifice, de douceur et d’humilité. Car en entrant dans l’esprit de pauvreté, elles sont dans la voie souveraine. Dieu tend déjà les bras aux âmes qui ne craignent pas de voir doubler pour elles le fardeau qu’impose la vie.


Il y a sur la terre une hiérarchie, parce qu’à l’aide de l’exemple et de l’éducation, les familles sages peuvent souvent transmettre, avec leurs biens, quelque chose de la liberté morale qu’elles ont su atteindre. L’état physiologique lui-même est un vase précieux pour l’âme ; il faut que la civilisation s’amasse au lieu de se perdre à chaque génération ; et, de cette manière, toute race comme toute nation peut grandir. Le progrès ne s’appuie que sur cette solidarité. De là vient la valeur des noms, parce qu’ils qualifient les familles. Comment empêcher la liberté qui s’édifie et se maintient d’élever une race ? On ne verra pas plus la Noblesse disparaître dans la société humaine, que les races dans l’humanité, ou que le libre arbitre en nos âmes.

Dans la race, fruit de la liberté, et dans son rejeton, la famille, le développement acquis par les âmes des ancêtres donne ordinairement, avec les organes, le point de départ aux âmes de leurs descendants. C’est cette loi qui fait que nos enfants ne sont pas tout à fait comme ceux des sauvages. « N’y a-t-il pas toute apparence, disait Socrate, que les meilleures natures se trouvent dans les hommes d’une grande naissance ? » Le mot naissance, contre lequel se révolte la liberté individuelle, n’exprime que le fait même de notre liberté acquise. Et voilà pourquoi nous tenons à nos pères par un lien sacré. Voilà pourquoi tout homme reçoit son nom ; il ne saurait pas plus le répudier que le sang qui lui vient de sa famille.

Toutefois, cette inégalité, issue de notre liberté, ne touche en rien au mérite absolu. Car Dieu, qui ne fait pas acception des personnes, ne considère pas uniquement le point où l’on est arrivé, mais celui d’où l’on est parti ; et saint Paul nous annonce que chacun ne sera jugé que sur la loi qu’il a connue. C’est la réversibilité, sans doute, qui élève ensuite une foule d’âmes au niveau exigé pour les saints.

La plus grande difficulté ne serait pas de mettre les biens à la portée de la foule, mais de les lui faire conserver. Pour maintenir debout le capital, il faut l’avoir construit ; on ne possède que ce qu’on a créé une fois, et que l’on a épargné mille. Si les âmes tombent dans la paresse et dans le vice, les familles et les biens tomberont. C’est en vain que la Révolution prétend faire passer dans l’ordre économique l’égalité native de l’homme devant Dieu. Il ne se fera aucune révolution dans le travail ; il restera le grand levier du genre humain.

Le travail ne pourrait diminuer sur la terre que par un accroissement de capital, c’est-à-dire de liberté acquise par la modération dans les jouissances. L’homme qui rompt les fers de l’orgueil et de la paresse est attendu dans les champs libres de l’esprit. Les sociétés peuvent changer par force, mais la loi sur laquelle la société repose ne changera jamais. Si la Rédemption pénétrait dans toutes les âmes, il se ferait cette révolution magnifique que les classes inférieures, au lieu d’être les plus nombreuses, le deviendraient de moins en moins dans cette grande progression de l’échelonnement des âmes. L’ordre économique n’est que l’établissement des divers cercles de l’épreuve dont chacun de nous a besoin.

Avons-nous regardé de près dans les âmes rigoureusement condamnées au travail ? Quel repaire incroyable de présomption ! Approchez, dites une parole, vous les verrez bourdonnant d’orgueil. Le sauvage et le barbare se trouvent précisément dans cet état. L’orgueil est au commencement de l’être créé. Les âmes grossières ne sont que celles où il occupe encore le premier rang. C’est pourquoi elles sont toujours prêtes à blesser, à vous jeter leur égoïsme à la face.

Observez-les entre elles ! comme un seul mot tombé sur ces faibles esprits les fait aussitôt éclater ; comme le moindre succès chez ces pauvres hommes les enfle au-dessus des rivaux ; comme le plus petit gain leur fait croire que le travail des bras n’est plus pour eux ; comme la ruine suit tous leurs pas ! Imaginez là une tête qui, sans tourner, puisse être élevée aux honneurs ; un cœur qui, sans se dissoudre, puisse avoir l’or autour de lui ; un homme enfin pour qui la sévère loi puisse être abrogée un seul jour !

Ôtez le travail, ôtez la faim qui le provoque, et essayez de concevoir l’homme sur la terre ! La rigueur même de notre loi prouve combien il est difficile d’élever le créé par la voie du mérite.


Si Dieu avait mis un peu plus d’amour dans la création, il l’aurait perdue..... Adam même fut, par la Chute, amené à se recommencer ! Aujourd’hui encore, le moindre inconvénient de gâter un enfant est d’en faire un homme inférieur. Des pères ont rassemblé une grande fortune ; des enfants élevés dans les soins la mangeront. La fortune tombe des doigts qu’elle a ramollis. La vie n’est faite que pour offrir la lutte au libre arbitre et déployer les mérites de la personne.

Dieu évite avec soin de placer les âmes dans des positions où leur amour-propre ne saurait point se contenir. On reconnaît l’impossibilité où il est d’élever une multitude d’hommes, quand on en trouve si peu chez qui le moindre changement ne ferait pas éclater un orgueil que jusqu’alors ils ont pu modérer. Il faut voir de près la vie. Une qualité vraiment dépouillée d’orgueil est très rare. Voulons-nous savoir si un homme la possède ? supposons-le tout à coup à un rang supérieur, et rendons-nous ce compte que rien ne saurait s’enfler sur aucun côté de son âme.