La Douleur (Blanc de Saint-Bonnet)/Chapitre XVI

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Texte établi par Maison de la bonne presse,  (p. 129-138).
CHAPITRE XVI




refuge des âmes attendries

Dieu veut que tout cœur soit et plus pur et plus grand pour mieux recevoir sa gloire, pour contenir plus de félicité. Il faut que la vaillance s’unisse en nous à l’innocence.

Disons-le aux âmes des hommes : telles sont les belles nécessités de l’Infini. Il ne faut pas que notre amour soit comme une flamme qu’emporte le vent, ni notre personnalité comme un tronc mort ; il faut que, fondus l’un avec l’autre, ils entrent dans l’incandescence immortelle ! On doit donc prendre un soin égal de la personnalité et de l’amour.

Au fond, c’est bien l’amour qui est le plus divin. Mais l’homme, n’étant point assez bon, fait beaucoup plus de cas de la puissance que de l’amour. C’est toujours la puissance qui réussit dans le monde, et l’égoïsme, comme tous les mauvais sentiments, n’a de respect que pour la force. Aussi l’amour, fait pour le ciel, se voit exposé ici-bas à toutes les blessures. Beaucoup d’âmes l’ont senti, et elles se sont retirées à l’écart pour le mettre à l’abri sous les fleurs immortelles de la sainteté.

Il y a des hommes qui ne connaissent qu’un élan ; puissent-ils ne pas connaître l’autre ! En nous, il est comme deux âmes ; heureux ceux qui ne portent que l’âme qui veut connaître..... Fuyez, cachez-vous dans le sein de Dieu, si vous reçûtes, sur la terre cette autre âme qui veut réellement aimer.

Si la douleur a une portée surnaturelle en servant d’instrument à la grâce, elle peut aussi faire fléchir la nature. L’âme, en ce cas, n’a qu’un parti à prendre, c’est de courir dans les bras de Celui qui lui dit : « Venez à moi, vous qui souffrez, et moi je vous soulagerai. » Là, le plus misérable va rencontrer tous les secours. Pouvons-nous oublier la réponse que fit à Jean Taulère le mendiant à qui manquaient deux membres et une partie du visage : « Je te le répète, je n’ai jamais eu, grâce à Dieu, de mauvais jours dans ma vie. Dieu est mon Père céleste ; et comme il m’aime d’un amour éternel et incompréhensible, tout ce qui m’arrive ne peut tourner qu’à mon bien, en sorte que je vis dans la paix la plus profonde. Lorsque je souffre, ou lorsque je n’ai pas de pain, je jeûne en expiation de mes fautes, et aussi pour ceux qui ne jeûnent pas. Et mon cœur se fond de bonheur en songeant que la vie est si courte, et que je serai éternellement heureux dans le Ciel. »

Notre voie est la bonne voie : si Joseph se fût affligé quand il se vit jeté dans la citerne ou vendu comme esclave, il se fût affligé de son bonheur.

Comme Dieu nous a fait pour lui, n’est-il pas aisé de comprendre que notre âme toujours inquiète, s’agitera dans la souffrance tant qu’elle ne viendra pas se reposer en lui ? C’est pourquoi saint Augustin s’écrie : « Ce qu’il faut pour nous rassurer et pour nous consoler, c’est une parole amie qui nous vienne du Créateur. » Aussi, comme l’Église est son envoyée sur la terre, est-elle la grande, est-elle la seule consolatrice des humains, en même temps qu’elle est leur mère ! Ce sont des âmes, elle leur apporte la lumière ; ce sont des cœurs, elle leur révèle le grand amour ; ce sont des faibles, elle leur remet les vrais remèdes ; ce sont des pauvres, elle les nourrit ; ce sont des affamés, aspirant tous à la félicité, elle leur ouvre, avec ses clefs, les portes d’or de l’Infini..... Et l’Infini, qui les attend a voulu qu’elles lui disent : Notre Père !


Cœurs si tendres, prenez bien garde à la douleur, elle sera si pénétrante avec vous ! elle vous traitera presque comme les Saints. Mais voyez jusqu’où va votre amour, et cet attendrissement qui ne vous quitte plus, et cet émoi qui vous fait mourir ! Il faut que tout cela rentre dans la force. Imposez-vous bien vite mille sortes de tâches et de peines, comme les personnes parfaites, si vous voulez continuer d’aimer.

Nous marchons dans des sentiers tracés par l’Infini. Loin de suivre sans s’y rencontrer des routes parallèles, la puissance et l’amour viennent s’y réunir. La plénitude de l’amour arrive à la puissance, et l’apogée de la puissance se change aussitôt en amour. Souvent l’homme s’abandonne à un médecin dont il ignore l’aptitude, et il pourrait penser ici que Dieu ne sait point traiter ce qu’il a de plus cher ! La puissance et l’amour sont de toute éternité unies ; dans le temps seul est la division du travail. S’il n’en était pas ainsi dans l’Infini de ces deux énergies, comment les Personnes divines trouveraient-elles leur unité vivante au sein de leur Trinité adorable ?

