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La Duchesse Claude (Pont-Jest)/XIII

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E. Dentu (p. 264-291).

XIII

RUE DE PRONY


Il ne faudrait pas tenter de peindre l’horrible nuit que passa Geneviève, à la suite de la rencontre de ce spectre menaçant qui s’était tout à coup dressé devant elle, dans l’avenue qu’elle suivait pour rentrer à la villa.

Vainement elle chercha le sommeil. Dans sa longue et douloureuse insomnie, toute son existence d’autrefois se représenta à sa mémoire.

Elle revit sa jeunesse insouciante, son mariage maudit, ce jour fatal où elle avait dû laisser fouiller sa maison par la police, la condamnation de son mari, sa fuite de Reims avec Albert Rommier, l’abandon de ce premier amant à Chatou, la naissance de Claude, sa vie de fêtes et de plaisirs bruyants à Paris, la passion d’Adolphe Berquelier, sa fortune augmentant avec une rapidité vertigineuse et devenant assez grande pour lui permettre d’acheter un jour à son enfant aimée un titre de duchesse ; son bonheur enfin, augmenté encore de celui qu’elle avait fait autour d’elle.

Et ce bonheur, celui de sa fille surtout, son repos, son honneur, ce qu’elle avait mis vingt ans à conquérir, cette œuvre de patience, de volonté, d’orgueil et d’amour maternel ce succès dont elle croyait s’être rendue digne par ses sacrifices — elle oubliait ses fautes — cet échafaudage si habilement élevé, tout cela était maintenant à la merci d’un misérable qui, d’un mot, pouvait, du sommet qu’elle avait atteint, la précipiter dans la honte et le désespoir.

Ah ! s’il ne s’agissait que d’elle seule, comme ce malheur la trouverait vaillante ! Mais Claude, de quel crime était-elle donc coupable, pour que le ciel la frappât aussi cruellement ?

Et la pauvre mère sanglotait, demandait pardon à Dieu de ses erreurs de jadis, et s’accusait d’avoir creusé elle-même le gouffre qui s’ouvrait béant pour engloutir tout ce qu’elle aimait.

Le jour la surprit ainsi, toujours aux prises avec ces désespérantes pensées, sans qu’elle eût trouvé un moment de repos, et lorsqu’en s’habillant, elle se vit dans une glace, les traits tirés, le teint pâle, les paupières rougies par les larmes, elle comprit que chacun allait lire sur son visage les tortures de son âme.

Or il ne fallait pas que cela fût ! D’ailleurs le mal n’était pas absolument irrémédiable. Elle voulait du moins l’espérer.

Elle fit alors appel à toute son énergie et s’arma d’un tel courage que, quelques instants plus tard, quand elle entra chez sa fille pour l’informer qu’elle allait à Paris, où l’appelaient des affaires importantes qui la retiendraient peut-être rue de Prony jusqu’au lendemain, la duchesse ne se douta pas un moment de ses angoisses et ce fut avec son sourire de femme heureuse qu’elle lui dit : À ce soir ou demain, quand après le déjeuner, à la gare de Mantes, où elle avait voulu la conduire, sa mère l’embrassa longuement avant de monter en wagon.

En éloignant Geneviève de ce milieu de tendresse et de bonheur dont le tableau surexcitait encore en quelque sorte son épouvante par le contraste qu’il faisait avec l’orage qui la menaçait, le voyage eut pour premier effet de lui rendre un peu de calme.

Seule dans le compartiment où elle avait pris place, elle envisagea avec sang-froid, pour la première fois depuis vingt-quatre heures, la situation que lui faisaient les événements, et elle revint ainsi à ce qu’elle avait espéré tout d’abord, c’est-à-dire à la conviction qu’en y mettant le prix, elle aurait raison de Jean Mourel.

Elle ne craignait qu’une chose, c’est que, la sachant seule dans son hôtel, — il était si bien renseigné qu’il ne pouvait ignorer cela, — il ne tentât de l’intimider par quelque scène violente, fort de son droit de mari, dont le domicile légal est celui de sa femme.

C’était là un danger qu’il fallait prévoir et contre lequel il était nécessaire qu’elle prît des mesures de défense.

Mais comment faire ? Elle ne pouvait songer à donner à ses gens des ordres en conséquence. C’eut été risquer de les mettre dans la confidence de son horrible position, et elle ne pouvait pas davantage s’adresser à l’un de ses amis, gens âgés pour la plupart et qu’elle avait toujours tenus avec tant soin en dehors du honteux mystère de sa vie.

Cet embarras nouveau la conduisit à penser à Guerrard, ce dévoué qui, s’il ne savait pas tout, était du moins mieux que personne dans son intimité.

De plus, elle était certaine de sa discrétion, autant à cause de son affection pour Claude qu’en raison de ses relations amicales avec le duc.

Mme Frémerol était sûre d’ailleurs que le docteur se contenterait de ce qu’elle voudrait bien lui dire.

Aussi, chemin faisant, pour se rendre de la gare du Havre à la rue du Bac, imagina-t-elle la fable qu’elle allait lui raconter.

Paul était précisément chez lui ; c’était l’heure de sa consultation.

Quand on lui annonça Geneviève, il accourut au devant d’elle, tout inquiet, craignant que quelqu’un ne fût malade à Verneuil, car jamais la mère de Claude n’était venue le voir.

Mais elle le rassura aussitôt et, dès qu’elle fut enfermée avec lui, dans son cabinet, elle lui dit :

— J’ai besoin de votre soirée ; pouvez-vous en disposer en ma faveur ? Il s’agit d’une chose importante.

