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La Duchesse Claude (Pont-Jest)/V

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E. Dentu (p. 108-134).

V

MÉSALLIANCE


Exact au rendez-vous qu’il avait accepté, M. de Blangy-Portal se fit conduire le jour même, à trois heures, rue de Prony.

Bien certainement des ordres y avaient été donnés en vue de son arrivée, car la porte de l’hôtel était grande ouverte, et sa voiture put le conduire jusqu’au perron, où il trouva, sur le seuil du hall, un valet de pied qui, sans lui demander son nom, l’introduisit tout de suite dans cette galerie où Mme Frémarol avait reçu la veille le docteur Guerrard.

Geneviève était là, debout contre la cheminée et les yeux fixés avec tendresse sur un portrait de sa fille.

Elle se retourna vivement et, après avoir répondu au salut de son visiteur, elle lui dit, en lui offrant du geste un siège, en face du fauteuil où elle prit place !

— Monsieur le duc, étant donné le motif de votre démarche, je suis flattée que vous ayez préféré me voir chez moi plutôt que partout ailleurs. C’est là, de votre part, une marque d’estime que vous ne regretterez pas de m’avoir donnée, je l’espère.

— Je vous devais cette marque de courtoisie, madame, répondit le gentilhomme en s’inclinant et sans trop trahir la surprise que lui causait la beauté, le ton parfait et la distinction de celle qu’il ne connaissait que par le bruit qu’avaient fait jadis ses aventures galantes. Que nos relations deviennent plus intimes, ou que nous ne soyons, après mon départ d’ici, que deux personnes qui se sont rencontrées par hasard, je ne m’en applaudirai pas moins d’avoir eu la bonne pensée de refuser la proposition que, par excès de délicatesse, vous m’aviez faite de nous rejoindre sur un terrain neutre.

Venant d’un grand seigneur tel que le duc, ce ton de déférence flattait doublement Mme Frémerol. Aussi reprit-elle aussitôt, avec un sourire :

— Alors, rien ne s’oppose à ce que nous causions en toute franchise du projet dont notre ami commun a eu l’idée.

— C’est tout à fait mon avis, et je suis prêt à ne pas apporter moins de loyauté que vous dans notre entretien, répondit Robert.

— Passons rapidement sur un premier point pour n’y jamais revenir. Vous n’ignorez pas qui je suis… ou plutôt ce que j’ai été, et moi, je sais sur vous tout ce qu’il était indispensable que je connusse : la noblesse de votre maison, l’illustration de votre race, vos qualités personnelles et les désastres financiers qui vous décident à chercher une fortune nouvelle en dehors de votre monde, mais dans des conditions de nature à vous épargner tout blâme de vos pairs et à sauvegarder complètement votre juste orgueil. C’est bien cela ?

— Absolument.

— Il se trouve que votre notaire a été accidentellement le mien ; je l’ai vu ce matin, c’était mon devoir. Je n’ai pas besoin de vous dire avec quelle discrétion je l’ai interrogé ; il ne m’a confirmé d’ailleurs que le récit du docteur Guerrard. Aussi ai-je décidé qu’au lieu des cinq millions de dot que celle dont nous parlerons dans un instant recevra de sa grand’tante, de sa grand’tante et non de moi, il ne sera versé officiellement à son mari que quatre millions cinq cent mille francs. Ce mari touchera de la main à la main, sans en donner même reçu, un demi-million. Il pourra ainsi mettre ordre à ses affaires.

— On ne saurait agir avec plus de délicatesse. J’en suis vraiment touché.

— De plus, les époux seront mariés sous un régime mixte, tenant de la communauté et de la séparation de biens ; de façon à ce que la femme puisse toujours être agréable à son mari, et que celui-ci soit en réalité le chef de cette communauté. Quant à l’héritage que la duchesse de Blangy-Portal est appelée à recueillir un jour, celle qui le lui laissera saura prendre toutes les mesures nécessaires pour que la source de cet héritage ne donne lieu à aucun commentaire malveillant. Tout cela vous paraît-il bien ?

— Je ne puis vous exprimer, madame, l’impression que je ressens de vos paroles si nobles et si loyales. Guerrard m’a dit de votre caractère, de votre cœur, de votre esprit, mille choses parfaites. Il était en dessous de la vérité. Cessons donc, si vous le voulez bien, de parler à la troisième personne de celui qui est prêt à épouser votre fille, si vous daignez la lui donner. S’il est vrai qu’hier encore je ne cherchais qu’une fortune nouvelle pour réparer des maladresses dont j’aurai souci de me garer désormais, j’ai en ce moment la conviction que notre ami, en me mettant en rapport avec vous, a plus fait pour mon bonheur que pour ma richesse future.

En s’exprimant ainsi, avec un accent plein de sincérité, le duc Robert, peut-être malgré lui, exagérait de beaucoup ses sentiments, mais, en réalité, son scepticisme accoutumé disparaissait un peu devant l’attitude si franche et si digne de cette femme, qui s’efforçait de transformer une opération toute d’argent en une affaire de cœur.

— Maintenant, causons un peu de ma fille, poursuivit Geneviève d’une voix tendre. Vous ne la connaissez même pas de vue. La voici.

Elle avait pris sur la cheminée le portrait de Claude et le présentait à Robert, qui s’écria :

— Ah ! ravissante, plus belle encore que Guerrard ne me l’a dépeinte !