Déjà on a pu remarquer que la vertu qu’on a le plus cultivée reste souvent sans récompense. Il y a bien encore autre chose ! la vertu qui fit le plus haut mérite de l’âme est souvent celle qui a paru succomber. Vous êtes bon, et c’est bien parce que vous l’êtes, qu’autour de vous tous les motifs d’impatience à profusion seront semés. Cette bonté naturelle deviendra une bonté acquise et toute surnaturelle. Vous êtes chaste, et c’est bien parce que vous l’êtes que, dans l’existence qui vous est faite, cette vertu atteindra une abnégation que vous ne prévoyez pas encore. Vous êtes humble, et c’est parce que vous l’êtes que, dans le cours de votre vie, cette vertu sera arrosée d’épreuves que l’orgueilleux ignorera, car il ne pourrait les porter.

Êtes-vous bienfaisant, Dieu voudra, de sa main généreuse, faire produire tous ses fruits à votre bienfaisance. Êtes-vous doux et soumis, sa grâce vous demandera tout ce qu’elle peut espérer de votre douceur. Il faut vous y attendre, Dieu prendra en tout les plus grands soins de votre gloire. Enfin, pour redescendre par le même côté de l’âme, vous saurez que, si déjà votre cœur possède la douceur de l’époux, vous resterez probablement sans compagne ; si votre jeune sein porte déjà l’intime tendresse d’un père, vous n’aurez peut-être pas d’enfants..... la douleur ira aussi loin que vous ! Ou la vie embrigade toutes nos âmes pour la sainteté, ou elle n’est rien.....

Âmes trop attendries, cherchez donc en Dieu un refuge, car souvent la douleur ne quittera pas plus l’homme que son ombre. Qu’il réussisse à recueillir son pain, la faim le prendra par l’esprit : soif de l’honneur ou soif du beau. Une seule des deux a fait mourir bien des hommes ! Qu’il écarte la faim de l’esprit, il est pris par celle du cœur : soif du bien ou soif de l’amour. Et s’il cherche à leur échapper par l’indifférence, alors s’ouvre en lui cette inexprimable peine de vivre qui appelle la mort. On ne sait pas combien de besoins l’Infini tient en réserve dans les âmes pour les attirer peu à peu jusqu’à lui !

Il est inutile à l’homme de saisir un bien de tout son cœur ; tout son cœur, d’un autre côté, sera saisi par l’amertume. Le plus souvent, celui qui est en paix dans l’amour, s’appauvrira ; celui qui est content dans la gloire, souffrira ; et celui qui est joyeux dans la fortune, la perdra. L’homme ne saurait goûter la paix plus d’un jour. Dès que la vie ne lui coûte rien, elle lui devient inutile. L’âme qui a connu le plus d’amertume est celle que Dieu n’a pu quitter un instant. Il se passait quelque chose de merveilleux pour le ciel : il fallait recevoir le métal pendant qu’il était en fusion… une vertu de plus germait dans la dernière douleur. De tout ce qui se fait en nous, n’emportons qu’un attendrissement : si nous savions combien Dieu aime ses âmes !

Si l’action divine est sous chacune des molécules de l’univers, d’abord pour lui maintenir l’être, ensuite pour la conduire à sa loi, elle est, s’il est possible, bien plus présente encore sous chaque événement et sous chaque moment de ce monde des esprits qu’elle conduit tous à la perfection ! Aussi les Pères de la vie spirituelle déclarent-ils que la série entière des événements les plus communs et des devoirs de chaque instant est un voile sous lequel se tient cachée l’action divine. Cette action est présente en nous, bien que l’œil de la Foi puisse seule l’y saisir ; et, dès lors, ce qui nous éclaire et ce qui nous forme, c’est ce qui nous arrive à chaque instant.

Le moment présent est, dans tout ce qu’il renferme, la manifestation de la sollicitude divine et l’empreinte de son action. Nous devons donc écouter Dieu de moment en moment, parce que l’indication du moment présent s’adresse directement à nous. Dès lors, rien de petit dans ces moments, puisqu’ils sont la révélation de la volonté de Dieu envers nous et l’opération qui répond à l’état actuel de notre formation. Chacun d’eux peut contenir un royaume de joie. Ce sont autant d’instruments divins mis en œuvre pour nous sanctifier ; et tout ici nous divinise à notre insu.

Chaque moment est un acte d’attention de Dieu ; et ce moment est une source de sainteté qui n’est ni à l’écart, ni dans les livres, mais qui jaillit tout près de nous, à tout instant, au centre même de notre cœur. Le cœur emporte avec lui cette source et n’a nul besoin de la chercher au loin. Mettons donc notre joie à porter le moment présent avec tout ce qu’il renferme d’amertume ou de complaisance, de disette ou d’abondance, de répugnance ou de contentement, pour nous trouver dans l’ordre de la volonté de Dieu ; car cette volonté est celle de notre formation, de notre perfection, de notre préparation à la Félicité.

Cette Volonté seule connaît le type divin de la perfection qui attend chacun de nous ; seule, elle voit l’image sur laquelle nous devons être formés, l’idée que le Verbe a conçue de nous ! seule, donc, elle saura nous conduire à notre sainteté. On cherche quelquefois le secret de Dieu ; eh bien ! il n’y en a pas d’autre que d’écouter chaque moment, que d’y entendre ce que Dieu nous révèle, afin de suivre son ineffable volonté. Pour atteindre à sa perfection, l’âme n’a qu’à se livrer à l’action divine, qu’à y joindre son propre mouvement, qu’à se laisser diviniser comme elle s’est laissé créer..... Nous n’avons qu’à toujours courir avec Dieu vers l’abîme de joie où, tantôt par bonds, tantôt à pas comptés, nous entraîne l’ineffable amour.