La Duchesse Claude (Pont-Jest)/IV

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E. Dentu (p. 93-107).

IV

CINQ MILLIONS DE DOT


Lorsque Paul Guerrard, entrainé par le concours de toutes les circonstances que nous venons de raconter, avait assez naturellement songé à faire épouser au duc de Blangy-Portal la fille de la Frémerol, il n’avait pas réfléchi davantage ; mais une fois en présence de cette mère que la vanité pouvait rendre aveugle, il s’était soudain rappelé le passé et, retenu par son honnêteté native que les désordres n’avaient pas étouffée, il hésitait livrer la vierge qu’il avait sauvée au compagnon de plaisir qu’il connaissait si bien.

Aussi ne savait-il que répondre à l’affirmation de Geneviève que, de sa part, nulle démarche ne pouvait être indiscrète auprès d’elle.

Il ne se décida à s’expliquer qu’après s’être promis, par une sorte d’accommodement avec sa conscience, de ne pas pousser les choses jusqu’au bout avant d’avoir obtenu préalablement de Robert l’engagement d’honneur d’un changement complet dans sa conduite.

Alors, l’esprit plus calme, il aborda franchement la question.

— D’abord, demanda-t-il à Mme  Frémerol, comment va Mlle  Claude ?

— Oh ! quel ton cérémonieux, fit avec un affectueux sourire de reproche la mère de la jolie pensionnaire des Visitandines ! Mademoiselle Claude ! Eh bien ! mademoiselle Claude se porte à merveille. La chérie est toujours à son couvent, et il me tarde de l’en faire sortir. Trouvez-lui donc un mari !

Il était impossible de mieux tendre la perche au docteur. Aussi riposta-t-il aussitôt :

— C’est précisément ce que je viens vous offrir.

— Sérieusement ?

— Très sérieusement. Un de mes amis, titré duc et veuf, désire se remarier.

– Un duc, un vrai ?

— Tout ce qu’il y a de plus authentique. C’est le représentant de l’una des plus vieilles familles françaises.

— Jeune ?

— Trente-cinq ans à peine et encore très beau cavalier.

— Il ne voudra jamais de ma fille ou plutôt de Claude, car vous n’avez pas oublié que, pour elle seule et pour vous, je suis sa mère.

— Vous n’avez à craindre aucune indiscrétion ; mais je crois au contraire que ce mariage est possible.

— Votre ami cherche une grosso dot ?

— La démarche que je fais auprès de vous serait une action honteuse si je vous dissimulais la vérité. Oui, mon ami est ruiné.

— Il épousera donc Claude, s’il l’épouse, pour sa fortune !

— C’est vrai ! Mais il l’aimera ensuite pour sa beauté et tous les charmes de son caractère.

— Oui, peut-être ! Un duc ! Ma fille, duchesse ! Mon rêve ! Sait-on que vous êtes ici et dans quel but ?

— On ne sait rien ! L’idée de ce mariage est de moi seul. Quand j’ai vu que celui dont je parle était disposé à donner son nom en échange d’une fortune qui lui permettrait d’échapper au désastre financier qui le menace, je me suis rappelé ce que vous m’avez dit jadis, et je suis venu sans faire part de ma démarche à personne.

– Puis-je savoir ce nom ?

— Je n’ai pas à vous le cacher, certain que je suis que si rien ne se fait vous me garderez le secret. Le gentilhomme en question s’appelle le duc Robert de Blangy-Portal.

— Le duc de Blangy-Portal ! Un grand nom, eb effet. Il est veuf depuis longtemps ?

— Depuis cinq ans et n’a qu’un enfant, un fils d’une dizaine d’années, qui possède, du chef de sa mère, une cinquantaine de mille livres de rente, et héritera de sa tante, la comtesse de Lancrey.

— M. de Biangy-Portal doit me connaître ?

