La Duchesse Claude (Pont-Jest)/XIV

La bibliothèque libre.
E. Dentu (p. 292-312).

XIV

LE LENDEMAIN DU MEURTRE


Personne, heureusement, ne monta dans le compartiment où Mme  Frémerol et Guerrard s’étaient casés, au hasard.

Ils n’avaient pas eu le temps de choisir, car si la pauvre femme, soutenue par son compagnon, avait traversé d’un pas assez ferme la salle d’attente et le quai, à peine en wagon, les forces lui manquèrent et elle s’affaissa dans un coin, prête à défaillir.

Le docteur se hâta d’ouvrir les vasistas, de lui donner tous les soins possibles, et bientôt Geneviève revint à elle, mais pour fondre en larmes.

Sachant que les pleurs sont souvent le meilleur des calmants, Paul attendit qu’elle fut un peu sortie de cette crise nerveuse pour la rassurer par de consolantes paroles.

— Que voulez-vous ? lui dit-il, ce qui est arrivé était écrit. Vous n’avez été que l’instrument aveugle, inconscient de la fatalité, de la justice même ! Il ne s’agit pas maintenant de vous laisser abattre ! Vous devez au contraire mettre un masque impénétrable sur votre visage, pour votre fille, pour tout le monde. On ne supposera pas que cet homme a trouvé la mort chez vous. On croira qu’il a été victime d’une agression nocturne.

— Et lorsqu’on saura son nom ! dit la pauvre femme avec un frisson d’horreur ; si on apprend qu’il était mon mari, est-ce que la justice ne se demandera pas pourquoi son cadavre a été ramassé à deux pas de ma porte ? Alors on dira que je l’ai tué pour me défaire de lui, que je lui ai tendu un guet-apens. Ah ! je suis bien perdue ! Et ma fille, ma Claude bien aimée !

La malheureuse sanglotait de nouveau.

— D’abord, reprit Guerrard, on ne découvrira peut-être rien de ce que vous craignez. Il se peut parfaitement que cet individu n’ait sur lui aucun papier de nature à mettre sur les traces de son identité, et il est probable qu’il n’a aucune relation à Paris. La police s’intéresse peu aux inconnus ; elle ne multipliera pas ses recherches. Mais enfin, soit ! admettons qu’on reconnaisse en lui le condamné d’il y a vingt ans, cela ne conduira pas forcément à découvrir que vous étiez sa femme. On ignore le nom que vous portiez jadis. À Reims même, cinq ou six vieux amis à peine s’en souviennent, et certes, en acceptant que leur attention soit éveillée par l’événement, ils garderont le silence. Ce n’est pas Mme  Ronsart qui parlera. Or, elle seule et moi connaissons ce secret. Est-ce que même je m’en serais jamais douté, si vous ne me l’aviez pas révélé tout à l’heure !

— Oui tout peut se passer de la sorte ; mais si, cependant, on arrive à ! a vérité ?

— Eh bien ! si on en vient là, je vous sauverai encore !

— Vous !

— Oui, moi ! Convenons bien de nos faits tout de suite. Je dirai que c’est moi qui ai tué cet homme. Je raconterai que, prié par vous de vous accompagner dans votre hôtel pour assister à l’entrevue que vous avait demandée un prétendu parent de M. Berquelier, je suis arrivé au moment où cet individu vous menaçait, que j’ai voulu vous protéger, le chasser, et que, menacé moi-même, dans le cas de légitime défense, j’ai tiré sur lui puis, que ce meurtre excusable accompli et dans le seul but d’éviter un scandale, j’ai transporté le corps où il a été trouvé.

— Vous feriez cela ? Ah ! mon cher Guerrard ! Et si on ne vous croit pas ?

— Pourquoi douterait-on de moi ? La vieille amitié qui nous lie, mon intimité avec le duc, ma respectueuse affection pour votre fille, votre situation particulièrement délicate, le soin que vous deviez prendre, tout naturellement et par amour maternel, de traiter secrètement avec celui qui revendiquait une part, qui ne lui était pas due, de votre fortune, est-ce que ce ne sont pas là des motifs suffisants pour faire comprendre que vous m’avez voulu en tiers dans cette entrevue qui vous était imposée par les circonstances ? On ne pourra vous adresser qu’un seul reproche : celui de m’avoir dissimulé ce que cet homme était réellement pour vous.