— D’abord, oui, répondit avec empressement Guerrard, je suis toujours à vos ordres. Mais qu’avez-vous ? Vous paraissez troublée.

— Je suis inquiète, en effet. Voici pourquoi. Vous savez que M. Berquelier m’a laissé toute sa fortune, et Vous savez aussi quel usage j’ai fait d’une grande partie, de la moitié de cet héritage.

— L’usage le plus respectable, le plus généreux !

— Or M. Berqualier n’était pas sans famille, ainsi que tout me permettait de le croire, ainsi qu’il me l’a souvent affirmé. Il avait, paraît-il, un neveu, un neveu qui lui tenait peut-être de plus près encore, et ce parent, qui était aux Indes ou en Amérique au moment de la mort de son oncle, est revenu en France. Il a bientôt su que M. Berquelier m’a faite sa légataire universelle, cela n’a jamais été un secret pour personne, et il me menace d’un procès en captation.

— C’est un procès perdu d’avance pour ce revenant. Le testament de M. Berquelier est inattaquable. Sans compter qu’il y a plus de dix ans que vous êtes entrée en possession de cette fortune.

— En matière d’héritage la prescription est de trente ans, et même, après ce laps de temps écoulé, certaines revendications peuvent encore être admises. Mais la crainte d’être condamnée à rendre une somme d’argent n’est pas ce qui me tourmente, c’est le bruit qui se fera autour d’une semblable affaire. Cet homme sait ce que nous sommes parvenus à cacher à tout Paris : que la duchesse de Blangy-Portal est ma fille. Comment a-t-il découvert cela ? Je l’ignore mais vous pensez quelle arme il se fera de ce secret !

— Il est incontestable que ce serait un épouvantable scandale. Combien je prends part à votre chagrin !

Depuis que Claude est mariée, j’ai fait tout au monde pour être oubliée, et je suis prête à faire plus encore. Je ne veux pas que le bonheur de mon enfant soit troublé. Aussi suis-je disposée à tous les sacrifices pécuniaires plutôt que d’exposer ma vie à ta curiosité du public parisien.

— Prenez garde ! Connaissez-vous bien celui qui vous menace ? Après avoir accepté une première compensation an préjudice dont il se prétend la victime, n’en exigerait-il pas une seconde, puis une troisième ?

— C’est précisément parce que je crois cet individu dangereux que je viens vous demander de me consacrer votre soirée.

— Expliquez-vous.

— Le… le neveu en question m’a abordée hier, à Verneuil, si brusquement, dans l’avenue qui conduit à la villa, — je revenais du presbytère, — que j’ai un peu perdu la tête ; et comme, après m’avoir dit qui il était et ce qu’il voulait, il semblait décidé à m’accompagner jusqu’à la maison, je m’en suis débarrassée en lui donnant un rendez-vous pour aujourd’hui, à Paris !

— Où cela ?

— Eh ! simplement rue de Prony, ce qui est maladroit, je le sens bien !

— Oui, certes ! Vous auriez dû lui indiquer un tout autre lieu.

— J’étais fort émue et n’ai pas pris le temps de réfléchir. Je lui ai dit cependant d’entrer par la petite porte du parc, au no 16 du boulevard de Courcelles qui, dès que la nuit est venue, est absolument désert. Il n’y a là que des chantiers et des terrains vagues. De cette façon, au moins, mes concierges ne le verront pas, et comme il n’y a chez moi, en ce moment, que mon vieux maître d’hôtel Dupuy, qui se couche toujours de bonne heure, et les deux jardiniers, dont le châlet est assez loin de cette sortie, personne, je l’espère bien, ne pourra nous surprendre.

— Qui donc ouvrira cette porte à ce neveu… d’Amérique ?

— Il la trouvera ouverte à dix heures. Après l’avoir fermée à double tour et en avoir poussé les verrous, les jardiniers en laissent toujours la clef suspendue à un clou contre la muraille, à droite, derrière les branches de l’espalier. Il viendra me rejoindre dans le kiosque. Je lui en ai indiqué le chemin, en promettant de l’y attendre.

— Je trouve cela fort imprudent.

— Aussi viens-je vous demander, sinon d’être en tiers dans cette entrevue, du moins de vous tenir à la portée de ma voix, pour le cas où j’aurais besoin d’être défendue contre quelque acte de violence. Le voulez-vous ?

— Vous n’en doutez pas. À neuf heures, je serai rue de Prony.

— Merci, mon ami, merci ! Je savais bien que je pouvais compter sur vous. Mais faisons mieux encore. Êtes-vous fort occupé aujourd’hui ?

— J’ai ma consultation à terminer et quelques visites à faire.

— Ensuite vous dînerez ?

— Oui.

— Eh bien ! invitez-moi… si vous êtes libre du moins.

— Oh ! je suis toujours libre !

Le docteur avait dit cela avec un triste sourire, qui aurait certainement frappé Geneviève si elle eût été moins préoccupée de sa situation.

— Alors, reprit-elle, vous voulez bien de moi pour convive ?

— Je suis ravi de cette bonne pensée que vous avez là. Vous prendrai-je chez vous, ou bien nous donnons-nous rendez-vous ?

— Je préférerais vous retrouver dans Paris, car je vais seulement passer à mon hôtel et je ferai ensuite quelques courses indispensables.

— S’il en est ainsi, voulez-vous me rejoindre à sept heures, ? Voyons, où ? Tenez, chez Voisin.

— Voisin ! N’est-ce pas dans la rue Saint-Honoré ?