— De nom, c’est probable ; mais il n’est jamais entré ici, ni ne vous a rencontrée nulle part, j’en suis sûr. Il y a plusieurs années que nous vivons, lui et moi, dans la plus étroite inimité.

— Et vous croyez que, sachant que je touche de si près à Claude, car vous comprenez qu’il devinera la vérité, lors même que je ne trouverais pas meilleur de la lui dire, sauf à lui jurer que je ne reverrai jamais ma fille quand elle sera mariée, vous croyez que cela ne sera pas un obstacle ?

— J’espère que non, et peut-être même mon ami ne vous imposera-t-il pas une séparation aussi radicale que celle à laquelle vous êtes prête par amour maternel. Cette question, si intéressante pour votre cœur, sera à traiter tout spécialement.

Accoudée sur le bras de son fauteuil et la main sur les yeux, la Frémerol réfléchissait.

Son esprit était évidemment le siège d’une lutte des plus vives entre les pensées diverses qui s’y présentaient.

Sa vanité lui conseillait d’accepter pour Claude ce titre qu’elle avait toujours rêvé ; mais son bon sens et sa tendresse la faisaient au contraire hésiter.

Elle avait une trop grande expérience du monde parisien et de ses vices pour s’illusionner un instant. L’homme qui se décidait à faire un mariage du genre de celui dont il s’agissait ne pouvait avoir sur l’honneur des idées bien sévères, puisque son ami était convaincu qu’il passerait sur l’irrégularité de l’état civil de celle qui deviendrait sa femme ; à moins, cependant, que cet homme, philosophe, se souciant peu des préjugés, ne fût prêt à les braver ouvertement, ainsi qu’à estimer et aimer, bien qu’étrangère à son milieu social, celle qui lui apporterait la richesse et le bonheur.

Ce qu’il lui importait donc de connaître, c’était le caractère de M. de Blangy-Portal, et si les embarras financiers qui lui faisaient rechercher une grosse dot étaient dus à des causes avouables, et non à des désordres de conduite dont sa femme aurait à souffrir un jour.

À qui s’adresser pour savoir toute la vérité ? Pouvait-elle être bien certaine de la sincérité de Guerrard ? N’était-il pas trop lié avec le duc Robert pour ne pas cacher quelques-uns de ses défauts ?

Elle craignait qu’il n’en fût ainsi, quelque confiance qu’elle eût en celui qui, jadis, s’était montré si dévoué auprès de son enfant.

Pendant que la Frémerol se faisait toutes ces questions, frappant impatiemment de son pied le parquet, Paul l’observait, et son silence commençait à l’inquiéter, lorsque soudain elle se décida à le rompre pour lui dire :

— Mon hésitation, n’est-ce pas, vous semble bien naturelle ? C’est le bonheur de ma fille qui est en jeu, et je ne voudrais pas la sacrifier à mon ambition ! Causons donc comme de vieux amis, en toute franchise. M. de Blangy-Portal est-il un galant homme ?

— Comment l’entendez-vous ? Est-ce au point de vue de la probité ? Elle est inattaquable. Voulez-vous parler de ses habitudes, de ses mœurs ? Ce n’est pas un bourgeois dévot et rangé, mais sa vie n’a jamais donné lieu à aucun scandale. On ne peut vraiment lui reprocher que d’être un peu trop assidu au club et aux courses.

— Et les femmes ?

— Il ne s’est compromis avec aucune, et il est absolument libre de tout engagement de cette nature. Ainsi que tous les hommes de son âge, libres et indépendants, il a eu quelques liaisons galantes, mais sans importance. J’ai la conviction qu’il lui tarde de retrouver un foyer pour y recommencer une existence paisible et régulière.

— Et sa famille, comment prendra-t-elle son nouveau mariage, surtout un mariage tel que celui dont nous parlons ?