— Et si on croit, au contraire, que je vous ai tout avoué, est-ce qu’on n’aura pas le droit de dire que nous nous sommes entendus pour nous défaire de celui qui nous gênait… tous les deux ? Oh ! je vous demande pardon, mais il faut tout prévoir !

À la possibilité d’une semblable accusation, qui pouvait faire de lui le meurtrier d’un mari dont la femme était sa maîtresse, c’est-à-dire un assassin vulgaire, par passion adultère et même pour lucre, le docteur ne put retenir un tressaillement.

De plus, en pensant qu’on supposerait qu’il était l’amant de Mme  Frémerol et que Claude, Claude qu’il aimait, le croirait elle-même et n’aurait alors pour lui que du mépris, il éprouvait une horrible douleur. Néanmoins, faisant appel à toute sa volonté, il reprit, s’efforcant même de sourire :

— Personne ne songera jamais à m’attribuer un tel rôle ; on sait combien j’en suis peu digne et on sait aussi comment vous vivez depuis le mariage de votre fille. Ne nous arrêtons donc pas à cette supposition, et contentons-nous de bien convenir de nos paroles, pour le cas, qui ne se produira pas, j’en ai la conviction, où on découvrirait que c’est chez vous que cet inconnu, car il restera un inconnu pour tout le monde, a trouvé la mort. C’est moi qui l’ai tué, tout simplement parce qu’il s’était introduit dans votre hôtel pendant la nuit, avec escalade ou effraction, et qu’en prenant l’air dans le parc, je me suis trouvé tout à coup en face de lui.

— Eh ! oui, soit ! il faut bien nous arrêter à ce mensonge ; mais quand on se demandera toujours pourquoi, ce meurtre légitime accompli, vous n’avez pas appelé mes gens, pourquoi vous avez transporté le corps sur le boulevard, il ne vous restera qu’une explication à donner : c’est que vous ne vouliez pas qu’on sût que, cette nuit-là, vous étiez seul dans mon hôtel avec moi.

L’impasse était absolue, Paul le comprit ; aussi répondit-il après une seconde d’hésitation :

— Alors, je vous en demande pardon par avance, nous laisserons tout supposer plutôt que de dire la vérité. Nous ne détromperons que celle qui ne doit pas douter de vous ni du désintéressement de mon affection.

— Docteur, vous êtes le meilleur et le plus généreux des amis ! C’est Dieu qui, pour la seconde fois, vous met sur mon chemin !

Et la pauvre femme, des larmes plein les yeux, saisit ses mains pour les porter convulsivement à ses lèvres.

Guerrard put à peine se défendre de cette marque de reconnaissance, mais il parvint si bien à convaincre Geneviève que le secret sanglant qui les unissait resterait entre eux que, quand le train s’arrêta à Mantes, elle put gagner d’un pas ferme la voiture que la duchesse lui avait envoyée à tout hasard, et qu’en rentrant chez elle, sa voix ne trembla pas, en donnant ses ordres à la femme de chambre qui l’attendait.

Cependant elle n’osa pas aller embrasser sa fille ; l’épreuve eût été trop dangereuse, elle n’y eût peut-être pas résisté sans se trahir.

Sous le prétexte qu’elle ne voulait pas réveiller Claude, elle monta tout droit dans son appartement.

Quant au docteur, aussitôt enfermé dans la chambre qui était la sienne à la villa et où il avait des vêtements et du linge, puisqu’il passait souvent plusieurs jours de suite à la campagne, il se hâta de faire disparaître les petites taches de sang qui se trouvaient sur les poignets de sa chemise, et, cette précaution prise, il se mit froidement en face de la situation qu’il avait acceptée dans le drame de la rue de Prony.

Cette situation, il ne se le dissimulait pas, était pleine de périls, car il n’était pas aussi persuadé qu’il avait voulu le paraître devant Geneviève que la police, conduite par l’identité de Mourel, qu’elle découvrirait peut-être aisément, n’arriverait pas à sa femme et, conséquemment, n’admettrait que bien difficilement qu’elle était étrangère à sa mort ou tout au moins qu’elle l’ait ignorée.