Ce portrait était une grande photographie qui représentait en pied la jeune fille dans son uniforme du couvent. Il était impossible de rêver rien de plus poétique, de plus chaste, de plus charmant.

– Eh bien ! cette enfant que j’adore, cette enfant pour qui je sacrifierais ma vie, je suis prête à m’en séparer, à ne la rencontrer jamais en quelque sorte, si on l’exige, pour qu’elle tienne le rang dont elle est digne.

— Oh ! madame, vous condamner à ne pas embrasser votre fille ! Qui oserait vous imposer cela ? De plus, est-ce qu’elle ne se révolterait pas contre une semblable séparation !

— J’ai élevé Claude en vue de mes projets. Je lui ai fait entendre, depuis longtemps déjà, que si elle trouvait un parti selon mon ambition, c’est-à-dire dans un monde où mon extraction bourgeoise ne m’a pas permis de pénétrer, nous cesserions de nous voir.

— Et Mlle Claude n’a fait aucune objection ?

— Elle m’a répondu d’abord qu’elle ne voulait pas me quitter ; je l’ai laissée dire, puis, comme l’esprit de ses amies de couvent, son esprit à elle s’est ouvert à des perspectives d’avenir, et, la sachant riche, séduites par ses qualités, celles qui appartiennent à votre caste lui ont en quelque sorte donné rendez-vous dans leurs salons futurs. Pour tout le monde, Claude est une orpheline qui a hérité, de son grand-père maternel, une fortune considérable ; elle n’a plus qu’une seule parente, une sœur de cet aïeul, sa grand’tante, qui habite Verneuil. Moi, je ne suis que sa marraine, c’est-à-dire rien pour personne, ni même pour elle devant la loi.

— Votre fille ne connaît pas encore votre projet ; comment l’accueillera-t-elle ?

— Que voulez-vous dire ?

— Ne s’effraiera-t-elle pas à l’idée d’épouser un veuf ayant un grand fils de dix ans ? Enfin, si je ne lui plais pas ?

— Il est certain que si cela arrivait, je ne vous imposerais point à elle, mais ce n’est pas à craindre, vous vous en doutez bien un peu. Une vieille femme comme moi a le droit de vous affirmer que vous êtes un cavalier doué de trop de qualités physiques pour que ses hommages ne flattent pas une jeune fille. Quant à votre situation de veuf et père, Claude est trop ignorante des choses de la vie pour voir là un cas rédhibitoire. Elle sera ravie, au contraire, de savoir qu’elle trouvera tout de suite, dans son ménage, un enfant, pour ainsi dire un frère, à soigner et à aimer. Donc de ce côté rien à redouter ; mais ce qui pourrait se faire, ce serait que Claude ne vous plût pas.

— Oh ! comment supposer cela ?

— Vous ne la connaissez que par ce portrait et par ce que nous vous en avons dit, le docteur et moi. Nous sommes peut-être tous deux remplis d’illusions à son endroit. J’estime donc qu’avant tout il serait nécessaire que vous la vissiez. Or elle ne peut ni ne doit venir ici. Elle n’y est jamais venue. Je compte partir ce soir pour Verneuil ; voulez-vous m’y rejoindre demain matin avec M. Guerrard ?

— Je suis à vos ordres mais pourquoi désirez-vous que Paul m’accompagne ?

— Parce que ma fille, en vous voyant arriver avec votre ami, qu’elle connaît depuis longtemps, sera moins surprise, moins gênée que si vous étiez seul.

— C’est vrai ! Quel train devons-nous prendre ?

— Celui de Mantes, à dix heures et demie. J’enverrai une voiture vous attendre à la gare d’arrivée, vous serez à la villa en dix minutes ; le docteur en connaît bien la route. Vous me ferez l’honneur de déjeuner chez moi ou plutôt chez ma tante ; la présentation aura lieu ainsi tout naturellement. Je ne saurais vous affirmer que Claude ne devinera pas un peu le motif de votre présence dans cette maison où jamais aucun homme, sauf M. Guerrard et son père, n’est entré depuis qu’elle m’appartient ; les jeunes filles, si pures qu’elles soient, sont souvent plus fines que ceux qui comptent sur leur naïveté. Mais je vous jure que, moi, je ne lui dirai pas un mot de nos projets. C’est à votre expérience et à votre cœur qu’il appartiendra de la juger. Cela vous convient-il ?

— Tout à fait.

— Alors, à demain !

— À demain, mais permettez-moi, madame, avant de vous quitter, de vous répéter ce que je vous ai déjà dit : Quel que soit le résultat de cette entrevue, je garderai de vous le souvenir de la plus admirable des mères, ainsi que de la plus charmante des femmes.

Et M. de Blangy-Portal, saisissant l’une des mains de Geneviève, l’effleura galamment de ses lèvres, avant qu’elle ait pu s’en défendre, puis, après l’avoir respectueusement saluée, il partit enchanté de sa visite rue de Prony.

Demeurée seule, Mme Frémerol, plus flattée qu’elle ne voulait se l’avouer d’être traitée par Robert comme une femme de son monde à lui, ne vit pas en ce duc ruiné le gentilhomme dégradé qui vendait son nom pour une fortune honteusement acquise, mais seulement le mari titré qu’elle avait toujours rêvé pour son enfant.

