La Duchesse Claude (Pont-Jest)/XV

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E. Dentu (p. 313-338).

XV

PENDANT L’ENQUÊTE


Le lendemain de la découverte du corps de Jean Mourel, les journaux du matin furent remplis de détails sur cet événement et, tout naturellement, ils saisirent l’occasion, une fois de plus, de reprocher aux sergents de ville de n’être jamais là où leur présence serait toujours utile, c’est-à-dire dans les quartiers dangereux.

Plus complètement renseignés que les feuilles de la veille, puisque la police et le parquet s’étaient mis aussitôt en mouvement, ces journaux racontaient que l’individu assassiné se nommait réellement Dickson, ainsi qu’avait autorisé à le supposer la carte de visite trouvée au fond de l’une de ses poches.

Les agents de la brigade des recherches ayant colporté sa photographie dans tous les établissements qui reçoivent des voyageurs, le propriétaire de l’hôtel de Belgique, aux Batignolles, avait immédiatement reconnu dans ce portrait un étranger descendu chez lui six jours auparavant et inscrit sur son registre sous ce nom de William Dickson, Américain, venant de Londres.

L’hôtelier affirmait, de plus, qu’à sa connaissance son client n’avait reçu personne. Il se souvenait seulement que l’avant-veille de sa mort, il s’était absenté pendant vingt-quatre heures, et que le jour de l’assassinat, il n’avait pas dîné à la maison.

Ces renseignements étaient d’autant plus précieux, qu’en ouvrant l’unique valise qui composait tout le bagage de ce Dickson, on n’y avait rien trouvé de nature à déterminer sa personnalité.

Cette valise ne contenait absolument que des vêtements confortables, de fabrique étrangère, et du linge marqué aux initiales W. D. Mais aucun document, pas même une lettre dont la suscription aurait pu donner l’adresse du défunt à Londres ou partout ailleurs.

Ce malheureux portait sans doute sur lui son passeport et d’autres papiers au moment où il avait été tué, et ses assassins, en gens habiles, s’étaient emparés de tout ce qui aurait pu servir à la constatation de son identité, afin d’avoir le temps de disparaître, pendant que la police chercherait qui il était et d’où il venait. Seule, la carte de visite leur avait échappé.

Il s’agiasait donc de savoir d’abord si la victime du boulevard de Courcelles était connue à Londres. Le parquet ne pouvait manquer d’y envoyer un agent de la Sûreté avec sa photographie pour faire cette première constatation.

Tout cela raconté, les journaux promettaient à leurs lecteurs de suivre cette mystérieuse affaire par leurs propres moyens d’investigations.

Rassuré par ces détails, dont Mme Frémerol eut connaissance dès la première heure, Guerrard n’alla pas ce jour-là à Verneuil, et le lendemain matin, il eut lieu de s’applaudir de sa perspicacité, lorqu’il lut les renseignements suivants que la préfecture de police avait communiqués à la presse :

« Un des garçons du buffet de Mantes a reconnu, dans la photographie du nommé Dickson, un individu qui a dîné à la gare de cette ville l’avant-veille du jour où son cadavre a été ramassé au fond de la tranchée du boulevard de Courcelles. Cet individu était accompagné d’un homme de quarante à quarante-cinq ans, petit, maigre et portant des lunettes bleues.

« Après avoir fait gaiement un excellent repas, les doux amis (ils se tutoyaient) sont sortis du buffet, mais on ne sait pas s’ils ont pris ensemble le train de Paris à dix heures vingt-sept. À ce moment de l’année, la plupart des voyageurs ont des billets d’aller et retour, ce qui ne permet pas de se renseigner utilement aux guichets de vente. »

« De plus, le propriétaire du café de la place des Ternes croit bien que l’assassiné est venu chez lui dans la soirée même de sa mort, vers neuf heures et demie, avec un compagnon, mais il ne pourrait donner le signalement de celui-ci, car les deux consommateurs s’étaient attablés à l’écart, en dehors du café, où ils sont restés dix minutes à peine.