Il était toujours décidé à jouer, si cela devenait nécessaire, le rôle qu’il s’était distribué lui-même dans cette terrible aventure, mais s’il acceptait par avance de passer aux yeux de tout Paris pour l’amant de la Frémerol, il ne voulait pas, cela à aucun prix, que Claude le crût un seul instant.

Il n’espérait certes rien de son amour pour la duchesse ; il s’était juré de ne pas le lui avouer ; il comprenait donc bien qu’elle ne serait jamais à lui mais il se refusait néanmoins à perdre son estime, sa confiance, à laisser élever entre eux une barrière infranchissable.

Il était par conséquent résolu, si les circonstances l’exigeaient, à dire à la jeune femme tout ce qu’il serait indispensable qu’elle connût pour ne pas cesser de voir en lui son ami le plus sincère et le plus dévoué.

Ce qui, pour l’heure, était surtout urgent, c’était qu’il n’ignorât rien du passé de Geneviève, afin de bien arrêter, d’accord avec elle, tout un plan de défense.

Aussi, le lendemain matin, après une nuit que l’insomnie lui rendit interminable, se présenta-t-il chez Mme  Frémerol, avant même qu’elle eût sonné sa femme de chambre.

Il avait hâte de retourner à Paris pour apprendre ce qui s’était passé au boulevard de Courcelles.

La mère de Claude s’empressa de le recevoir.

L’infortunée était vraiment méconnaissable. Après avoir hésité longtemps à se mettre au lit, elle avait fini par s’y décider, mais pour ne pas trouver un seul moment de repos.

Chaque fois qu’elle avait voulu fermer les yeux, le spectre de son mari s’était présenté à son imagination terrifiée par le souvenir de la scène sanglante dont elle avait été l’héroïne.

On eût dit, à ses traits bouleversés, qu’elle sortait d’une maladie grave ; on devinait, à ses paupières gonflées et rougies, que, pendant de longues heures, elle n’avait pas cessé de pleurer.

Guerrard fut littéralement effrayé de la trouver dans un tel état.

— Oh ! ma chère amie, lui dit-il, en s’asseyant auprès de son lit et en prenant affectueusement ses mains qui étaient brûlantes, si vous ne parvenez pas à dissimuler un peu, nous sommes tous perdus. Voyons, du courage, pour votre fille surtout ! Si elle entrait en ce moment, que deviendriez-vous ? J’ai beaucoup réfléchi à tout et je conserve la conviction que vous ne serez mêlée en rien à la disparition de qui vous savez.

Mais si cela arrivait, il faut au moins vous préparer à ne pas vous trahir dès les premières investigations qui seront faites de votre côté.

— Oui, vous avez raison, cent fois raison, mon bon docteur, répondit Geneviève d’une voix sombre, mais comment voulez-vous que j’oublie que moi, moi, j’ai… Ah ! cela est vraiment horrible ! Cet homme, si misérable qu’il fût, était mon mari. N’avait-il pas le droit de m’imposer ses volontés ? D’ailleurs, ne me suis-je pas effrayée trop vite ? Aurait-il fait ce qu’il me menaçait de faire ?

— N’en doutez pas ! Si ses intentions n’avaient pas été telles qu’il vous les avait avouées, il s’y serait pris autrement. S’il s’était senti fort de son droit, il n’eût pas agi comme il l’a fait. C’est dans votre fille surtout qu’il voulait vous atteindre, pour obtenir de votre terreur ce que les tribunaux lui auraient refusé, il le savait bien ! Ce n’est pas la femme qu’il violentait en vous, c’était la mère ! Vous avez défendu votre enfant, vous avez fait justice !

— En votre âme et conscience ?

— Je vous le jure ! Il ne faut donc pas perdre par un manque de sang-froid et par un remords exagéré le bénéfice d’un acte dont la fatalité seule est l’auteur. Il est nécessaire de nous préparer à tout, mais, pour que je vous sois un auxiliaire complètement utile, il faut que je connaisse moins sommairement que vous ne me l’avez dit hier ce qui se rapporte à ce retour inattendu. Oh ! vous pensez bien que ce n’est pas par curiosité que je vous questionne !

— Est-ce que vous n’avez pas le droit de tout savoir !