Il ne restait plus qu’à faire accepter ce mariage à Claude. Sa mère pensait avec raison que cela serait chose facile mais, ainsi qu’elle l’avait promis, elle était décidée à ne pas lui en parler avant que M. de Blangy-Portal lui eut été présenté, non pas en qualité de prétendant, mais tout simplement comme un ami du docteur.

Geneviève s’en rapportait à la finesse de la jolie pensionnaire des Visitandines pour soupçonner la véritable cause de la visite de cet étranger à la villa. Néanmoins, pour ne pas arriver à Verneuil le lendemain, trop peu de temps avant le duc et Guerrard, elle partit le soir par le train de cinq heures.

Au même instant, Robert rejoignait Paul au Cercle impérial et lui disait, après l’avoir emmené dans un salon désert :

— Je crois que tout va bien. Mme Frémerol est une femme fort intelligente. Nous nous entendrons à merveille, je l’espère.

— J’en étais certain d’avance !

— Quant à sa fille, car elle m’a dit franchement la vérité relativement à son état civil, elle est ravissante, à en juger par le portrait qu’elle m’a fait voir, mais comme elle désire que je m’en assure par moi-même et qu’elle veut sans doute savoir aussi, avant d’aller plus loin, si je plais à Mlle Claude, il est convenu que nous irons demain à Verneuil.

— Comment, nous ! Pourquoi nous ?

Mme Frémerol pense fort sagement que ma présence semblera beaucoup plus naturelle à sa fille si tu m’accompagnes, toi le vieil ami de la maison, le sauveur !

— C’est vrai. À quelle heure partirons-nous ?

— Par le train de dix heures du matin.

— Parfait ! Tu vois que j’avais raison en t’affirmant que tu pouvais te débarrasser de cet honnête Isaïe Blumer et de ses demoiselles à marier. Dans vingt-quatre heures, tu seras fou de ta future. Sais-tu que cela fera à merveille : la duchesse Claude !

Et les deux jeunes hommes, ravis de la tournure que prenaient les choses, passèrent dans la salle à manger pour se mettre à table. On venait d’annoncer que le dîner était servi.

Pendant ce temps-là, Mme Frémerol se rendait à Verneuil.

Lorsqu’elle y arriva, vers sept heures du soir, Claude, qui était à la villa depuis le matin, accourut au-devant d’elle et s’écria en lui sautant au cou :

— Quel bonheur de t’embrasser aujourd’hui ! Qu’y a-t-il donc de nouveau pour que tu viennes ainsi me surprendre ?

— Ma chérie, lui répondit Geneviève, je précède de vingt-quatre heures le docteur Guerrard. Il est appelé à Mantes en consultation et je l’ai invité à déjeuner ici demain.

— Tu as joliment bien fait ! Quel bonheur de le revoir !

— Il est fort probable qu’il ne viendra pas seul, mais nous amènera un de ses amis.

— Un de ses amis ! Qui cela ?

— Tu n’as jamais entendu prononcer son nom. Le duc de Blangy-Portal.

— Un duc Que vient-il faire chez nous ?

— Mais, me rendre visite ! Est-ce que cette raison ne te paraît pas suffisante ?

— Oh ! plus que suffisante, mère, plus que suffisante ! Je pense bien que ce n’est pas pour moi qu’un duc, surtout un duc qui ne me connaît pas, fait le voyage de Paris. Je ne lui en adresserai pas moins ma plus belle révérence.

— Petite folle !

Et Mme Frémerol ayant mis bien vite la conversation sur un autre terrain, il ne fut plus de nouveau question, même dans la soirée, entre elle et sa fille, des Parisiens, mais le lendemain, vers onze heures, Claude descendit de sa chambre en toilette si élégante que sa mère, tout en l’admirant, s’écria :

— Que tu es ravissante ! Mon Dieu ! pour qui tant de frais ? As-tu l’intention de faire la conquête du docteur ?

— Ou celle de son ami, M. le duc de Blangy-Portal, répondit la jeune fille en riant.

— Tu te rappelles ce nom ?

— Je le crois bien, d’autant plus que ce matin, en parcourant mon histoire de France, j’ai trouvé beaucoup de Blangy-Portal ! Des maréchaux, des ministres, des ambassadeurs ! De très grands personnages enfin ! C’est superbe tout de même de porter un nom semblable. La duchesse de Blangy-Portal ! Sa femme doit être bien fière.

— Il est veuf !

— Alors il est vieux ?

— Et il t’intéresse beaucoup moins !

— Oh ! je ne veux pas dire cela !

— Eh bien ! tu te trompes. Le duc est tout jeune encore et fort beau cavalier.

— Je croyais que tu ne le connaissais pas !

Heureusement qu’à l’instant même Mme Ronsart, cette vieille parente dont Mme Frémerol avait parlé au duc, entrait dans la pièce où se passait cette petite scène, car Geneviève commençait à être fort embarrassée par les questions de sa fille.

Moins d’une demi-heure plus tard, un coup de cloche du concierge, puis le roulement d’une voiture sur le sable du jardin, annoncèrent l’arrivée de ceux qu’on attendait.

Claude se trouvait précisément dehors ; elle se sauva dans la serre, d’où elle suivit des yeux Guerrard et son compagnon, qui gravirent lentement le perron, au haut duquel Mme Frémerol était venue à leur rencontre.