« Il n’a pas remarqué dans quelle direction ces clients d’occasion se sont éloignés. Ce jour-là le temps était couvert et la nuit fort sombre.

« L’autopsie a bien permis de reconnaître que cet étranger a succombé trois heures après son dernier repas, mais comme on ignore où il avait dîné ce jour-là, cette constatation ne conduit pas, ainsi qu’elle y sert souvent, à préciser l’heure de son décès.

« L’état de rigidité du cadavre, au moment où il a été découvert, permet seulement d’affirmer que l’assassiné est mort vers minuit.

« On s’explique donc difficilement que personne, dans le quartier, n’ait entendu ni bruit de rixe, ni détonation d’arme à feu, d’autant plus que la balle extraite du cerveau de la victime est sortie d’un pistolet d’un assez fort calibre. »

Après avoir lu ces mêmes détails dans plusieurs journaux, Guerrard fut convaincu qu’il ne s’était pas trompé en supposant que l’ancien complice de Jean Mourel avait joué un rôle dans le dénouement du drame.

C’était bien Durest, pensait le docteur ; il était facile de le reconnaître, au portrait qu’en faisait le garçon du buffet de Mantes, dans le personnage qui accompagnait le mari de Geneviève à Verneuil.

S’il portait des lunettes bleues, c’était probablement pour dissimuler son strabisme. Il était donc à peu près certain que c’était ce même personnage qui se trouvait avec lui au café de la place des Ternes. L’échappé de Cayenne n’était pas homme à prendre deux confidents.

La scène devenait facile à reconstituer.

Pendant que Mourel se rendait auprès de sa femme, l’ex-clerc d’huissier l’attendait sur le boulevard ; il avait vu rapporter son ami mort et il s’était alors empressé de le dépouiller, puis il avait ensuite poussé son cadavre dans la tranchée, pour qu’il ne fût aperçu qu’au jour, ce qui lui donnerait à lui, le voleur, le temps de quitter Paris.

Ce qui pouvait s’être passé également, c’était que Durest n’eût pas accompagné Mourel jusqu’à la petite porte du parc et ne fût venu là qu’après l’avoir attendu inutilement à un endroit convenu entre eux.

Dans ce cas, et Guerrard espérait un peu qu’il en était ainsi, le complice du faussaire ne l’avait pas vu apporter le corps ; il avait simplement trouvé ce corps quand, inquiet du retard que Jean mettait à le rejoindre, il s’était décidé à venir au devant de lui.

De quelque façon que se fussent passées les choses, Durest se tairait, mais s’il n’était pas à craindre pour le moment, il n’en restait pas moins dangereux pour l’avenir. Le docteur se promettait de le retrouver, de veiller sur lui et d’acheter son silence à tout prix.

Pour l’heure, le seul point noir qui existât dans l’affaire était à Londres.

Si Mourel y était connu et surtout s’il avait habité cette ville, on découvrirait certainement chez lui des papiers qui mettraient sur la trace de son passé, diraient son véritable nom, conduiraient les investigations jusqu’à Reims, où on apprendrait que l’ancien forçat était marié à l’époque de sa condamnation à une certaine Rose Lasseguet, qui avait disparu.

On ne manquerait pas alors de rechercher ce que Mme Mourel était devenue et si on la retrouvait à Paris sous son nom de Mme Frémerol, on arriverait logiquement à supposer qu’elle n’était peut-être pas étrangère à la mort d’un homme dont elle devait craindre le retour, et qui avait été tué à quelques pas de son hôtel.

On pourrait, il est vrai, répondre à ces suppositions que Mourel avait été victime d’une agression nocturne parce que, dans l’intention sans doute de s’introduire chez sa femme, il était venu rôder pendant la nuit sur le boulevard de Courcelles, où des malfaiteurs l’avaient attaqué ; mais si Geneviève échappait par cette explication à toute accusation de meurtre ou de complicité de meurtre, son passé n’en serait pas moins livré à la malignité publique ; et il était aisé de comprendre l’effet que ces révélations produiraient sur le duc de Blangy-Portal, ainsi que l’horrible douleur qu’en ressentirait Claude.