Et comme Paul semblait surpris qu’elle ne connût pas mieux l’adresse de ce restaurant, Mme Frémerol ajouta en rougissant :

— Mais, mon ami, même au temps de ma plus folle jeunesse, je n’ai jamais été l’habituée de ces sortes d’endroits. D’ailleurs, il y a si longtemps !

— Je vous demande pardon ! Oui, Voisin est rue Saint-Honoré, à côté de l’église de l’Assomption. C’est absolument bien fréquenté. Je vous attendrai à sept heures, à l’entrée de l’établissement, rue du Luxembourg.

— C’est entendu et encore merci ! Je vous laisse à vos malades. À ce soir !

Et après avoir serré affectueusement les deux mains du docteur, la mère de Claude partit un peu rassurée, envisageant avec moins d’épouvante l’entrevue qu’elle devait avoir son mari, puisqu’elle était certaine que quelqu’un serait là, prêt à accourir si elle avait besoin d’être protégée.

Guerrard, dès qu’il fut seul, se hâta de recevoir les clients qui attendaient dans son salon, et quand sa consultation fut terminée, il alla retenir un cabinet chez Voisin ; puis il visita quelques malades, et à sept heures, lorsque la voiture de Geneviève s’arrêta devant l’entrée du restaurant, il était là déjà, depuis dix minutes au moins.

Quelques instants après, ils étaient installés en face l’un de l’autre dans un des petits salons du premier étage, et certes, en voyant en tête à tête, devant une table luxueusement servie, cet homme jeune, élégant, et cette femme remarquablement belle encore malgré ses quarante ans, on n’aurait jamais supposé le véritable motif de leur réunion.

Du reste, Mme Frémerol dissimulait en partie ses terreurs. Elle ne voulait pas cesser d’être aux yeux du docteur l’héritière menacée dans sa fortune, pour devenir ce qu’elle était réellement : l’épouse légitime d’un mari forçat qui avait le droit de la contraindre à reprendre la vie commune, et la mère d’une fille adorée, dont l’honneur et le repos étaient entre les mains d’un échappé du bagne.

C’est que la pauvre femme, avant de rejoindre Paul, était allée chez son avoué, et qu’après l’avoir entretenu d’abord de quelques affaires d’argent, comme si c’eût été là le but unique de sa visite, elle l’avait entraîné adroitement sur un autre terrain, ce qui lui avait permis de se renseigner exactement sur certains articles du code pénal et du code civil qui l’intéressaient directement.

Quant à Guerrard, ravi d’être utile à Geneviève, il s’efforçait de la convaincre qu’elle était seulement l’objet d’une tentative de chantage dont les conséquences pécuniaires seraient peu sérieuses, que cette fâcheuse aventure ne ferait aucun bruit, et, si préoccupé qu’il fût lui-même, il faisait tout pour la distraire.

L’ancienne maîtresse de Berquelier eut le courage héroïque d’écouter le docteur et parfois même de sourire, et le dîner s’était ainsi prolongé jusqu’à huit heures et demie, lorsqu’elle donna elle-même le signal du départ.

Dix minutes après, le coupé qu’un chasseur du restaurant avait fait avancer déposait Mme Frémerol et son ami devant l’hôtel de la rue de Prony.

En entendant la voiture s’arrêter, le concierge avait ouvert ; Geneviève et Paul traversèrent la cour et trouvèrent en haut du perron le valet de chambre qui les attendait.

Se conformant aux ordres qui lui avaient été donnés dans l’après-midi, le vieux domestique avait servi le thé dans le boudoir qui précédait cette galerie, où, deux années auparavant, la mère de Claude avait reçu le duc de Blangy-Portal.

Par une serre qui existait à son extrémité, cette galerie communiquait avec le jardin.

— Je n’ai plus besoin de vous, dit la maîtresse de la maison à Dupuy, lorsque celui-ci l’eut débarrassée de son manteau ; vous pouvez remonter chez vous. Il est probable que je ne coucherai pas à l’hôtel, et M. Guerrard me conduira jusqu’à la station des voitures. Si je reste, je vous sonnerai demain matin.

Le médecin était un trop vieil ami de la maison pour que sa présence à pareille heure semblât étrange au valet de chambre. Il s’inclina et sortit.

Demeurée seule avec son hôte, la mère de Claude lui servit une tasse de thé et, se laissant tomber dans un fauteuil, elle murmura, toute pâle :

— J’étais si heureuse cependant !

— Voyons, fit Paul, en se rapprochant d’elle, je ne vous reconnais pas ! Vous si forte, si énergique ! Si vous craignez vraiment quelque chose de cet homme, ne le recevez pas. Voulez-vous que j’y aille à votre place ? J’écouterai ses propositions avec plus de calme que vous ne pourrez le faire, et je vous les transmettrai fidèlement.

— Oh ! non, non ! Puisque j’ai commis l’imprudence de lui donner ce rendez-vous, je ne puis plus faire autrement que de l’entendre !

Geneviève avait lancé ces mots avec une indicible terreur, et Guerrard eut aussitôt l’idée qu’il y avait dans tout cela quelque mystère autrement grave qu’une simple question de revendication d’héritage. Néanmoins il se garda d’insister, mais quand, quelques instants plus tard, Mme Frémerol se leva, il lui proposa de l’accompagner.

— Oui, répondit-elle, venez ! Je vais ouvrir la petite porte et nous choisirons l’endroit où vous vous tiendrez, aux environs du kiosque.

Ils passèrent dans la galerie et gagnèrent le jardin.

Bien que le temps fut beau, le ciel était couvert, et au delà du parterre, sous les grands arbres, l’obscurité était presque complète. Mais le parc leur était familier à tous deux. Ils en atteignirent donc rapidement le mur de clôture, où existait cette sortie qui donnait sur le boulevard.