Elle vit alors sa mère tendre la main à chacun d’eux, puis M. de Blangy-Portal lui offrit le bras, et ils disparurent tous les trois dans le hall.

De là ils gagnèrent le salon du rez-de-chaussée.

— Vous voyez, chère madame, dit aussitôt Guerrard à la maîtresse de la maison, que je me suis empressé de me rendre à votre invitation en accompagnant mon ami. Je suis heureux que vous ayez exprimé ce désir, puisque je vais passer quelques instants avec ma petite cliente d’autrefois.

— Merci, docteur, répondit Geneviève ; mais, ainsi que je l’avais promis à M. le duc, je n’ai fait aucune confidence à Claude ni à sa grand’tante, Mme Ronsart, qui va déjeuner avec nous. Ne nous trahissons donc pas.

— Vous pouvez compter sur nous, bien que M. de Blangy-Portal arrive ici tout prêt à l’enthousiasme.

— Je vous l’avoue, madame, fit Robert. D’abord j’ai conservé la meilleure impression de notre entretien d’hier ; de plus j’ai emporté de chez vous le souvenir charmant du portrait que vous m’avez montré, et, comme si cela ne dût pas suffire, Guerrard n’a pas cessé un instant, depuis Paris, de me faire l’éloge de Mlle Claude.

— Le docteur est peut-être trop indulgent. Prenez garde à ! a déception ! Tenez voici justement la chère enfant.

À travers la glace sans tain placée entre le salon et la salle à manger, Mme Frémerol venait de voir entrer sa fille dans cette dernière pièce.

Elle y passa et reparut bientôt, le bras de Claude sous le sien. La pensionnaire de la Visitation était un peu rouge, mais ne paraissait pas trop gênée.

Elle salua gracieusement M. de Blangy-Portal et courut à Paul, à qui elle dit, en lui tendant les deux mains :

— Que c’est aimable à vous de ne pas être parti sans venir jusqu’ici ! Vous savez cependant que vous y êtes toujours le bien reçu… même quand je me porte à merveille. J’ai parfois envie d’être malade pour vous forcer de penser un peu à moi !

— Ma chère demoiselle, répondit Guerrard, qui comprenait aux paroles de la jeune fille que sa mère avait inventé quelque voyage professionnel à Mantes pour expliquer sa visite à Verneuil, il ne faut pas trop m’en vouloir. Tout en ne venant pas vous voir aussi souvent que je le désire, je ne vous oublie jamais. Permettez-moi de vous présenter mon ami, M. le duc de Blangy-Portal. Je lui ai parfois parlé de vous ; il avait le plus vif désir de vous connaître, et j’ai demandé à votre mère l’autorisation de l’amener avec moi.

Claude se tourna du côté de Robert, leva sur lui ses grands yeux aux regards à la fois francs et naïfs, le fixa un instant, puis, comme si ce rapide examen l’eût satisfaite, elle lui dit, avec un adorable sourire aux lèvres :

— C’est un grand honneur pour nous, monsieur le duc, que la visite d’un homme de votre qualité, et vous comprenez si une petite fille telle que moi doit en être fière. Vous aussi, soyez le bienvenu.

M. de Blangy-Portal était sous le charme.

— Vous permettez, madame, fit-il en s’adressant à Mme Frémerol, qui ne le quittait pas du regard.

Et prenant respectueusement la mignonne main blanche et fine que lui offrait Claude, il s’inclina pour y poser les lèvres.

Quelques instants après, la femme de chambre ayant annoncé que le déjeuner était servi, Robert offrit son bras à la maîtresse de la maison, la jeune fille prit celui de Guerrard, et ils passèrent tous dans la salle à manger.

Mme Ronsart s’y trouvait déjà. Bien que fille de petits bourgeois et n’ayant jamais vécu elle-même que d’une façon plus que modeste, la tante de Mme Frémerol était loin d’être commune. C’était surtout une excellente femme, d’un grand bon sens, que sa nièce avait d’ailleurs stylée depuis le jour où elle l’avait fait venir de province pour l’installer à Verneuil, et elle ne paraissait en rien déplacée parmi ces convives, qui appartenaient si peu à son monde.

Elle sut répondre fort convenablement aux politesses de M. de Blangy-Portal et ne parler qu’adroitement, toujours à propos.

Le duc pensa que pour le rôle de seule parente de Claude qu’elle devait jouer, si son mariage avait lieu, cette grand’tante était d’autant plus acceptable qu’elle ne songerait jamais, sans doute, à quitter la campagne.

Le repas terminé, Mme Ronsart, ainsi qu’il en avait été convenu d’avance, emmena sa nièce qui, après avoir embrassé sa mère, se retira, en disant avec grâce :

— Nous vous laissons fumer, messieurs, mais à tout à l’heure.

— Excusez-la, fit Mme Frémerol au duc, dès qu’elle fut seule avec ses visiteurs, elle ne sait encore rien du monde et se conduit toujours un peu en enfant.

— Madame, riposta vivement Robert, je n’ai qu’une façon bien nette de vous exprimer mon opinion sur tout ce que je vois ici. J’ai l’honneur de vous prier de m’accorder la main de Mlle Claude.