Ces réflexions amenèrent tout naturellement Guerrard à se demander comment Mme Frémerol avait accueilli ces renseignements donnés par la presse, et craignant qu’elle n’en fût effrayée en raison de l’état d’esprit dans lequel il l’avait quittée, il retourna à Verneuil aussitôt après sa consultation.

En arrivant à la villa, vers six heures, il comprit tout de suite, à l’agitation des domestiques, qu’il se passait quelque chose de nouveau, et il ne franchit pas le seuil de la maison sans une certaine appréhension. Mais il fut immédiatement rassuré : il ne s’agissait que du départ de Mme de Blangy-Portal pour le lendemain matin.

Ce fut Claude elle-même qui le lui annonça. Elle avait reçu dans l’après-midi une dépêche de son mari ; il la priait de rentrer à Paris, où il arriverait dans les vingt-quatre heures.

Dans ce télégramme, le duc se disait pas un mot de son fils. Devait-il rester chez sa tante jusqu’à la fin de la saison, ou son père avait-il toujours l’intention de l’emmener à Trouville ?

Sa femme l’ignorait. Elle l’apprendrait sans doute en rentrant à l’hôtel.

Quoi qu’il en fût, la duchesse, vivement affectée de quitter sa mère qu’elle voyait souffrante, faisait ses préparatifs de départ. Elle n’espérait qu’une chose : que Robert partirait seul et qu’elle pourrait alors revenir à Verneuil dans peu de jours.

Quant à Mme Frémerol, elle était au contraire heureuse du départ de sa fille, car tout ce qu’elle avait lu dans les journaux du matin lui causait de mortelles angoisses. Il lui semblait impossible que, renseignée comme elle l’était sur le nom et l’ancien domicile de Dickson, la police ne parvint pas facilement à le retrouver au bagne de Cayenne sous le nom de Jean Mourel, et, de là, à arriver jusqu’à elle.

Ce jour-là, pensait-elle avec terreur, elle serait perdue ou tout au moins l’honneur et le repos de sa fille seraient compromis.

Il était donc préférable, en attendant ce terrible événement, que Claude ne fût pas auprès d’elle, car certainement, à un moment donné, elle n’aurait plus le courage de dissimuler.

Geneviève était en effet dans une exaltation des plus graves. Il lui semblait entendre encore le dernier cri de son mari ; elle croyait toujours le voir sanglant, inanimé. Elle s’attendait à chaque instant à être arrêtée, conduite en prison, traînée sur les bancs de la cour d’assises, condamnée à son tour.

Et cela serait justice, se disait-elle, puisqu’elle avait tué, puisqu’elle était un assassin.

De plus, elle était certaine que cet individu qui avait dîné à la gare de Mantes avec Mourel était bien Durest et, qu’il fût ou ne fût pas celui qui avait dévalisé le mort, qu’il sût comment et par qui son ami avait été tué ou qu’il l’ignorât, il n’en connaissait pas moins tout son passé à elle, Rose Lasseguet.

Son honneur était donc entre les mains de ce misérable qui, un jour ou l’autre, fatalement, apparaîtrait pour faire payer son silence.

Donc, en admettant même qu’elle ne devînt l’objet d’aucun soupçon et que la justice, s’égarant dans ses recherches, ne parvint pas jusqu’à elle, l’ancien clerc serait toujours là, véritable épée de Damoclès suspendue au-dessus de sa tête.

Cet avenir l’épouvantait peut-être plus encore que le présent.

Guerrard parvint cependant à la rassurer et à la calmer assez pour que la duchesse n’attribuât la physionomie préoccupée de sa mère qu’à la tristesse que lui causait son départ, et la soirée se passa sans que Mme Frémerol se trahît un seul instant ; mais le lendemain matin, au moment où elle se séparait de sa fille, à Mantes, elle dit rapidement à Paul, qui retournait à Paris :

— Voyez-vous, mon cher ami, je préfère encore que Claude ne reste pas près de moi, car je crois vraiment que je finirais par lui avouer tout. Je vous en conjure, ne m’abandonnez pas ; il me semble que je perds la raison.