— Oh ! ses parents les plus proches sont des cousins qui ne portent pas le même nom que lui. Ils ne se permettraient pas de lui adresser la moindre observation, alors même qu’ils le blâmeraient, ce qui ne sera pas ; ils sont de notre époque, c’est-à-dire remplis d’indulgence en semblable matière. Ah ! certes, si M. de Blangy-Portal prenait quelque femme compromise et millionnaire, ou quelque vieille veuve enrichie derrière un comptoir, il pourrait s’attendre à des critiques impitoyables, car il aurait cyniquement vendu son nom. Mais il n’est question de rien de semblable. Mlle  Claude est riche, c’est vrai, mais elle est belle, bien élevée, charmante. On ne dira que ce qui sera la vérité, dès que le duc Robert l’aura vue qu’il l’a épousée par amour !

Cette conclusion, fort acceptable, après tout, était bien faite pour flatter l’orgueil maternel de Geneviève ; aussi répondit-elle en souriant :

— Vous avez peut-être raison. Reste le fils de votre ami. Quel enfant est-ce ? Comment acceptera-t-il une belle-mère ?

— Ce fils n’a, pour ainsi dire, pas connu sa mère il n’existe donc dans son esprit, même inconsciemment, nul sentiment de révolte contre celle qui prendra la place de la première femme de son père. C’est un jeune garçon élevé dans le respect filial le plus absolu. Du reste, le duc est décidé, sans même y être poussé par la possibilité d’un nouveau mariage, à mettre son fils dans un des grands lycées de Paris ou chez les Jésuites de Vaugirard.

— Tout cela paraît fort bien, mais vous comprenez que je ne puis cependant vous répondre oui immédiatement, séance tenante, sans savoir si votre ami est disposé à s’entendre directement avec moi. Je suis prête, je vous l’ai dit et je vous le répète, à ne jouer dans cette grave affaire qu’un rôle occulte pour tout le monde, excepté pour celui auquel je donnerai mon enfant avec cinq millions de dot ; oui, cinq millions, et qui héritera de moi, un jour, une somme égale ! Vous pouvez vous tromper sur les dispositions de M. de Blangy-Portal, puisqu’il ignore votre démarche.

« Je crois qu’il est indispensable, avant que nous allions plus loin, que vous ne lui cachiez rien de la vérité. Voyez-le, dites-lui tout ce qu’il faut qu’il sache, et, s’il accepte les choses telles qu’elles sont, vous nous mettrez en rapport et nous arrêterons, en toute loyauté de sa part, en pleine abnégation de mon côté, la marche à suivre pour sauvegarder son juste orgueil et mes craintes maternelles. Si je vous dois le bonheur de Claude, je vous bénirai une fois de plus ; si, au contraire, nous en restons là, je ne vous en aurai pas moins la plus vive reconnaissance de la tentative que vous aurez faite pour m’aider à atteindre le but unique de ma vie.

Geneviève avait dit tout cela avec une telle dignité, un si touchant abandon, que Guerrard en était profondément ému et que, quelques instants plus tard, lorsqu’il eut quittée après l’avoir assurée de tout son dévouement, cette femme affolée d’ambition et d’amour maternel, il se demanda, en retournant rue de Lille, si Robert, tout grand seigneur qu’il fut, était vraiment digne de devenir le mari de cette enfant, née, il est vrai, d’un père inconnu et d’une femme de mœurs légères, mais adorable, adorée et riche à millions.

Malheureusement les scrupules de Paul s’étaient amoindris en retrouvant son ami aux prises avec Blumer et son catalogue de demoiselles à marier, et c’est pour cela qu’il lui avait murmuré à l’oreille :

« Débarrasse-toi d’Isaïe et de ses aspirantes au titre de duchesse, j’ai mieux que cela à t’offrir ! »

Néanmoins, quand il fut seul avec Robert et après lui avoir dit : « De plus, pas de commission à donner ; rien des agences », il devint subitement sérieux et ajouta :

— Seulement, avant de te raconter d’où je viens et la trouvaille merveilleuse que j’ai faite, je suis forcé de te confesser et d’exiger de toi un serment.