Et Mme  Frémerol, aussitôt, d’une voix saccadée, le rouge au front, raconta rapidement d’où elle était, comment elle s’était mariée, le crime de Mourel, sa condamnation infamante, son refus à elle de le voir pendant le procès et avant son départ pour le bagne, sa fuite en compagnie d’un premier amant, l’abandon de celui-ci et enfin son retour et sa vie à Paris, jusqu’au jour où il était venu à Verneuil pour assister son père auprès de Claude.

Guerrard savait que ! e premier souci que doivent avoir confesseurs et médecins est celui de rester impassibles devant toutes les souffrances, s’ils veulent leur porter remède.

Aussi, sans trahir l’émotion que lui causaient les douloureux aveux de sa vieille amie, lui demanda-t-il avec calme :

— Vous n’aviez plus entendu parler de cet homme depuis qu’il avait quitté Reims, depuis vingt ans ?

— Il m’a écrit plusieurs fois de Toulon, je ne lui ai pas répondu, mais au moment où il allait s’embarquer pour Cayenne sur la Fortune, j’ai envoyé cinq cents francs pour lui au commissaire du bagne. Je lui avais déjà fait parvenir un peu d’argent, à diverses époques, mais sans qu’il pût savoir de qui cela venait.

— Et de la Guyane ?

— Je n’ai reçu de lui aucune lettre ; mais comme il ne savait pas où j’étais, il se peut qu’il m’ait écrit chez Mme  Ronsart. Or, ma tante ayant quitté Reims à son tour sans dire où elle allait, quand je l’ai appelée à Verneuil, il n’est pas impossible que sa correspondance se soit égarée. En tout cas, rien de lui ne m’est jamais parvenu.

— Il est évident que s’il vous a écrit, votre silence prolongé l’a exaspéré. Vous ne vous êtes jamais préoccupée de ce qu’il devenait là-bas, au pénitencier ?

— Au contraire ! À une certaine époque j’ai fait prendre des renseignements auprès des autorités de Cayenne. C’est alors que j’appris qu’il s’était évadé, en compagnie d’autres condamnés dont les cadavres avaient été retrouvés à demi dévorés par les fauves. On ne put cependant m’affirmer qu’il était mort, et je devais attendre le laps de temps fixé par la loi pour obtenir un jugement de déclaration d’absence. Vous comprenez bien que je n’ai jamais osé en arriver là. Il aurait fallu avouer qui j’étais !

— Et c’est cela qui vous a empêchée de devenir Mme  Berquelier ?

— Cela seulement ! Si j’avais pu avoir l’acte de décès de mon mari, j’aurais été trop heureuse et trop fière de porter le nom d’un honnête homme qui me proposait en outre de reconnaître Claude. Pauvre chère adorée ! Ah ! je vous jure que, par reconnaissance et par amour maternel, j’aurais été une épouse irréprochable.

— Vous ne vous doutez pas comment votre mari est arrivé à vous découvrir et à apprendre aussi exactement ce que vous avez fait depuis votre départ de Reims ?

— Non ! Et cependant il avait laissé à Reims des amis. Correspondait-il avec eux ? Je l’ignore. Du reste personne ne savait ma nouvelle existence, ni quel nom j’avais pris, sauf Mme  Ronsart, et certes ce n’est pas elle qui a parlé. Mais, j’y pense, il y a un nommé Durest, son complice. Il n’avait été condamné, lui, qu’à huit ans de réclusion, et je n’ai pas entendu dire qu’il ait quitté la France.

— Quel individu était-ce ?

— Un clerc d’huissier, intelligent, expert certainement dans tout ce qui touche aux recherches, aux investigations. C’est peut-être lui qui a aussi bien renseigné M. Mourel. Il m’avait fait la cour, et je l’avais toujours repoussé en me moquant de ses déclarations, ainsi que de sa laideur. Il était petit, maigre, jaune et louchait atrocement. Je me souviens que mes plaisanteries à ce sujet le vexaient beaucoup et que, pendant les débats de la cour d’assises, il a tenté, comme le défenseur de mon mari, de faire croire que j’avais causé tout le mal par ma coquetterie et mes dépenses exagérées. Lui aussi voulait déjà se venger de moi ! Il serait donc possible qu’il fût au fond de tout cela !