La mère de Claude prit la clef dans l’espalier, elle s’était assurée dans la journée qu’elle l’y trouverait ainsi qu’à l’ordinaire ; elle la glissa dans la serrure, lui fit faire deux tours et après avoir tiré les verrous, amena un peu à elle la porte, de façon que, du dehors, il n’y avait plus qu’à la pousser.

Cela fait, elle entraîna son compagnon vers le kiosque, où elle lui dit, avant d’en franchir le seuil et en lui désignant, de la main, l’avenue qui conduisait à la maison

— Cachez-vous là-bas dans un massif, pas trop loin, mais surtout ne venez que si je vous appelle. Je suis vraiment ridicule d’avoir une telle peur ! Tout va sans doute se passer le plus tranquillement du monde entre cet homme et moi.

— Je l’espère bien, répondit le docteur, mais comme il faut tout prévoir, même le cas où vous ne pourriez pas crier ou bien celui où je ne vous entendrais pas, prenez mon revolver. Si vous avez besoin de moi, vous ferez feu par la fenêtre, j’accourrai aussitôt.

— Oui, c’est mieux ainsi, mais ce sera certainement inutile !

Elle saisit l’arme, la glissa dans son corsage, puis elle pria Guerrard de s’éloigner, et, pendant qu’il disparaissait sous la voûte de feuillage, elle gravit rapidement le perron de quelques marches qui menait au rez-de-chaussée du pavillon.

C’était une de ces constructions élégantes et légères comme on en élève dans les jardin d’une certaine étendue. Il ne se composait que d’un vestibule et d’une grande salle garnie de divans, de meubles de bambous et éclairée par trois larges baies.

À la place du billard qui occupait, du temps d’Adolphe Berquelier, le milieu de la pièce, se trouvait un grand pouf circulaire, au centre duquel se dressait un massif de fleurs.

Après avoir allumé un candélabre, Geneviève ouvrit celle des ouvertures qui donnait dans la direction où Guerrard s’en était allé, et elle s’arma de calme pour recevoir son terrible visiteur.

Neuf heures et demie venaient de sonner.

Au même instant deux hommes s’attablaient loin des becs de gaz, à l’extérieur d’un petit café de la place des Ternes, et se faisaient servir un carafon de cognac.

C’étaient Jean Mourel et son ami Durest.

— Ainsi, dit l’ancien clerc d’huissier à l’ex-forçat, tu es bien décidé à exiger de ta femme la moitié de sa fortune ?

— Ma part légitime tout simplement, répondit le faussaire.

— C’est vrai, puisque vous êtes mariés sans contrat, ce qui veut dire communauté de biens. Je n’ai pas oublié mon métier. Et si elle refuse ?

— Si elle refuse ? Oh ! elle ne refusera pas ! Si je veux tout, elle me donnera tout !

— Tu serais alors bien bon de te gêner. Et moi, qu’est-ce que j’aurai ?

— Je t’ai promis cinquante mille francs, et tu sais que je tiens ma parole. En quittant Reims, il y a vingt ans, j’ai juré de me venger. Dans un quart d’heure, ce sera chose faite.

— Dame ! Rose ne l’aura pas volé. Mais, dis donc, tu n’as pas peur de tomber dans quelque piège ? Si ta fidèle épouse avait prévenu la police ?

— La police ! Pour m’arrêter ? Es-tu bête ! Qu’est-ce qu’elle y gagnerait ? Sans doute, elle me ferait condamner à quelques mois de prison pour rupture de ban, puisque la cour d’assises, en plus de ma peine, m’a gratifié de la surveillance et que Paris m’est interdit. Et après ? Elle redeviendrait immédiatement Mme Mourel ! Or c’est surtout cela qu’elle craint, à cause de sa fille plutôt encore que pour elle-même. Vois-tu un peu le faubourg Saint-Germain apprenant un beau matin que la noble duchesse de Blangy-Portal est tout simplement la fille d’un ex-pensionnaire de Cayenne !

— Sapristi ! c’est vrai, tu es le beau-père d’un duc ! C’est drôle tout de même !

— Je n’ai donc rien à redouter de ma femme ; elle a trop d’intérêt à ne pas faire de bruit. Elle se taira et financera… autant que je le voudrai.

— Et j’aurai mes cinquante mille francs ?

— Et tu auras tes cinquante mille francs tout ronds, les trois mille que je t’ai déjà donnés ne comptant pour rien.

— Ah ! tu es un véritable ami ! Je pourrai donc devenir patron à mon tour, fonder le cabinet d’affaires que je rêve depuis si longtemps. Je me ferai surtout une clientèle de femmes.

— Tu seras le conseiller des dames.

— Avec elles on ne perd jamais complètement ses honoraires.

— Toujours amateur du beau sexe ! Eh bien, c’est parfait ! Chacun son go&t. En attendant, comme il ne faut pas faire poser une femme, pas même la sienne, et qu’il ne doit pas être loin de dix heures, en route !

En disant ces mots, Mourel avait frappé sur la table de marbre avec une pièce de monnaie ; le garçon accourut, il lui paya les consommations et, suivi de son compagnon, s’éloigna du café dans la direction du parc Monceau.

Ils furent bientôt en face des grilles de l’ancienne propriété des d’Orléans.

Ainsi que l’avait dit Geneviève, cet endroit du boulevard était absolument désert ; de plus, l’administration de la voirie s’était emparée de l’espace réservé aux trottoirs pour y établir les égouts et les conduites de gaz, et il y faisait nuit complète.