— Une confession, un serment ! riposta le duc en riant. Qu’entends-tu par là ?

— Je puis te faire épouser la plus charmante, la plus belle, la plus irréprochable des jeunes filles, avec cinq millions de dot et autant en espérances. Mais j’ai juré et me suis juré de ne t’en rien dire de plus avant de savoir si tu as l’intention de reprendre une existence honnête, raisonnable, de père de famille, et d’abandonner, à peu près du moins — tu vois que je suis pour les concessions — les deux causes de ta ruine le tapis vert et les courses.

— Tu es tout à fait superbe dans ce nouveau rôle de Caton ! Alors tu viens me proposer un mariage à conditions.

— Absolument.

— Tu veux que je fasse le serment de devenir bon père et bon époux. Pourquoi pas bon garde national ?

— Parce que cette noble institution, adorée de M. Prudhomme, n’existe plus.

— Voyons, soyons sérieux.

— Je ne te demande pas autre chose. Promets moi de rompre, en tant qu’il est possible de le faire à un homme de ta situation et de ton monde, avec les sottises qui t’ont conduit là où tu en es aujourd’hui, et je te donne une femme et une fortune inespérées.

— Sacrebleu ! c’est tentant.

— Tu pourras prélever sur la dot cinq cent mille francs, j’en suis sûr, pour régler tes affaires, et il te restera deux cent mille livres de rente, c’est-à-dire plus que tu n’as jamais eu.

— Et toi, que deviendras-tu, quand je serai rentré dans le giron de l’Église, comme dirait mon honorable tante de Lancrey ?

— Tu me prêteras quelques billets de mille francs pour payer mes dettes, et je retournerai à mes malades.

— Les infortunés ! Voilà bien des malheureux que tu songes à faire d’un seul coup ! Tu dis cinq millions. Cinq vrais millions ?

— Pas moins ! Je te sais incapable de manquer à ta parole. Jure et dans cinq minutes tu seras fixé.

— Et elle est jolie, la future duchesse ?

— Ravissante, bien élevée, intelligente ; un caractère d’ange.

— Peste ! tu la connais bien !

— Depuis près de douze ans. Elle n’a jamais quitté le couvent où elle est entrée toute jeune !

— Ni père, ni mère, ni famille ?

— Sauf pour toi et moi, elle sera sans parents.

— Ah ! j’entrevois la tache originelle !

— Il y en a une, c’est certain, mais que personne ne pourra découvrir.

— Tu ne veux pas m’en dire davantage ?

— Pas avant que tu n’aies fait le serment en question. Que t’importe de prendre l’engagement que je dois exiger de toi, non parce qu’on me l’a demandé, mais parce que ma conscience me le commande.

– Ta conscience ?

— Oui, ma conscience. Alors que cette jeune fille était enfant, mon père lui a sauvé la vie. Je serais plus que blâmable si j’abusais aujourd’hui de la confiance qu’on a en moi pour faire son malheur !

— C’est admirable, mais un peu mystérieux !

— Si l’affaire ne te convient pas, tu seras libre de la refuser.

— Et je priverais les malades de tes soins ! Allons, soit ! Je te donne ma parole que si j’épouse ta protégée, je serai un époux modèle.

— Cela te sera facile, tu adoreras ta femme, pour peu que tu ne sois pas le plus blasé des hommes. Ainsi, c’est entendu ?

— C’est juré !

— Sur l’honneur ?

— Sur l’honneur !

— Eh bien ! voici mon roman, car c’en est vraiment un !

Guerrard raconta alors à son ami dans quelles circonstances il avait connu Claude, quel était son état civil et quelles étaient les objections de celle qui dotait si richement cette jeune fille, dont on ne la croyait que la marraine.

Il n’omit volontairement qu’une seule chose : de prononcer le nom de Geneviève.

