La Douleur (Blanc de Saint-Bonnet)/Chapitre XV

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Texte établi par Maison de la bonne presse,  (p. 119-127).
CHAPITRE XV




la douleur équilibre pour le ciel le cœur et la volonté

Ne pensons pas que la douleur ne vienne sur la terre que pour donner son résolvant au mal. Elle y est aussi appelée pour apporter son multiplicateur au bien. Nous la verrons oublier la pénible réduction du méchant pour s’occuper de la sainte progression des bons. Que le juste ne s’étonne point des nombreuses visites de la douleur. On la voit souvent obligée d’entrer chez lui pour rétablir l’équilibre entre les deux pôles précieux de son être : la personnalité et l’amour !

La douleur veut s’adresser à ces personnes dont le cœur expire de douceur et de sensibilité : elle accourt pour leur faire obtenir par l’effort une personnalité proportionnée à leur amour. Les êtres les plus sensibles seront particulièrement atteints ; il faut bien qu’elle en fasse des saints ! C’est ce qui explique pourquoi beaucoup de femmes ont tant souffert.

La douleur s’adresse également à ces hommes dont le caractère est plein de grandeur et de fermeté : elle vient pour dire aux larmes d’arroser les racines d’un amour qui doit grandir autant que leur personnalité. C’est pourquoi on voit presque tous les grands hommes rappelés un jour par les obligations de la douleur.

La douleur sait, en tombant sur un cœur attendri, y fortifier une volonté que la bonté empêchait de croître ; et, en tombant sur une personnalité altière, y adoucir un cœur que la fermeté empêchait de s’ouvrir. Êtes-vous doux ? elle vous rend forts ; êtes-vous forts ? il faut bien qu’elle vous rende doux !

Quelle lame à deux tranchants ! Dirons-nous qu’elle ne fut pas faite en vue de la nature humaine ?..... Placée dans l’intérieur de notre être, la douleur proportionne, d’après le plan divin, le cœur et la volonté.

Au fond nous ne saurions valoir que ce que notre âme vaut devant Dieu. C’est à son jugement que l’on peut distinguer nos vertus réelles ; et tel qui semble grand peut n’être encore que fort peu au-dessus du néant. Dieu, qui voit les âmes, dépêche la douleur auprès d’elles, pour les contraindre à s’élever, puis à se rapprocher de cette perfection qui sera la mesure de leur félicité sans fin.


Qui voit comment son âme est faite ? Qui sait où son égoïsme est fixé ? qui sait où se tient son amour ? Souvent l’endroit le plus parfait et le plus délicat du cœur est celui où l’humilité pénétrait seule. Ou bien, par la vieille habitude d’un vice, on perd de vue la plus grosse méchanceté de son âme. La douleur seule nous trouve. Tout homme est fait comme sa douleur.....

Qui remplacerait en lui cet ouvrier invisible ? On est toujours étonné plus tard que la douleur ait visé si juste. Puis, aussitôt que le cœur s’arrête, la douleur le remet en marche. Dans les âmes que Dieu veut rendre parfaites, il faut qu’elle ait passé partout. À chaque pas, sur sa trace, elle laisse une abnégation. Ô vous qui désirez l’amour, laissez Dieu mener votre âme par où il faut !

Lorsqu’on a longtemps souffert, on est un jour surpris de ne plus retrouver tout son égoïsme. Le raisin qui n’est pas mis sous le pressoir pour donner son vin pourrit ou se dessèche. La douleur use et renouvelle le moi plus rapidement que la vie. Après de longues douleurs, l’homme empressé de visiter son âme trouve ses plus gros vices abattus. Telle que le burin sur le tour, vous la verrez constamment se placer sur les côtés les plus saillants. À la place d’une forte passion, d’une excroissance de l’orgueil, elle fait alors naître une fleur ! O vous qui cherchez la beauté, laissez Dieu former pour votre âme la couronne qu’il lui prépare !


Tout en croissant sur sa tige de liberté, la noble plante spirituelle ne se déformera point ; la douleur vient pour la découper suivant des proportions immortelles. Prenons-nous trop de fermeté ? Dieu nous en retirera pour que nous restions dans les limites de notre amour. Nous remplissons-nous trop d’amour ? Dieu nous en reprendra pour qu’il reste contenu dans notre pouvoir. Seuls les insensés semblent manqués par la douleur.....