— Tu connais la porte ? demanda Durest à son ami, qui marchait le premier, en se garant des matériaux dont était encombré le revers de la chaussée.

— Je suis venu faire une reconnaissance en plein jour, répondit l’ancien forçat, et j’ai eu raison, car le diable si, sans cette précaution, je pourrais retrouver cette porte-là ce soir. Tiens, la voilà ! Ne viens pas plus loin. Attends-moi.

— Parbleu ! et avec impatience. Cependant ne te presse pas pour moi ; les affaires sont les affaires !

Le gredin s’était assis sur un tas de sable, et, d’une allumette frottée contre le talon de sa chaussure, avait allumé sa pipe, indiquant ainsi qu’il était disposé à rester là aussi longtemps que ce serait nécessaire.

Mourel, lui, continua de longer la muraille pour gagner la petite porte grise qu’il venait de montrer à Durest.

On eût dit que cette porte était fermée, mais, en la touchant de la main, le mari de la Frémerol reconnut qu’elle reposait seulement contre l’encadrement.

Alors, après s’être assuré d’un coup d’œil qu’il ne passait personne sur le boulevard, il l’entrebâilla, se glissa dans le jardin et la repoussa doucement derrière lui.

Cela fait, il se dit, en fouillant du regard les massifs :

— Maintenant, orientons-nous. Fichtre ! qu’il fait noir ! Bah ! la traversée de Saint-Laurent à Berbice était autrement difficile !

Et ses yeux se faisant un peu aux ténèbres du parc, il distingua l’allée à l’extrémité de laquelle devait être le pavillon où on l’attendait.

Il s’y engagea sans hésitation et bientôt, en effet, aperçut le kiosque dont les fenêtres étaient éclairées.

— Allons, murmura-t-il, elle est exacte, c’est de bon augure !

Deux minutes après, il était dans le vestibule du pavillon et reconnaissait Geneviève qui, en l’entendant venir, s’était avancée à sa rencontre.

Elle l’invita du geste à la suivre dans la pièce.

Il obéit, ferma la porte et demanda :

— Nous sommes seuls, au moins ?

— Vous le pensez bien ! riposta la mère de Claude d’un ton qui ne permettait pas de douter de son affirmation.

— C’est vrai, vous devez tenir fort peu à ce qu’on m’entende ; au contraire ! Alors, causons… comme de bons amis.

La pauvre femme n’ayant pu, à ces mots, retenir un tressaillement, le faussaire ajouta aussitôt avec un mauvais regard :

— Dame ! à moins que tu ne préfères, Rose, que nous soyons des ennemis !

— Je vous écoute, fit-elle sèchement, en s’adossant contre un meuble, tout près de la large baie ouverte qui donnait du côté de la maison.

— Je te ferai observer, dit Jean, que si tu n’es pas fatiguée, moi je le suis. Ah ! c’est que je viens de loin ! Tu permets ?

Et il s’enfonça dans un fauteuil, le chapeau rejeté en arrière, un sourire goguenard aux lèvres, sa canne sur ses jambes croisées, et dévisageant impitoyablement la malheureuse dont le sort était entre ses mains.

Après quelques secondes de silence, il se décida enfin à prendre la parole.

— J’aurais pu, dit-il, au lieu de passer par la petite porte que tu m’as fait prendre, me présenter tout simplement à ton hôtel par la rue de Prony mais, sans doute, tu ne m’aurais pas reçu, et le scandale que tu veux éviter aurait éclaté tout de suite. Me voici donc chez toi… incognito. Il ne s’agit plus que de nous entendre. Combien as-tu de millions ?

— Que vous importe, si je vous donne tout l’argent que vous exigerez pour payer votre silence… et votre départ de Paris, votre éloignement de la France.

— Mon éloignement de la France ? Ah diable ! Tu n’exigeras pas cependant que je retourne sur les bords du Maroni, où tu m’as laissé crever de misère et de faim !

— Ça n’est pas pour revenir sur le passé que vous m’avez demandé ce rendez-vous. Arrivons au fait. Il faut que je soie ce soir à Verneuil. Or le dernier train part à onze heures et demie.

— Et si elle ne te voyait pas ce soir, Mme la duchesse de Blangy-Portal, ta fille, notre fille, serait inquiète.

La Frémerol pâlit, mais cependant ne broncha point.

— Eh bien ! reprit Mourel, puisque tu veux en terminer rapidement, tu me donneras trois millions.

— Vous avez perdu la raison fit Geneviève en haussant les épaules.

— Pas le moins du monde ! Ce n’est peut-être pas la moitié de ce que tu possèdes, bien que Claude en ait reçu cinq en dot.

— Quelle que soit ma situation pécuniaire, je ne saurais trouver une somme aussi considérable. Ma fortune est en terres, en immeubles ou en valeurs qui ne sont pas réalisables du jour au lendemain.

— Oh ! j’attendrai, s’il le faut ; je ne suis pas sans le sou. Là-bas, j’ai fait quelques économies.

— Vous attendrez à Paris ?

— Sans aucun doute ! Paris est bien changé depuis vingt ans, et comme je ne le suis pas moins, j’aurai grand plaisir de le visiter d’un bout à l’autre. Je ne crains pas du tout d’être reconnu.

— Si telle est votre intention, nous ne pourrons nous entendre, car je ne céderai à vos exigences qu’à la condition expresse que vous quitterez la France, l’Europe même, dans le plus bref délai.

— Par exemple !

— C’est ainsi ! Vous voulez trois millions ? Je vous les donnerai, mais en traites sur Melbourne.