— Il est probable que si ce Durest avait connu votre situation lorsqu’il est sorti de prison, il aurait fait quelques tentatives auprès de vous, sans attendre le retour de son ami pour vous exploiter. Il aurait essayé tout au moins de vous faire chanter pour son propre compte.

— Oui, c’est possible, mais peut-être n’a-t-il pas osé. C’était un garçon timide, lâche, sans la moindre énergie.

— Et, de plus, j’y pense, il pouvait croire que vous ne craigniez aucune révélation. C’est égal, il serait intéressant de savoir s’il n’a pas été le correspondant de votre mari et son instrument. J’aviserai à cela. Il est rare que la police ne sache pas ce que sont devenus les condamnés de quelque importance après leur libération. Je m’adresserai à Reims. En attendant, il faut vous armer de courage et de sang-froid. Vous sentez-vous assez forte pour garder en face de la duchesse toute votre présence d’esprit ?

— Je ferai, pour dissimuler, des efforts surhumains.

— Faites seulement des efforts maternels, et vous réussirez. Votre chère enfant va vous trouver les traits fatigués, prétextez une forte migraine ; reposez-vous toute la journée et ne bougez pas de Verneuil. Moi je retourne à Paris, d’où, au fur et à mesure que j’apprendrai quelque chose d’intéressant, je vous le ferai savoir.

— Que vous êtes bon ! comment pourrai-je jamais reconnaître ?

— Est-ce que je ne suis pas le gardien naturel du bonheur de Claude ? Oh ! pardon, de Mme  de Blangy-Portal, puisque c’est moi qui l’ai mariée !

Guerrard avait lancé ces mots avec une telle chaleur, une telle expression de dévouement exalté que Geneviève eu fut frappée, et, comme, un peu honteux de ne pas être resté plus maître de lui, il rougissait et gardait le silence, une pensée toute nouvelle envahit la pauvre mère et elle lui dit, en le regardant bien en face :

— Docteur, vous aimez ma fille ?

— Vous n’en avez jamais douté ! répondit Paul vivement, en affectant de ne pas croire que Mme  Frémerol pût donner à ce mot « aimer » une acception différente de celle d’une respectueuse affection.

— Oh ! vous me comprenez bien, fit-elle, en hochant la tête. Ne vous en défendez pas. D’ailleurs en pourrait-il être autrement ? Claude n’est pas heureuse je le crains, quoiqu’elle ne se plaigne jamais. Si vous l’aimez, vous souffrirez, car vous êtes un honnête homme et elle est incapable de manquer à ses devoirs ; mais vous nous défendrez plus énergiquement encore. Savez-vous, mon ami, où m’a conduite cet horrible événement ? À regretter mon ambition maternelle, à croire que j’ai mal agi en faisant de mon enfant adorée une duchesse.

— Et grâce à moi, cela !

— J’aurais dû la donner à un bon et loyal garçon tel que vous, en ne lui cachant rien du passé. Comme nous serions forts aujourd’hui ! Ah ! nous avons été bien mal inspirés tous les deux !

Guerrard ne savait que dire. Les yeux baissés, il frissonnait à cette pensée que cette jeune femme dont l’avenir était si compromis aurait pu être à lui, à lui qui l’eût adorée à genoux.

Cependant, faisant appel à toute sa volonté, il releva la tête et reprit :

— Ce qui est fait est fait ! Ne songeons qu’au présent. Je vous le répète : bon courage. Si votre fille est visible, je vais aller la saluer et j’en profiterai pour l’informer que vous êtes un peu souffrante. Cela la préparera à vous voir les traits fatigués et, de cette façon, vous n’aurez pas de longues explications à lui donner : une séance trop longue avec votre notaire, des comptes à vérifier, n’importe quoi, enfin !

Et comme il s’était levé en tendant la main à Geneviève, celle-ci l’attira à elle et l’embrassa avec effusion, en murmurant :

— Si le duc est pour sa femme ce que je pense, quel malheur que la pauvre chérie n’ait pas le droit de vous aimer, elle aussi !

Plus ému qu’il ne voûtait le paraître, Guerrard s’enfuit sans prononcer un seul mot, et quelques secondes plus tard, au moment où il hésitait un peu, en raison de son état d’esprit, à faire demander à la duchesse si elle pouvait le recevoir, il se trouva précisément en face d’elle, tout à coup, dans le hall du rez-de-chaussée.