L’ancienne maîtresse d’Adolphe Berquelier ne put dissimuler l’orgueil qui l’envahissait ; ce fut cependant avec beaucoup de calme qu’elle répondit :

— Je suis toute fière pour ma fille et pour moi de votre demande, monsieur le duc, et vous ne doutez pas de mon acquiescement ; mais je désire consulter celle que cela intéresse la première. Je le ferai aujourd’hui même et si, comme je l’espère, elle répond affirmativement, je vous l’écrirai demain. Vous me ferez alors l’honneur d’une seconde visite à Paris, et nous tomberons aisément d’accord, j’en ai la conviction, car, vous le savez, je suis prête à tous les sacrifices, même les plus douloureux, pour assurer le bonheur de Claude. Je vais la rejoindre ; il ne faut pas qu’elle nous suppose en conférence secrète. Causez de toutes ces choses avec M. Guerrard. Ce que par galanterie et délicatesse vous ne voudriez peut-être pas me dire, dites-le lui, il me le rapportera fidèlement.

Ces mots, prononcés avec une véritable dignité, Geneviève s’éloigna.

— Eh bien ! que penses-tu de tout ceci ? demanda Paul à Robert.

— Je t’avoue que je suis confondu, fit le duc. Quel malheur que cette femme ait le passé que nous connaissons ! Elle est parfaite de ton et de sentiments. C’est presque une grande dame.

— Je te ferai observer que si Mme Frémerol n’avait pas le passé en question, tu ne serais pas ici comme prétendant à la main de son héritière. Elle lui aurait trouvé un mari depuis longtemps.

— C’est probable !

— Alors tu épouses ?

— Oui, deux fois oui, si Mlle Claude veut bien de moi, car je suis certain que sa mère, qui comprend parfaitement la situation, saura arranger sa vie de façon à ne pas être un obstacle. Tu comprends que ni la nécessité de refaire ma fortune, ni même la beauté de cette enfant, dont je ne suis pas loin de devenir amoureux, ne me décideraient jamais à être, pour tout le monde, le gendre de la légataire de l’entrepreneur Berquelier.

– Tu as raison, mais nous nous y prendrons de manière à sauvegarder ton orgueil. Nous y songerons sérieusement lorsque tu auras reçu la réponse de Mme Frémerol. En attendant, allons rejoindre ces dames. Elles doivent être dans la serre.

Le duc et Paul retrouvèrent en effet Claude et sa mère dans le jardin d’hiver, qui communiquait avec le salon du rez-de-chaussée.

— Pourquoi donc avez-vous jeté vos cigares, messieurs, interrogea Claude, en venant prendre le bras du docteur. Nous sommes ici en plein air et je crois, je n’en suis pas bien sûre, que l’odeur du tabac ne me déplaît pas trop. J’ai précisément au couvent une amie, une princesse russe, s’il vous plaît, qui fume des cigarettes. Il parait que c’est la mode dans son pays. Je trouve que ça sent très bon.

— Alors vous n’empêcherez pas votre mari de fumer ? fit M. de Blangy-Portal.

— D’abord, monsieur le duc, j’ignore si je me marierai jamais, et j’ai de plus l’idée, si inexpérimentée que je sois, que ce n’est pas en le lui défendant qu’une femme obtient de son mari qu’il ne fasse pas ce qui lui plaît.

— Vous êtes dans le vrai, mademoiselle ; mais j’ai, moi, la conviction que, pour celui qui aura le bonheur de lier son sort au vôtre, vos moindres désirs seront des ordres auxquels il lui sera doux d’obéir.

Et comme, après avoir prononcé ces mots du ton le plus gracieux, Robert s’était rapproché de Mme Frémerol, Claude dit tout bas à Guerrard :

— Il est bien aimable, votre ami. Voyons, vous qui m’aimez un peu, car vous m’aimez, n’est-ce pas est ce que c’est seulement pour vous accompagner que M. le duc de Blangy-Portal est venu chez nous ?

— Je crois bien qu’il y a aussi autre chose, riposta Paul en riant, mais chut ! Votre mère vous en dira davantage après notre départ.

— Autre chose ! Qu’est-ce que cela peut être ?

Elle entraînait doucement le docteur à l’écart.

— Non pas, fit-il en échappant à cette gracieuse violence, non pas ! Vous voulez me confesser, mais je ne sais rien, absolument rien, je vous assure !

Et il se sauva pendant que la jeune fille murmurait :

— Ah ! on se cache de moi. Soit ! Je chercherai toute seule… et trouverai.

Au même instant, Geneviève disait à son hôte :

— Savez-vous, monsieur le duc, que vous venez de faire à cette petite pensionnaire une véritable déclaration.

— Ma foi ! madame, répondit franchement le gentilhomme, je ne le nie pas, tout en vous en demandant pardon. C’est vous dire avec quelle impatience j’attendrai votre réponse.

Puis Claude s’étant rapprochée, la conversation prit une autre tournure, mais une heure plus tard, lorsque le duc et Guerrard quittèrent Mme Frémerol, ce fut dans des termes tels que, bien évidemment, ils étaient tacitement d’accord.