— C’est toi qui es folle ! Après avoir touché mes trois millions en Australie, qui m’empêcherait de revenir ? Aller et retour, c’est aujourd’hui un voyage de quatre mois à peine. Ah ! je comprends, tu comptes un peu sur les accidents de mer.

— Non, mais je veux croire que lorsque vous serez riche, dans un pays où l’on peut vivre avec luxe, vous ne songerez plus à le quitter.

— Et que je m’y marierai, et que j’y deviendrai père de famille. Tu t’es bien mariée ou à peu près, toi, sans être veuve !

— Vous serez le maître d’agir à votre guise !

— Parbleu ! je pense bien que ce n’est pas toi qui me dénoncerait comme bigame. Alors, mon départ, c’est ta condition absolue ?

— Absolue !

— Je le regrette, car vraiment plus je te regarde, — l’autre jour à Verneuil, sous les arbres, je ne t’avais pas bien vue, — plus je te trouve jolie. Tu n’as jamais été aussi belle ! Je serais bien bête, pour une moitié de fortune et les amours problématiques d’outre-mer auxquelles tu m’autorises généreusement, de laisser une fortune complète et une femme charmante, qui m’appartiennent légalement, en toute propriété !

— Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire que, réflexion faite, je ne veux ni tes millions, ni le voyage, mais toi-même. J’aurai fait un mauvais rêve de vingt ans, voilà tout !

Mourel avait quitté son siège et s’avançait vers Geneviève, les bras ouverts.

— Ne m’approchez pas, dit-elle.

— Pourquoi donc ? fit-il, en hésitant un peu ; ne suis-je pas ton mari ? Cet hôtel n’est-il pas le tien ? Eh bien ! oui, je veux reprendre la vie conjugale. Ta fille sera la mienne ! Oh ! je ne lui reprocherai pas l’irrégularité de sa naissance ; tu n’auras pas besoin de dire à ton noble gendre d’où je viens !

La malheureuse était à ce point stupéfaite de ce langage nouveau, de ces prétentions nouvelles de Jean, qu’elle ne trouva que cette réponse à lui jeter à la face :

— Mais vous savez bien que vous n’avez pas le droit de rester à Paris, que vous y êtes en rupture de ban, que, d’un mot, je puis vous faire arrêter !

— Ah ! tu crois cela ! Faire arrêter le beau-père de M. le duc de Blangy-Portal ? Allons donc, tu n’oserais pas !

— Je ne l’oserais pas ! Eh bien ! si vous sortez d’ici sans que tout soit définitivement réglé entre nous, c’est ce soir même, en vous quittant, que je ferai le nécessaire, je vous le jure !

— Tu me le jures ? Sur quoi ? Sur qui ? Sur ton honneur ou sur la tête de Mme la duchesse Claude ?

— Je vous défends de mêler le nom de ma fille à tout ceci !

— Tu me défends ? Sais-tu que tu commences m’ennuyer, madame Mourel ! J’en ai assez de ces manières-là ! Tu oublies que nous sommes seuls ! Car nous sommes seuls ; tu n’es pas assez sotte pour avoir mis quelqu’un en tiers dans cette entrevue conjugale. Par conséquent, je suis le maître.

Et bondissant vers elle, il tenta de la prendre par la taille.

Geneviève, qui se méfiait, lui échappa, fit en courant le tour du pouf, revint à la fenêtre et, prenait le revolver de Paul dans son corsage, voulut tirer en l’air.

Plus prompt que sa femme, Jean lui saisit le bras et, pâle de colère, l’œil menaçant, il lui dit, en la repoussant brutalement d’une main, à l’intérieur du salon, pendant que, de l’autre, il fermait la fenêtre :

— Ah ! coquine, tu veux appeler à ton secours, un de tes amants, sans doute ! Alors, à nous deux ! Non, ce n’est pas seulement ta fortune que je veux, c’est toi et ta fille ! Tu m’entends, oui, ta fille, qui demain saura que son père est un ancien forçat !

Cela dit, il s’élança vers la porte restée ouverte pour s’enfuir, mais folle, éperdue, la mère de Claude, courant à lui, s’écria :

— Lâche, infâme ! Ah ! personne n’apprendra rien de toi !

Et, presque à bout portant, elle fit feu sur lui.

Mourel jeta un cri inarticulé, tomba à genoux, s’étendit sur le parquet, le visage ensanglanté, râlant ; puis, tout à coup, il devint immobile.

Sa femme fit un pas en arrière et s’affaissa sur le divan, ses yeux hagards fixés sur cet homme qui ne faisait plus un mouvement.

Elle ne se rendait pas bien compte de ce qui venait de se passer et ne revint à elle qu’en voyant entrer Guerrard, qui, à la détonation, était accouru.

Alors, sans même avoir la force de quitter son siège, de sa main tremblante, serrant toujours convulsivement son arme, elle lui montra sa victime, en bégayant :

— Secourez-le, secourez-le !

Le docteur se pencha sur Jean, mais son examen ne dura que quelques secondes.

Il avait été atteint à l’angle interne de l’œil droit ; la balle s’était logée dans le cerveau. Il avait été foudroyé.

— Cet homme est mort, dit-il, en se relevant ; je ne puis rien pour lui !

— Mort, s’écria Geneviève, mort ! Mon Dieu ! qu’ai-je fait là ?

Et jetant loin d’elle son revolver, elle s’agenouilla lourdement, en ajoutant avec un accent d’horreur :

— Qu’allons-nous devenir ? Ma fille ! ma pauvre enfant !