Souvent l’homme trop ferme a besoin d’être attendri par le Ciel. La volonté ne fait que l’homme, et l’homme s’élèverait dans son orgueil. Il faut que notre cœur s’ouvre proportionnellement à la source impersonnelle. Tel croit aller en arrière qui travaille le plus pour avancer. C’est ce qui arrive en dehors de la grâce sensible ou dans la voie de l’abandon. La volonté privée de cœur s’érige en haine. Il n’y a pas toujours assez d’ampleur dans l’âme pour que l’activité laisse la place à la bonté.

L’intelligence ne fait pas le grand homme ; et la volonté d’un grand homme ne fait qu’un entêté de celui dont l’intelligence est étroite. Pour posséder un esprit vaste, il faut s’être humilié devant bien des faits ; et pour penser à tout, il faut avoir successivement tout aimé. Seul un grand amour a pu retenir l’âme suffisamment sur chaque objet. Jamais le bon sens ne sortit d’un cœur étroit. Livrez-vous aux esprits mesquins, vous ne tarderez pas à souffrir d’un tel défaut de leur cœur.

Comprenons l’importance de l’équilibre entre le cœur et la volonté. La méchanceté n’est qu’une persistance de la volonté sur un point où le cœur devait prévaloir ; la faiblesse, qu’une inaction du cœur lorsque c’était à la volonté de marcher. La lâcheté habite au fond de ces cœurs mous où le vouloir est submergé. Ne nous plaignons donc pas si la douleur ravit un bien à notre personnalité pour le donner à notre cœur ; ou si elle dérobe adroitement à notre cœur pour ajouter à notre personnalité..... Vous voyez bien que tout se fait pour nous !


L’âme sera parfaitement belle pour les Cieux, Au sein de l’Infini, à quoi servirait tant d’amour languissant, s’il ne pouvait être contenu dans notre personnalité, ou une si grande personnalité, si elle ne pouvait être remplie de notre amour ? Il faut que les formes célestes de la personne soient prises par l’amour ; il faut que la vie de l’amour brille sous les formes de la personne, comme la joie dans le regard. Ainsi le veut l’Artiste divin.

Cette beauté de proportion dans l’âme cache sans doute des conditions d’immortalité. Un système d’organes ne peut se développer aux dépens de l’autre sans les mettre tous deux en péril. Il importe de donner toute sa solidité à l’amour ; l’âme ne peut s’agrandir pour mourir. Comme le beau, comme la poésie, l’âme n’est ici-bas que de l’Infini constitué. Or, l’amour solide, c’est la vertu. Aussi la Foi demande-t-elle constamment la pratique. Dans la pratique est à la fois l’amour, qui a voulu, et la force, qui a pu. La pratique, c’est la perfection. Il ne faut être ni mou, ni béat ; il faut plaire au Dieu vivant !

L’homme n’est qu’un peu d’argile, et pour trouver sa forme, il se mettra dans les mains de celui qui créa le ciel et la terre. Un moment de tribulation, suivant saint Paul, met en nous un poids immense de gloire. On nous le dit : Vous ne serez pas longtemps ici dans le travail, attendez un peu, car la mort sera détruite. Tout ce qui passe avec le temps est peu, mais ce n’est pas peu de gagner le royaume de la joie éternelle. Pour le posséder, c’est-à-dire pour entrer en Dieu, il faut sortir de nous-mêmes ; or, on n’arrive pas à ce renoncement sans souffrir. Mais la croix mène droit à la Gloire.....

Cependant ceux qui souffrent se verraient peu à peu dépérir au sein de l’illusion, s’ils s’en tenaient à la pure contemplation de ces vies consolantes. L’homme est bien moins souffrant dans sa pensée que dans son cœur ; et c’est en vain que la lumière viendrait réjouir l’une, si la pratique, mère de la force et bientôt de la joie, ne venait pas en aide à l’autre. Au reste, comment séparer la douleur de la prière, la main qui porte le fer dans la plaie de celle qui le retire ? Comment, aussi, parcourir ce Chemin de la croix qu’on surnomme la vie sans appeler à soi la Mère des douleurs, elle qui, dans ce trajet, ne voulut pas laisser seul même son divin Fils ?.... Sans le secours d’En-Haut, combien tout est vide et désert, combien tout est dur en ce monde !

Nous ne possédons plus assez Dieu : telle est la cause de nos souffrances et l’origine de nos malheurs. Enfant de Dieu, fait pour Dieu, animé et éclairé de Dieu, vivant de Dieu et créé pour trouver un jour une éternelle joie en Dieu, l’homme ne saurait se passer aussi longtemps de Dieu, jusqu’à le que Dieu soit de nouveau formé dans nos cœurs, nos douleurs resteront sans remède.