— Je ne vois pas jusqu’ici de cas absolument rédhibitoire, fit Robert lorsque le docteur eut terminé son récit. Puisque le père est inconnu, n’en parlons pas ; mais la mère, c’est évidemment cette marraine millionnaire. Or, une mère, si prête qu’elle soit à tous les sacrifices, ne peut disparaître tout à fait. Il ne s’agit plus que de savoir qui elle est.

— Tu la connais de nom. Et c’est là ou tu verras peut-être un obstacle infranchissable c’est Mme Frémerol.

Mme Frémerol ? Attends donc ! Il me semble, oui, c’est bien cela ; l’ancienne maîtresse du richissime entrepreneur Berquelier ?

— Elle-même !

— En effet elle doit avoir une fortune énorme. Je me souviens d’avoir entendu dire, il y a cinq ou six ans, qu’il lui avait laissé une demi-douzaine de millions. Cette demoiselle Claude est probablement sa fille.

— Non, Mme Frémerol était mère bien avant de connaître Berquelier.

— Alors, père vraiment inconnu ! C’est égal, quelle drôle de belle-mère tu m’offres là !

Guerrard, qui n’avait pu s’empêcher de rire à cette exclamation de son ami, lui répondit cependant avec gravité :

— Je te ferai d’abord observer que je ne t’offre aucune belle-mère, mais une orpheline.

— Une orpheline ! Une pseudo-orpheline !

— Ensuite tu n’ignores pas qu’il y a déjà longtemps que Mme  Frémerol ne fait plus parler d’elle. Sa maison n’est ouverte qu’à des gens du meilleur monde, à de grands artistes, à des littérateurs célèbres, et je t’assure, moi qui l’ai vue souvent dans ce milieu-là, qu’elle y fait excellente figure. Bon nombre de peintres, d’hommes de lettres et de sculpteurs lui doivent leurs premiers succès et ne savent rien de son passé.

— Un Mécène en jupons. Et pas d’amours ?

— Du moins on ne nomme personne, bien qu’elle soit fort belle encore. Tout se passe dans son splendide hôtel de la rue de Prony avec beaucoup de tact et de décence. Du reste, qu’est-ce que cela te fait ? puisque jamais Mlle  Claude n’a mis ni ne mettra les pieds chez sa mère, de même que jamais sa mère ne viendra chez elle.

— Mais enfin, antérieurement à ce Berquelier, elle a un passé, cette femme-là ! En sais-tu quelque chose ? De quel pays est-elle ?

— Je l’ignore absolument, et tu penses bien que je ne lui ai fait aucune question à ce sujet. Je ne connais de sa famille que la vieille tante qui est venue habiter aux environs de Mantes le jour où sa petite-nièce est entrée chez les Visitandines.

— Tout cela est bien étrange !

— Il est probable que, comme quelques-unes de ces belles filles qui ont fait fortune à Paris, la mère de Claude a fui la province, après quelque premier amour déçu. Ce qui me parait certain, c’est qu’elle ne doit pas être de trop basse extraction, car au moment où je l’ai rencontrée pour la première fois, il y a de cela plus de dix ans, elle m’a semblé une femme bien élevée.

— Que ferais-tu à ma place, mais là, sincèrement ?

— Moi, j’irais voir Mme  Frémerol, et si je m’entendais avec elle sur certains points délicats à régler ; ses rapports futurs avec sa fille, j’épouserais celle-ci des deux mains, pour en faire la plus adorable des duchesses. Je lui ai dit de toi tout ce que je devais lui dire sur ton passé et sur ta situation présente tu n’as donc à craindre de sa part aucune question embarrassante. Va la trouver, cause avec elle ; tu prendras ensuite un parti.

— Eh bien, soit ! Rends-moi le service de demander à Mme  de Frémerol un rendez-vous ; j’irai chez elle ; cela ne m’engagera pas au delà de ce que je voudrai.

Le duc Robert avait jeté ces mots en quittant brusquement son siège, et il s’était mis à arpenter fiévreusement le fumoir.