Paul alors promit à Geneviève de venir la voir presque tous les jours et de lui apporter des nouvelles de Paris, où il voulait surveiller M. de Blangy-Portal, puis il prit place auprès de la duchesse, que le chagrin de sa mère affectait profondément, bien qu’elle espérât la rejoindre bientôt.

Ainsi qu’elle l’avait dit franchement, la jeune femme ne se sentait rien de ce qu’il fallait pour être une grande dame. Si dans les premiers mois de son mariage, son amour-propre avait été naturellement flatté du rang auquel elle s’était si brusquement élevée, il y avait peut-être eu en même temps en elle un espoir inconscient d’aimer et d’être aimée.

Or elle n’aimait pas son mari, elle avait acquis assez d’expérience pour être certaine qu’elle ne l’aimerait jamais, et elle comprenait bien aussi que le duc n’avait pas même pour elle cette affection douce et tendre qui peut, en ménage, tenir lieu d’amour et donner à l’épouse cette satisfaction de cœur qui la laisse vivre dans l’ignorance des passions et l’attache à celui dont elle porte le nom.

Au fur et à mesure que Robert s’était affranchi de plus en plus de ses devoirs envers elle, qu’il avait cessé de la conduire dans le monde, de l’accompagner à l’Opéra, de recevoir, de s’intéresser à ses faits et gestes, de limiter ses relations avec sa mère, et qu’il s’était absenté fréquemment, l’ancienne pensionnaire des Visitandines s’était mieux rendu compte du marché qu’il avait fait en l’épousant, et elle osait à peine s’interroger sur les sentiments qu’elle éprouvait pour lui.

Cette première déception l’avait logiquement conduite à se demander si l’existence à laquelle elle se voyait condamnée était celle d’une femme de son âge et de sa condition, et surtout depuis que les soucis de la maternité l’absorbaient moins complètement, puisque sa fille n’avait plus incessamment besoin d’elle, Claude songeait à bien des choses que l’ignorance de la vie avait longtemps éloignées de son esprit.

Elle était ainsi arrivée rapidement à la conviction que si le duc la délaissait, ce ne pouvait être que pour une maîtresse, et bien que cela l’eût peu émue, son orgueil ne s’en était pas moins révolté, et elle avait déploré l’avenir de solitude qui lui était réservé.

Ses sens n’appelaient pas l’amour, mais son cœur en était avide, et comme, dans ses heures d’isolement, elle cherchait chastement, avec sa seule imagination, qui elle aurait pu aimer, elle pensait que Guerrard, dont elle ne connaissait que l’esprit, l’affection et le dévouement, eût été un mari charmant, tel qu’elle l’eût choisi si elle avait eu le droit de se marier à son gré.

C’est dans ces dispositions de l’âme que la duchesse rentra rue de Lille, où M. de Blangy-Portal était attendu pour le lendemain.

Germain avait déjà tout préparé dans l’appartement de son maître, et il apprit à Claude que le jeune Gontran arriverait le soir avec son précepteur. Il avait l’ordre de leur envoyer une voiture à la gare Montparnasse.

Ce retour de l’abbé et de son élevé permettait de supposer que le duc avait l’intention d’emmener sa femme et son fils à Trouville. C’est en effet ce qu’annonça le jeune homme à sa belle-mère, quand, arrivé à l’hôtel, il la rencontra en haut du perron, venant au-devant de lui.

Gontran fut avec la femme de son père, poli, mais peut-être encore plus cérémonieux qu’avant son départ pour la Bretagne.

Au lieu de lui sauter au cou, comme c’eût été si naturel, il lui tendit le front sans lui demander des nouvelles de sa santé.

Il était évident qu’il avait été stylé par sa tante, Mme de Lancrey, qui ne cessait pas de considérer comme une intruse celle qui avait succédé à sa nièce dans le noble hôtel des Blangy-Portal.

— Allons, décidément, se dit Claude, le fils de Robert ne m’aimera jamais, quoi que je tente pour gagner son affection.