Claude, toujours très matinale, se préparait à descendre dans le parc.

— Vous, cher docteur, fit-elle en lui souhaitant le bonjour d’un amical sourire ; je ne vous savais pas à la villa !

— J’avais oublié, madame, des notes importantes, répondit Paul, et je suis revenu hier soir par le dernier train avec votre mère. J’étais, d’ailleurs, fort heureux de l’accompagner, car elle me paraissait un peu souffrante.

— Souffrante ! Je cours bien vite !…

— Oh ! ce n’était rien ; une grosse migraine. Je viens de la voir ; elle va déjà beaucoup mieux.

— Vous m’avez fait peur ! Chère et bonne mère ! Et vous partez ?

— Mes malades me réclament.

— Alors je ne vous retiens pas. À propos, j’ai reçu des nouvelles de Robert. Il m’annonce son retour très prochain. Je vais être obligée de rentrer à Paris. Je n’ai pas besoin de vous dire combien cela me désole. Je me faisais de plus en plus à cette existence tranquille. Je crois vraiment que je n’étais pas née pour être duchesse.

— Vous irez sans doute passer quelques semaines au bord de la mer, à Trouville, avec le duc et son fils ?

— C’était chose convenue avant le départ de mon mari pour le Midi ; cependant, il ne m’en parle pas dans sa dernière lettre. J’ignore quels sont réellement ses projets. Mais pardon je vous fais perdre votre temps. Sauvez-vous ; moi je vais aller embrasser ma mère. Avez-vous fait atteler pour vous conduire à Mantes ?

— Non, d’ici la gare, c’est une promenade ; je préfère aller à pied.

— À bientôt, n’est-ce pas ?

— À ce soir, probablement, car Mme  Frémerol m’a chargé de deux ou trois petites commissions dont je viendrai probablement lui rendre compte aujourd’hui même.

— Vous êtes toujours le meilleur et le plus serviable des amis. Alors, à ce soir !

Et prenant la main de Paul, elle la lui pressa affectueusement. Puis, après l’avoir accompagné jusqu’au haut du perron, elle lui répéta avec son adorable sourire :

— À ce soir !

Vingt minutes après, Guerrard montait dans le train de Paris et, une heure plus tard, il se faisait conduire de la gare Saint-Lazare dans le quartier Monceau, à la rue Demours, où il avait précisément un client à visiter.

Le retour de M. de Blangy-Portal le contrariant beaucoup, sous tous les rapports, il avait d’autant plus hâte de savoir ce qui s’était passé boulevard de Courcelles, et il espérait que son malade était déjà renseigné.

En effet, à peine lui eût-il donné quelques conseils, que ce malade, qui n’était atteint, d’ailleurs, que d’une affection sans gravité, lui raconta qu’un individu assassiné avait été découvert par les ouvriers de la Compagnie des eaux, au fond de leur tranchée, à six heures du matin.

— Ce malheureux sortait sans doute, ajouta le narrateur, de l’un des bouges du quartier, quand il a été attaqué par des malfaiteurs. Il a été tué d’un coup de feu en plein visage, et bien que ce fût un homme aisé, à en juger par l’élégance de ses vêtements, on n’a trouvé sur lui ni bijoux, ni argent, sauf quelque menue monnaie. Mon valet de chambre, qui a couru aux nouvelles, affirme que ce pauvre diable a été si complètement dévalisé qu’il n’avait sur lui aucuns papiers. On lui a tout enlevé.

— C’est probable, répondit le docteur, en dissimulant l’intérêt qu’il prenait à ce récit. Le boulevard extérieur est un endroit réellement dangereux pendant la nuit, et, de même que partout où leur présence serait nécessaire, les sergents de ville se gardent bien d’y faire des rondes. Ces agressions nocturnes sont vraiment trop fréquentes.

Après avoir dit cela de ce ton indifférent que les vieux Parisiens affectent volontiers lorsqu’ils parlent d’événements qui ne leur causent aucune surprise, Guerrard quitta son client pour aller lui-même aux informations de tous les côtés.