Il était évident que son vieil orgueil se révoltait encore et que, si prêt qu’il fût à le sacrifier à ses embarras financiers, il eût préféré que Guerrard n’en sût rien.

Plus tard, lorsqu’il aurait donné son nom à la fille de l’ex-courtisane, s’il s’y décidait, son ami serait là toujours comme un témoin de son marché honteux. Cette idée l’humiliait.

D’un autre côté, cinq millions, c’était plus qu’il n’avait espéré trouver jamais. Il pourrait se débarrasser de ses créanciers, dégrever ses biens des hypothèques qui le ruinaient, reconstituer son existence luxueuse de jadis, et devenir même, pourquoi pas ? si cette jeune Sue était aussi charmante que le docteur l’affirmait, un mari fort heureux.

Et, cette perspective chassant ses derniers scrupules, il revint tout souriant à Paul pour lui dire :

— Est-ce entendu, te charges-tu d’écrire et de voir Mme  Frémerol ?

— Certes oui. Mais je crois que le plus simple est de lui adresser un mot par la poste.

— Fais comme tu voudras.

Guerrard roula son fauteuil jusqu’à la table sur laquelle se trouvait tout ce qui lui était nécessaire, et traça ces lignes :

« Chère madame, j’ai fait part à mon ami, sans aucune restriction, de notre entretien de ce matin, et il me charge de vous demander quel jour et à quelle heure vous voudrez bien le recevoir. »

Puis donnant à lire ce billet au duc :

– Est-ce bien cela ?

— Parfaitement, quoique peut-être un peu bref. Tu ne me nommes même pas.

– Par prudence, quoique je sache la mère de Claude incapable de la moindre indiscrétion ; mais si vous ne vous entendez pas, il ne restera nulle trace de ta démarche.

— Tu as raison ; glisse cela sous enveloppe, et…

— Et je mettrai moi-même cette lettre à la poste. Il est inutile que l’un de tes gens apprenne même le nom de Mme  Frémerol.

Quelques instants plus tard, les deux amis sortaient ensemble de la rue de Lille. Guerrard confia sa missive à la boîte du Palais-Bourbon, et ils s’engagèrent sur le pont de la Concorde où Paul dit gaiement au duc, en lui montrant la Seine :

-Hein ! Tu ne penses plus à faire le plongeon. Dire que si je t’y avais quelque peu poussé, on nous repêcherait peut-être en ce moment dans les filets de Saint-Cloud !

Ce jour-là, de Blangy-Portal et le docteur dînèrent à leur club, mais ils n’y prolongèrent pas leur soirée, et le lendemain, quand Guerrard vint déjeuner rue de Lille, son ami lui montra, tracé d’une écriture élégante, ce billet qu’il avait reçu par le courrier du matin :

« Si M. le duc de Blangy-Portal veut bien faire à Mme  Frémerol l’honneur de se rendre chez elle, 7, rue de Prony, elle l’attendra aujourd’hui toute l’après-midi. Si, au contraire, il préfère la rencontrer ailleurs, elle se trouvera, à l’heure qu’il voudra bien lui indiquer, là où il lui donnera rendez-vous »

— Qu’as-tu décidé ? demanda Paul.

— J’irai simplement rue de Prony, répondit Robert. Ces quelques lignes témoignent de la part de celle qui les a écrites un tact et une délicatesse dont je tire un excellent augure. J’ai annoncé à Mme  Frémerol, par un télégramme, que je serai chez elle à trois heures. M’accompagneras-tu ?

— Non pas ! Mon rôle est fini et ma présence vous embarrasserait tous deux.

— Où te retrouverai-je ?

— Rue Boissy-d’Anglas, pour dîner.

— C’est parfait. En attendant, allons nous mettre à table, et Dieu veuille que l’abbé Monnier ne tonne pas de nouveau avec son élève contre les mésalliances !