Paul courut à elle, la prit dans ses bras, la transporta de l’autre côté de la pièce, auprès de la fenêtre, et, là, lui dit :

— Voyons, amie, du calme, je vous en conjure ! Que s’est-il passé ? Cet individu vous a menacé sans doute ; vous vous êtes défendue ; c’était votre droit, vous étiez chez vous.

— Mais cet homme que j’ai assassiné, c’était mon mari !

— Votre mari !

— Ah ! oui, c’est vrai, vous ne le savez pas non plus, vous, comme les autres, comme personne ! Ah ! j’aurais dû tout vous dire. Celui qui est là s’appelait Jean Mourel. Il a été condamné au bagne il y a vingt ans. Je le croyais mort. Claude n’est pas sa fille. Il voulait me la prendre, tout faire savoir au duc. Alors j’ai perdu la tête ! La colère, la douleur, le désespoir m’ont enlevé la raison et… Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !

— Vous l’avez tué ; vous avez bien fait !

La Frémerol se redressa brusquement.

— Eh ! sans doute, vous avez bien fait, reprit Guerrard, que la pensée de l’horrible révélation dont avait été menacée celle qu’il aimait affolait a son tour. Vous avez frappé dans le cas de légitime défense !

— Mais ce corps, ce cadavre ?… Lorsqu’on saura…

— On ne saura rien, je me charge de tout ! Courez à l’hôtel, préparez-vous à partir et attendez-moi !

— Qu’allez-vous faire ?

— Vous sauver, vous sauver tous ! Je vous en prie, pas d’hésitation ; allez-vous-en vite, bien vite ! On n’a rien entendu, c’est certain, sans quoi, déjà, l’un de vos gens serait ici. Dans cinq minutes, je vous aurai rejointe.

Et, prenant Geneviève par le bras, il lui fit traverser la pièce, où elle dut en quelque sorte frôler du pied le cadavre de Mourel puis, après s’être assuré qu’elle retournait à la maison, il rentra, chargea le mort sur ses épaules, éteignit les lumières, quitta le pavillon et se dirigea rapidement vers la sortie du boulevard.

Arrivé là, il se débarrassa de son lugubre fardeau, entr’ouvrit la porte et inspecta le dehors.

La nuit y était aussi profonde que dans le parc. Il ne vit pas une ombre qui se tenait immobile, accroupie derrière un amas de matériaux.

Alors il vint reprendre le cadavre entre ses bras et, se glissant le long du mur de clôture, il le porta au delà de l’endroit où ce mur unissait, jusqu’à un chantier de construction, où il l’étendit sur un tas de sable, au bord de la tranchée creusée par les ouvriers de la voirie.

Ensuite, se dissimulant dans l’ombre, en rampant, il regagna la petite porte, la franchit, la ferma derrière lui à double tour, enleva la clé de la serrure, la remit à sa place ordinaire, tira les verrous et se rendit de nouveau au kiosque.

En songeant que le meurtre y avait peut-être laissé des traces, il voulait les faire disparaître.

Mais il n’en était rien. Grâce à la bougie qu’il avait allumée, il s’assura qu’il n’existait nulle part, ni sur le parquet, ni sur les meubles, une seule goutte de sang.

Cette constatation lui rendant aussitôt son calme accoutumé, il rangea tout dans la pièce, remit les meubles en place, ramassa le pistolet jeté sur le divan, souffla la lumière, sortit et s’élança dans l’avenue qui menait à la maison.

Il lui tardait de retrouver la mère de Claude pour la rassurer un peu sur les suites du drame dont elle venait d’être l’héroïne.

Il ne se doutait guère de ce qui se passait au même instant sur le boulevard de Courcelles.

Après avoir vu son ami disparaître dans le parc de l’hôtel, Durest, à demi étendu sur le sable et tout en fumant, s’était d’abord laissé aller à ses rêves de fortune mais, après les avoir caressés les uns et les autres, il s’était senti envahi par une sorte de terreur, causée surtout par son isolement en un endroit aussi désert, car il n’était rien moins que brave, et il s’était assis, l’oreille attentive, fouillant la nuit de ses regards inquiets.

Soudain, il lui sembla qu’une détonation s’était fait entendre.

Aussitôt il se releva tout à fait et, tremblant, se rapprocha de la petite porte, sans oser toutefois la franchir, mais s’efforçant de voir dans l’intérieur du jardin.

Il était là depuis une ou deux minutes, ne parvenant pas à distinguer quoi que ce fût, et peut-être allait-il se hasarder sous les arbres, lorsqu’il perçut distinctement des bruits de pas, venant de son côté.

Il n’eut que le temps de se rejeter en arrière et de se blottir dans l’ombre, contre la muraille.

Alors il vit passer un homme qui en portait un autre ; il vit cet homme se débarrasser de son fardeau dix mètres plus loin, revenir en se glissant pour rentrer dans le parc dont il l’entendit refermer la porte, puis s’éloigner en courant.

– Sacrebleu ! pensa-t-il, qu’est-ce que cela veut dire ? Est-ce qu’il serait arrivé malheur à Mourel ? Est-ce que c’est lui qui est là-bas ? Il ne bouge pas ! Est-ce que…

Mais l’ex-clerc d’huissier, paralysé par la peur, n’osait pas bouger lui-même.

Enfin il s’y décida et, tout en rampant, un peu par prudence et beaucoup peut-être parce qu’il ne pouvait pas se tenir debout, il arriva auprès de son ami, qui gisait étendu, les jambes à demi dans la tranchée.

– Eh ! Jean ? fit-il, en lui soulevant la tête.

Mais il la laissa tomber tout de suite en bégayant :

– Nom de nom, il est mort !