Ce qui le frappait dans ce qu’il venait d’entendre, c’est que le mort avait été découvert dans la tranchée, sans argent et sans bijoux.

Or il se souvenait parfaitement d’avoir couché le cadavre sur un tas de sable, et il se rappelait aussi qu’en se baissant sur Mourel, dans le kiosque, pour s’assurer qu’il ne respirait plus, il avait remarqué une chaîne d’or à son gilet.

Il était impossible que cette chaîne se fût détachée pendant qu’il le transportait. Par conséquent, ou le domestique qui avait donné ces détails à son maître s’était trompé, ou la victime de Geneviève, avant que le jour fût venu, avait été aperçue par des rôdeurs, qui, après l’avoir dépouillée, l’avaient poussée dans la tranchée, afin qu’elle ne pût être vue par quelque passant.

Mais ce n’était là qu’une hypothèse ; elle ne deviendrait une certitude que si le corps de Mourel avait été réellement déplacé. Si cela avait eu lieu, il était hors de doute que, pendant quelque temps du moins, la police allait suivre une fausse piste.

Toutefois, si intéressant qu’il fût pour lui d’être fixé sur ce premier point, le docteur ne voulut tenter aucune démarche personnelle ; il attendit tout simplement la mise en vente des journaux du soir, dans lesquels il lut, vers quatre heures, un récit absolument semblable dans chacun d’eux.

C’était bien dans la tranchée que l’assassiné avait été découvert, sans argent sans bijoux, sans papiers.

On n’avait réellement trouvé sur lui qu’un trousseau de clefs, quelques francs en monnaie, doux louis, et au fond de l’une des poches intérieures de son vêtement une carte sans adresse, au nom de William Dickson.

Après avoir été photographié, le mort inconnu était, selon la coutume, exposé à la Morgue.

— Allons, pensa Guerrard, une fois cette lecture faite, tout espoir n’est pas perdu, à moins qu’au domicile de cet homme, à Paris, domicile qu’on découvrira facilement, s’il est descendu dans un hôtel, on ne recueille des preuves de son identité ! Quoiqu’il en soit, on gardera longtemps, peut-être toujours la conviction qu’il a été tué et volé par des malfaiteurs. Mais comment des rôdeurs ont-ils justement passé cette nuit-là sur le boulevard et au milieu des travaux ? De la chaussée, j’en suis certain, on ne pouvait voir le corps.

Et comme, avec son esprit d’analyse, Paul s’efforçait de percer ce mystère, il s’écria tout à coup :

À moins que ce Mourel ne soit pas venu seul jusqu’à la porte du parc ! Quelqu’un ne l’attendait-il pas ? Eh oui, peut-être. Et ce confident a tout bonnement profité de ce que son ami était mort pour le voler. Alors cet individu m’a vu ! Il ne parlera pas, c’est certain, mais c’est à lui que nous aurons affaire un jour ! Eh bien ! si les choses se sont passées ainsi, nous verrons. Ce jour-là j’agirai en conséquence. S’il le faut, j’entrerai en scène pour jouer mon rôle. Est-ce que, pour elle, je ne suis pas prêt à tout ! Est-ce que je ne lui donnerais pas avec joie ma vie ! Pourquoi l’ai-je offerte pour femme à Robert ? Ah ! le ciel me punit cruellement en me la faisant aimer !

Et cet homme, dont il devenait jaloux, allait revenir, c’est à-dire rentrer, s’il le voulait, lui, l’époux, en possession de ce bien qu’il convoitait, lui, l’ami !

Alors il se prenait à haïr le duc, et la passion faussait à ce point son sens moral, qu’il ne regrettait plus les écarts de ce mari indigne, puisque ces écarts l’éloignaient de sa femme, à qui sa protection deviendrait chaque jour plus nécessaire.

C’est en proie à toutes ces pensées troublantes que le docteur retourna le soir même à Verneuil.

Mme  Frémerol avait tenu sa promesse ; elle avait fait à tous si bon visage que personne n’avait pu attribuer un seul instant à une autre cause qu’à une indisposition passagère la fatigue de ses traits.

Dès qu’il fut seul avec Geneviève, Guerrard parvint à la rassurer tout à fait, en lui racontant ce qui se disait à Paris sur l’événement qui les préoccupait à si juste titre.