Quant à la gracieuse enfant, après avoir offert au duc sa petite main qu’il avait galamment baisée une seconde fois, elle tendit son front au docteur, en lui disant à demi-voix :

— Je crois que j’ai deviné. Ma mère a toujours rêvé pour moi un grand mariage, je le tiens d’elle-même. M. de Blangy-Portal a quelque cousin ou ami qu’elle veut me faire épouser. Il est venu tout simplement s’assurer que je ne suis ni trop laide ni trop sotte.

– Alors il est fixé, fit Paul, en l’embrassant avec une tendresse toute paternelle.

Puis il s’esquiva pour monter avec Robert dans le coupé qu’on avait fait avancer devant le perron et qui partit aussitôt.

Claude suivit des yeux la voiture jusqu’à ce qu’elle eût franchi la grille de la villa et, revenant à Geneviève, qui se tenait pensive sur le seuil du hall, elle lui dit tendrement, en la prenant par la taille :

— Tu veux donc me marier, petite mère ?

— Qui te fait supposer cela ? demanda Mme Frémerol en rougissant.

— Dame ! la visite de M. le duc de Blangy-Portal… qui désirait tant me connaître.

— Eh bien tu as deviné, montons chez toi. Nous allons causer sérieusement.

Elle prit le bras de sa fille sous le sien et elles gravirent lentement, sans prononcer un seul mot, le grand escalier qui conduisait au premier étage.

L’appartement de Claude était toujours le même, celui où, dix années avant l’époque où nous sommes arrivés, le docteur Alexandre Guerrard était venu arracher à la mort l’enfant que le croup étranglait mais on l’avait singulièrement embelli.

On avait fait un ravissant boudoir du petit salon qui précédait la chambre à coucher, et cette seconde pièce était meublée avec un goût exquis. Ce n’était plus, ainsi que jadis, le nid virginal d’une fillette, mais celui d’une jeune femme qu’on voulait accoutumer au luxe au milieu duquel elle était appelée à vivre.

Parvenue dans cet appartement, Geneviève se laissa tomber dans un fauteuil et prenant, entre ses mains, la tête de sa fille, qui s’était agenouillée devant elle sur un coussin, elle la regarda avec amour, puis après un long silence que Claude émue n’osait rompre, elle lui dit :

— Oui, ma chérie, oui, je songe à te marier, mais avant de te demander si l’union que j’ai en vue te plaît, je dois te rappeler ce que je t’ai déjà fait pressentir plusieurs fois lorsque tu auras accepté la main du galant homme que je te destine, nous ne nous verrons pour ainsi dire plus.

— Mère ! supplia la jeune fille.

— Ne m’interromps pas. Je n’aurai peut-être plus jamais le courage de t’apprendre tout ce que le devoir et mon affection m’ordonnent de te faire connaître. Nous sommes, toi et moi, dans une situation sociale qui nous commande des sacrifices mutuels. Ton père m’a abandonnée sans me donner son nom ; celui que tu portes est mon nom de famille. Quant à la fortune que je possède et qui me permet de te doter princièrement, si elle est inattaquable aux yeux de la loi elle ne vient pas moins d’un ami qui l’avait honnêtement acquise, mais n’était ni ton père ni mon époux. Plus tard, lorsque la triste expérience de la vie te sera venue, tu me comprendras tout à fait. Alors, je l’espère, tu me pardonneras !

— Je t’en conjure, ne me parle pas ainsi. Est-ce qu’il m’appartient de te juger ! Est-ce que je puis savoir de toi autre chose que ta tendresse ! Jamais je ne me marierai, si c’est au prix d’une séparation entre nous… quand même on m’offrirait de devenir duchesse de Blangy-Portal !

Mme Frémerol ne put s’empêcher de tressaillir ; pour se donner des forces, elle pressa plus étroitement encore son enfant sur son cœur, et saisissant la balle au bond, elle reprit tout de suite :

— Eh bien ! ma Claudine, c’est précisément le duc de Blangy-Portal qui nous fait l’honneur de demander ta main.

La jeune fille se rejeta en arrière, en étouffant un cri de stupeur.

— Oui, lui-même, répéta sa mère en la ramenant doucement à elle. Il est jeune, beau cavalier, et s’il ne t’aime pas encore, du moins tu lui plais déjà beaucoup.

— Et il veut me séparer de toi ?

— Écoute-moi, calme-toi. Je ne te forcerai jamais à te marier, pas plus avec M. de Blangy-Portal qu’avec tout autre, mais j’éprouverai le plus grand chagrin si yu refuses de le faire.

— Tu ne m’aimes donc plus ?

— Ah ! mon adorée, c’est au contraire parce que je t’aime de toutes les forces de mon âme que je veux pour toi un nom tellement illustre, une position si brillante, une place si grande dans le monde, que le passé disparaîtra tout entier. Ton bonheur, ton élévation, tes succès, mais ce sera là ma rédemption !

— Et nous ne nous verrons plus, plus du tout, plus jamais ?

— Tu exagères ! Je n’irai point chez toi, du moins pas dans les premiers temps de ton mariage ; plus tard nous verrons, mais le duc te permettra de venir ici de temps en temps.

— Alors, à Paris ?…

— À Paris, Claude, tu n’es jamais entrée chez moi, depuis que je t’ai confiée aux Visitandines.

— C’est vrai, mère, c’est vrai ! Pardonne-moi, je ne devrais pas te tourmenter ainsi. Tu serais donc heureuse si j’épousais M. de Blangy-Portal ?

— Bien heureuse !