Si sombre que fût la nuit, il avait pu cependant reconnaître que le visage de Mourel était inondé de sang, et, au toucher, qu’il n’avait plus devant lui qu’un cadavre.

— Elle l’a tué, la coquine ! murmura-t-il… ou elle l’a fait assassiner par un de ses domestiques, En voilà une affaire ! Je lui avais bien dit de se méfier. Eh bien ! et moi, maintenant, je n’ai qu’à filer ! Voilà mes cinquante mille francs au diable ! Il ne me manquerait plus que de me faire pincer par la rousse.

Il frissonnait, jetant autour de lui des regards effarés, et n’osait se relever pour fuir.

Un peu rassuré cependant par le silence qui régnait sur le boulevard, il allait se hasarder à traverser la chaussée, pour s’en aller du côté opposé, quand, tout à coup, il se pencha de nouveau sur le cadavre, en disant :

— Après tout, ça serait trop bête ! Il n’a plus besoin de rien, le pauvre copain, et ce n’est pas Mme Mourel qui réclamera son héritage.

Et fouillant lestement, comme s’il eût l’habitude de ces perquisitions, les poches du mort, il fit passer tout ce qui s’y trouvait dans les siennes : argent, portefeuille, papiers ; puis, visant une chaîne qui brillait dans l’ombre, il la détacha du gilet, et, à la vue de la montre d’or qui s’y trouvait suspendue, il reprit d’un ton larmoyant, en la glissant dans son gousset :

— Ça sera un souvenir de lui ! De plus, comme cela, on croira bien que le vol a été le mobile de son assassinat. C’est un vrai service à rendre à sa femme ! Quelle gaillarde tout de même ! J’ai eu joliment raison de ne pas m’y frotter ! Elle n’aurait fait de moi qu’une bouchée. J’en ai la chair de poule !

Tout en se livrant à ces apartés cyniques, Durest suivait également une autre pensée, car tout à coup, prenant le cadavre par la tête, il le fit tourner et l’envoya rouler dans la tranchée.

En y tombant, tout au fond, le corps rendit un bruit sourd, et le misérable, sans même jeter un dernier regard de pitié sur son ami, sauta par dessus le fossé, pour disparaître dans l’obscurité de la nuit.

Au même moment, Guerrard, le bras de Geneviève sous le sien, sortait de l’hôtel, dont le concierge, encore levé, leur ouvrit lui-même la porte.

Quelques minutes plus tard, Mme Frémerol montait dans le train de Mantes de onze heures dix, en compagnie du docteur, qui avait jugé prudent de ne pas la laisser retourner seule à Verneuil. Elle était dans un tel état nerveux qu’elle se serait aussitôt trahie devant sa fille.

Or ne fallait-il pas que la duchesse Claude ignorât toujours ce drame sanglant, qui venait de se jouer par amour pour elle !

En traversant le quai pour monter en wagon, ni Guerrard ni Geneviève n’avaient remarqué un individu, petit, d’apparence chétive et les yeux abrités derrière des lunettes bleues, qui était passé près d’eux en courant, pour se blottir dans un compartiment de troisième classe, au milieu d’une foule d’émigrants se rendant au Havre.

Cet individu était tout simplement l’honnête Charles Durest.

Après avoir mis entre lui et l’endroit où gisait le corps de Mourel une distance prudente ; il s’était arrêté sous un bec de gaz, s’était assuré que personne ne le voyait, avait tiré de sa poche la montre du mort, l’avait consultée et s’était dit à lui-même, avec un sourire de satisfaction :

— Elle doit aller à merveille, car ce brave Jean avait pris en Amérique des habitudes d’ordre. J’ai juste temps de partir ! On ne sait ce qui peut se passer. L’alibi, l’alibi ! Il n’y a que ça… et les femmes !

Et il avait descendu au pas accélère la rue de Saint-Pétersbourg, pour gagner la gare Saint-Lazare.

Vers quatre heures du matin et bien que son billet lui donnât le droit de se rendre jusqu’au Havre, notre personnage, le chapeau sur les yeux et le collet de son paletot relevé, en voyageur qui craint la fraîcheur de la nuit, descendit à Harfleur, la dernière station, pour continuer sa route à pied.

Au petit jour, on put le reconnaître dans la patrie de Bernardin de Saint-Pierre, assistant, sur la jetée, au départ des pêcheurs, en flâneur que l’amour de ce spectacle a fait lever avant l’aube.

Puis il prit le chemin de son domicile, et quand il fut enfermé dans sa petite chambre de la rue de Normandie, il faillit devenir fou de joie.

Dans le portefeuille de Mourel, parmi une foule de papiers, dont il remit la lecture à un autre moment, se trouvait une liasse de vingt billets de mille francs.

Après les avoir examinés attentivement, en connaisseur, et pour cause, il s’écria :

– Ils sont vrais! Ce n’est pas comme ceux de jadis. Allons, la nuit n’aura été mauvaise que pour le pauvre Jean! Monsieur Charles Durest, vous perdez une trentaine de mille firancs à l’affaire, c’est vrai, mais il faut savoir se contenter de peu !

Et, la conscience absolument tranquille, l’ex-clerc de Me Tellier se glissa voluptueusement dans son lit, où, les précieux chiffons pressés contre son cœur, il ferma les yeux, impatient qu’il était d’être bercé par les rêves qui allaient venir à lui par la porte d’ivoire.

Quelques heures plus tard, aussi frais et aussi dispos que s’il eût dormi toute une longue nuit, il se mettait au travail chez les Allemands MM. Oulmann et Cie dont il était le fidèle employé.