— Ah ! que Dieu vous entende et nous protège, répondit l’infortunée, car, comme si la fatalité me poursuivait, voici M. de Blangy-Portal qui revient. Claude sera forcée de rentrer chez elle. Je vais être seule et ne sais quand je reverrai ma fille. Vous le pensez bien, je n’oserai jamais retourner rue de Prony. J’y mourrais de peur !

— Restez ici. À cette saison, cela semblera tout naturel. Quant à Robert, il est probable qu’il ne passera que peu de jours à Paris. Il avait l’intention d’aller pendant quelques semaines à Trouville.

— Il emmènera sa femme et Thérèse ?

— Peut-être.

— Qui vous fait supposer le contraire ?

— Oh ! rien !

Guerrard avait répondu cela avec le ton d’un homme qui regrettait si visiblement l’opinion qu’il venait d’émettre, que Mme  Frémerol reprit aussitôt :

— Tenez, j’ai le pressentiment que quelque chagrin m’est encore réservé du côté de ma chère enfant. Cette absence si longue de son mari, qui n’a pas plus besoin que vous de suivre un traitement thermal, cette liberté qu’il a laissée tout à coup à Claude, cette sorte d’indifférence qu’il apporte maintenant à la fréquence de mes rapports avec elle, tout cela m’inquiète. M. de Blangy-Portal est-il pour sa femme le mari qu’il devait être ? Répondez-moi franchement. Une déception à cet égard me serait certes fort pénible, mais je préfère encore savoir toute la vérité.

— Mon Dieu ! ma chère amie, fit Paul, je vous avoue que Robert n’est pas tout à fait un époux modèle, en ce sens qu’il n’est pas devenu, ainsi que j’avais espéré que cela serait, un homme d’intérieur. Il est toujours un peu le clubman d’autrefois, mais de là à motiver les craintes que vous avez, il y a loin, et je ne crois pas qu’il y ait jusqu’ici de graves reproches à lui faire.

— Vous ne me dites pas tout.

— Je vous dis ce que je sais. Mes occupations nouvelles m’éloignent du monde où je vivais jadis et je ne suis plus le confident de M. de Blangy-Portal. Il m’écrit de loin en loin, et toujours quelques lignes seulement. Quoi qu’il en soit, je saurai bien vite ses projets, car je le verrai aussitôt son retour. En attendant, ne perdons pas la tête, et quelque événement qui se produise, comptez absolument sur moi. Surtout du calme, de la patience et du courage !

— Je ferai tout mon possible. Est-ce que vous retournez ce soir à Paris ?

— Non, cela semblerait étrange à Mme  la duchesse.

— Dites-donc, Claude !

— Vous seriez cruelle, si ce que vous pensez était vrai !

— Pardonnez-moi ! C’est que vraiment je deviens folle. Oh ! ne voyez jamais dans mes paroles ni un blâme, ni l’ombre même d’un reproche. Mon cœur n’est plein que du regret d’avoir aussi mal compris le bonheur de ma fille. Dieu me punit dans mon orgueil. Ah ! parlons d’autre chose ! Alors vous couchez ici ?

— Oui, mais je prendrai demain le train de sept heures cinquante. Je suis censé n’être venu que pour m’assurer de votre état de santé. Vous pensez s’il me tarde de lire les journaux du matin.

— C’est vrai, ils vont tous parler de…

— Ils nous donneront des renseignements détaillés. Le reportage est fait aujourd’hui avec un tel soin que les journaux devancent souvent le parquet. À ce propos, surveillez-vous bien. Votre fille lira probablement le Petit Journal et le Figaro, qu’elle recevra dans la matinée ; n’allez pas vous troubler si elle vous parle d’un homme tué si près du mur de votre parc.

— Ne craignez rien. Viendrez-vous demain soir ?

— Non, à moins que je n’aie quelque chose d’intéressant à vous apprendre.

Et comme la duchesse, qui n’avait laissé sa mère et le docteur que pour aller avec Mme  Ronsart coucher la petite Thérèse, rentrait dans le salon où ils se trouvaient, Paul mit la conversation sur un autre terrain, et la soirée s’écoula presque gaiement entre ces trois êtres, dont deux étaient obsédés par de si terribles pensées.