— Mais, j’y pense ! Comment se fait-il qu’un gentilhomme de grande maison demande la main d’une petite roturière telle que moi ?

— Tu as cinq millions de dot, qui représentent à peine la moitié de ce que je possède.

— Cinq millions ! C’est beaucoup cela ?

— C’est une belle fortune.

— Le duc n’est pas riche, lui ?

— Sa situation financière est médiocre.

— C’est en échange de tes millions qu’il veut bien me donner son nom ?

— Ces sortes de mariages se font tous les jours. Il est évident que s’il est venu ici, c’est parce qu’il savait quelle dot tu dois avoir ; mais j’en suis certaine, il est parti beaucoup plus ébloui de ta beauté que de ton argent. Est-ce qu’il te déplaît ?

— Il y a un instant, je t’aurais dit non. En ce moment j’hésite, je ne sais trop. Veux-tu me donner jusqu’à demain pour te répondre ? La nuit porte conseil ; je vais réfléchir.

— Eh bien oui, réfléchis, consulte-toi, et demain matin seulement, nous prendrons une décision. En attendant, ne parlons plus de rien. Le coupé qui a conduit ces messieurs à la gare va nous mener à Mantes. Je veux régler avec ton couvent, car à quelque parti que nous nous arrêtions, tu ne retourneras plus à la Visitation. Il faut que tu fasses tes adieux aux bonnes sœurs et à tes amies.

— C’est vrai ! Alors je demeurerai ici avec tante Ronsart !

— Et moi, car si tu ne te maries pas, je quitterai Paris pour m’installer près de vous.

L’arrivée de la voiture interrompit cet entretien et, quelques minutes plus tard, Mme Frémerol et sa fille partirent pour Mantes ; mais ni pendant cette promenade ni le soir à table, il ne fut plus question entre elles de M. de Blangy-Portal. Ce fut seulement au moment où Claude vint l’embrasser, avant de monter dans sa chambre, que Geneviève lui dit :

— Souviens-toi de ta promesse. Pense à tout ce dont nous avons parlé, et… pense aussi un peu à moi.

— Oh ! c’est surtout à toi que je m’efforcerai de ne pas trop penser, car si j’y pensais seulement un peu, demain matin je te dirai non, non, cent fois non !

Et donnant à sa mère un dernier et fiévreux baiser, la jolie enfant courut s’enfermer dans son appartement, pour songer à ces événements si graves qui pouvaient changer complètement sa vie.

Depuis deux ans à peu près, c’est-à-dire depuis l’époque où elle avait commencé à s’interroger, Claude s’était sentie enveloppée d’une sorte d’atmosphère mystérieuse qui parfois la troublait.

Pourquoi, au couvent, ne parlait-on de sa mère qu’en l’appelant sa marraine, bien que la supérieure des Visitandines n’ignorât pas certainement les liens qui les unissaient ?

Pourquoi n’était-elle jamais allée à Paris et ne lui avait-on jamais parlé de son père ? Comment se faisait-il qu’elle eût pour grand’tante une femme aussi simple, aussi bourgeoise que Mme Ronsart, tandis que sa mère, la nièce de cette même tante, était si élégante et si riche ?

D’où pouvait donc venir cette fortune énorme qui lui donnait cinq millions de dot et dont elle était l’unique héritière ?

Elle s’était demandé souvent toutes ces choses, qui maintenant lui étaient révélées, car si pure, si chaste qu’elle fût, elle comprenait, à peu près du moins, et le rouge lui montait au front.

Elle s’expliquait donc le désir de sa mère de lui assurer une existence honorable, brillante, qui la ferait rompre avec tout le passé, et se disant que, sans doute, cette mère si dévouée, si aimante, envisageait son mariage avec toutes ses conséquences douloureuses comme une sorte de rachat de ses erreurs, la pauvre enfant arrivait à reconnaître qu’elle devait obéir.

De plus, devenir l’égale des mieux titrées de ses amies de couvent, que son nom roturier avait si souvent fait sourire s’appeler la duchesse de Blangy-Portal, n’était-ce pas là une perspective de nature à l’enivrer un peu ?

Et d’ailleurs, cette séparation dont elle était menacée, serait-elle aussi complète qu’on le lui faisait craindre ? Est-ce que son mari aurait jamais la cruauté de ne pas lui permettre de voir sa mère, d’abord en cachette, rarement, jusqu’au jour où, par sa tendresse, elle aurait acquis sur lui assez d’empire pour qu’il n’osât plus rien lui refuser ?

Ce fut, agitée par toutes ces pensées et rassurée par ces petits accommodements de conscience que la jeune fille s’endormit, et le lendemain matin, lorsque Mme Frémerol, la surprenant au lit, se pencha sur elle pour l’embrasser, elle lui dit entre deux baisers :

— Je ferai ce que tu voudras, mère adorée, pourvu que tu m’aimes toujours et qu’on ne me sépare pas tout à fait de toi.

Geneviève ne répondit à Claude qu’en la serrant sur son cœur, et dix minutes plus tard, elle télégraphia rue de Lille :

« C’est oui. Je rentre immédiatement à Paris, où je vous attendrai chez moi à quatre heures aujourd’hui ou tel autre jour que vous m’indiquerez. »

Guerrard était précisément à l’hôtel de Blangy-Portal au moment où cette dépêche y arriva.