Et toute triste, elle rentra dans son appartement, pendant que l’enfant, après un grand salut, montait chez lui avec l’abbé Monnier, qui ne savait quelle contenance tenir et n’osait faire aucune observation à son élève, ne sachant si le duc trouverait mauvais ou bon qu’il s’occupât de ces sortes de choses.

Le dîner qui réunit forcément le fils de Robert et sa femme fut assez triste.

La duchesse ne pouvait questionner Gontran sur l’emploi de son temps en province, ni l’entretenir de son séjour à elle à Verneuil ; elle dut donc se contenter de lui parler des progrès qu’il devait faire avec son précepteur et du plaisir qu’il aurait à passer quelques semaines au bord de la mer.

Le gamin lui répondit brièvement, sans abandon ni entrain, et lorsqu’à la fin du repas, la nourrice amena Thérèse pour que sa mère l’embrassât, cet enfant de dix ans n’eut pas même un mouvement de tendresse pour sa petite sœur.

Claude alors quitta brusquement la table, les larmes aux yeux, mais sans adresser un mot ni même un regard de reproche à son beau-fils, qui dit aussitôt à l’abbé, avec une sécheresse incroyable pour son âge :

— Ma belle-mère n’est pas contente. Ma foi ! tant pis ! Si elle s’imagine que je vais jouer avec un bébé ! Je ne l’aime pas déjà tant !

Heureusement que la fille de Mme Frémerol n’entendit pas ces odieuses paroles.

Le lendemain, M. de Blangy-Portal arriva à l’hôtel à dix heures. Il embrassa rapidement son fils et sa femme, effleura de ses lèvres le front de sa fille, répondit à peine au salut respectueux de l’abbé Monnier et dit à Claude :

— Je ne vous demande que le temps de me changer, puis je monterai aussitôt dans votre appartement ; j’ai à causer avec vous avant le déjeuner de diverses choses importantes.

En effet, une demi-heure plus tard à peine, Robert rejoignait la duchesse dans le boudoir qui précédait sa chambre à coucher.

Il lui demanda d’abord comment elle et sa fille s’étaient trouvées de leur séjour à Verneuil et aussi comment se portait sa mère ; puis, cela fait, en quelques mots, comme s’il n’eût accompli qu’un devoir de convenance, il ajouta :

— Vous plairait-il de passer quelques semaines à la mer avec moi et les enfants ?

— Vous n’en doutez pas, répondit Claude.

— Eh bien ! je vais télégraphier à Houlgate, où j’ai à peu près retenu une maison, la villa des Roses. Une habitation charmante, avec un grand jardin, tout près du rivage.

— Vous aviez parlé de Trouville !

— Oui ; mais il n’y a rien de convenable. De plus, Trouville est à ce point bruyant et mondain que ce n’est pas une station de repos. On y vit absolument comme à Paris.

— J’irai où vous voudrez.

— Maintenant, autre chose, dont j’hésite un peu à vous entretenir.

— Par exemple !

— C’est qu’il s’agit de questions financières.

— De questions financières ? Vous savez cependant que je ne connais pas le premier mot de ces questions-là !

— J’ai besoin d’une somme assez considérable.

— Eh bien ! adressez-vous à Me Andral.

— Vous ne me demandez pas même de quelle somme il s’agit et ce que j’en veux faire ?

— Qu’importe !

— Vous oubliez que je ne peux rien déplacer de nos ou plutôt de vos capitaux sans votre signature. Notre contrat ne me donne que des droits limités, sauf en ce qui concerne nos revenus ; or, pour l’opération que j’ai en vue, opération sérieuse, sûre, qui donnera des benéfices considérables…

— Je vous en prie ! Combien vous faut-il ?

— Cinq cent mille francs.

— Cinq cent mille francs. Un demi-million ?

— Oh ! je sais bien que c’est là une grosse somme, mais…

Ce n’est pas ce que je voulais dire. Je vais signer immédiatement tout ce que vous voudrez !

— Vous êtes vraiment charmante !

— Je vous suis tout simplement fort reconnaissante des six bonnes semaines que vous m’avez permis de passer à Verneuil, et je désire vous être agréable.