Le duc la lui communiqua, en lui disant :

— Tout marche vraiment à merveille et je me demande si je ne rêve pas un peu. Je ne manquerai pas au rendez-vous que me donne Mme Frémerol et ma foi ! sa fille deviendra duchesse aussitôt qu’elle le voudra. Je t’assure que je ne l’épouserai pas seulement pour les beaux yeux de sa cassette.

— Je te crois, fit le docteur, mais ce n’en est pas moins sa cassette qui t’a permis de remarquer qu’elle a de beaux yeux ! J’espère que tu ne les feras jamais pleurer. En attendant, te voilà débarrassé des Isaïe Blumer et consorts. Il ne s’agit plus que de faire ce mariage de façon à ne donner prise à aucun racontar indiscret. Sur ce point, tu peux t’en rapporter à la mère de Mlle Claude.

— J’en suis certain, et j’ai si grande confiance en son bon sens que je traiterai directement avec elle la question délicate de ses relations futures avec sa fille.

— Sur ce point, sois-en sûr, elle ira au devant de toutes tes exigences. Mais quelle étrange chose que cette affection maternelle ! Voilà une femme qui adore son enfant. Je l’ai vue folle de douleur lorsqu’elle a été menacée de la perdre. Son amour n’a pu que croître depuis cette époque, puisque l’enfant est devenue la plus charmante des jeunes filles, et sa mère est prête à s’en séparer pour en faire une grande dame ! Lors même qu’il y aurait au fond de tout cela beaucoup d’ambition, sais-tu que ce n’en est pas moins superbe ! Ah ! décidément, quelles qu’elles soient, les femmes valent mieux que nous ! Quant à toi, si tu ne rends pas heureuse cette jolie millionnaire, tu seras un rude ingrat !

— Je t’ai juré d’être le modèle des maris !

Et comme Robert avait lancé ces mots en riant, Paul ne put se défendre d’un frisson mais il n’y avait plus à revenir sur ce qui était décidé, et il laissa son ami se rendre seul rue de Prony.

Le soir même, lorsque les deux jeunes hommes se retrouvèrent, le duc dit à Guerrard :

— Tout est réglé d’un commun accord d’une façon parfaite. Je suis admis à faire ma cour. Mme Frémerol est au mieux avec le maire et le curé de Verneuil, où les bans vont être affichés sans retard, et dans quinze jours ta petite malade de jadis sera duchesse.

En effet, à partir du lendemain même, M. de Blangy-Portal fit tous les jours le voyage de Paris à la villa, et si sa première entrevue avec sa fiancée fut un peu cérémonieuse et froide, il sut se conduire avec tant de savoir-faire et de tact qu’il lui inspira bientôt non seulement une confiance absolue, mais aussi une sorte d’admiration.

L’imagination de Claude était vierge de ces rêves d’amour qui hantent les plus immaculées sous les murs du couvent ; jamais elle n’avait interrogé son cœur, elle ne s’était jamais dit qu’elle préférerait tel époux à un autre, et, n’ayant jamais eu d’aspiration vers aucun idéal, elle n’avait pas à comparer le duc avec le héros de ses songes.

Il en advint que Robert, malgré ses trente-cinq ans, lui parut jeune encore, et que ses déclarations, faites d’ailleurs avec une délicatesse extrême, lui furent si douces à entendre qu’après être restée sur la réserve pendant ses premières visites, elle lui dit un jour avec une douce franchise, pour répondre à sa question : Ne m’aimerez-vous pas un peu ?

— Je le pense, puisque je suis prête à devenir votre femme et à suivre vos conseils, pour que vous n’ayez pas à rougir d’avoir élevé jusqu’à vous une petite fille telle que moi.

La glace ainsi rompue, les choses marchèrent si rapidement que, moins de trois semaines plus tard, Claude était duchesse.

Robert avait eu pour témoins deux hommes de son monde dont la discrétion lui était assurée : son cousin le prince d’Andalt et le général d’Hermont. Ils ne connaissaient pas même de nom la mère de la mariée, et on ne leur avait dit d’ailleurs que ce qu’ils devaient indispensablement savoir.

Paul Guerrard et l’un de ses amis avaient été les témoins de la jeune fille et le maire de Verneuil, complice de cette petite fraude, avait été pris d’un tel accès de toux, en énumérant l’état-civil des époux, que les malheureux mots, à propos de Claude : « père non dénommé », n’avaient été entendus de personne.

Le mariage religieux eut lieu le lendemain matin à l’église de la commune, en présence de la supérieure de la Visitation et de quelques pensionnaires du couvent.

Geneviève n’y assista en quelque sorte que comme une invitée, et le jour même, après le déjeuner, les deux époux quittèrent la villa pour se rendre à Paris, où ils ne devaient que passer, avant de partir pour l’Italie.

Après avoir tendrement embrassé son enfant et serré, sans prononcer un mot, les mains de Robert, Mme Frémerol avait longtemps suivi des yeux la voiture qui emportait la nouvelle duchesse, et seulement ensuite, la voix entrecoupée de sanglots, elle s’était écriée, en se jetant dans les bras du docteur :

— Si Dieu est juste et bon, il fera de ma fille une femme heureuse ! J’oublierai alors, moi, toutes mes souffrances d’aujourd’hui !