Et comme le duc avait tiré de son carnet une feuille de papier timbré, elle lui demanda gracieusement :

— Où faut-il signer ?

Malgré toute son audace, M. de Blangy-Portal ne s’attendait pas à ce prompt et généreux acquiescement de sa femme, aussi lui dit-il, comme s’il éprouvait quelque remords de sa honteuse action :

— Attendez au moins que j’écrive d’abord les quelques lignes nécessaires.

— Vous les écrirez à votre guise.

— Alors soyez assez aimable pour mettre là, au bas de cette feuille : Bon pour pouvoir et votre nom.

— C’est infiniment plus simple ! Donnez.

Et prenant le papier que son mari lui tendait, Claude s’approcha d’une petite table de laque sur laquelle était une grande écritoire d’argent ciselé, traça rapidement les mots indiqués, les fit suivre de sa signature et dit à son mari :

— Est-ce bien cela ?

— Parfaitement, fit le duc en lui baisant la main.

— Quand pourrez-vous partir ?

— Aussitôt que vous y serez disposé vous-même.

— Voulez-vous que ce soit après-demain ?

— Après-demain, oui. Gontran viendra avec nous ?

— Sans aucun doute !

— Vous ne craignez pas que cet enfant ne s’ennuie là-bas, où il n’aura pas de camarades de son âge, où il sera toujours entre Thérèse et moi.

— Vous me dites cela sur un ton étrange.

— Ah ! mon ami, c’est que votre fils semble se plaire fort peu avec nous ! Je m’étais promis de ne jamais aborder cette question, mais j’éprouve un si vif chagrin du peu d’affection qu’il me témoigne, que je ne puis me taire plus longtemps. Et cependant, je n’ai pas besoin de vous l’affirmer, je fais tout au monde pour m’en faire aimer.

— J’en suis convaincu, mais Gontran est un enfant peu expansif.

— Et que sa tante indispose peut-être aussi contre moi ?

— Cela, c’est bien possible. La comtesse de Lancrey ne m’a jamais pardonné mon mariage, et elle me le pardonne encore moins depuis qu’elle n’ignore pas combien vous êtes belle, bonne et tout à fait de notre monde.

— Des compliments !

— Non pas, des vérités. Et c’est précisément pour enlever mon fils à l’influence de sa vénérable tante que je ne le lui laisse pas cette année jusqu’à la fin de la saison, ainsi que je le faisais depuis la mort de sa mère. Je parlerai à Gontran, je…

— N’allez pas au moins le gronder !

— Non, mais je tiens à ce qu’il sache qu’en ne vous aimant pas et en n’étant pas pour sa sœur ce qu’il doit être, il me cause beaucoup de peine. Mais permettez-moi de vous quitter, j’ai de nombreuses courses à faire et j’irai demander à déjeuner à Guerrard. Je n’ai pas de ses nouvelles depuis plus d’un mois.

Et baisant une seconde fois la main de sa femme, le duc s’esquiva pour entrer dans son fumoir, où il remplit rapidement, comme bon lui sembla, la feuille de papier timbré que la duchesse venait de signer.

Cela fait, il sauta dans le coupé qu’il avait donné l’ordre d’atteler et qui l’attendait.

Quant à Claude, ce fut seulement en se retrouvant seule qu’elle pensa que son mari aurait pu tout au moins prendre son premier repas à l’hôtel, en y rentrant après six semaines d’absence, et qu’elle se rappela la promesse faite par elle jadis au docteur de ne jamais donner sa signature au duc sans lui demander quelques explications.

Pendant ce temps-là, M. de Blangy-Portal passait chez son notaire, Me Andral. Celui-ci lui promit, après avoir pris connaissance de la procuration de la duchesse, de lui verser dans les quarante-huit heures les cinq cent mille francs dont il avait besoin, et cette importante affaire terminée, Robert se fit conduire rue du Cirque, chez Léa Morton.

Cette Léa Morton était une de ces filles comme il en existe tant à Paris, qui viennent on ne sait d’où et vont à l’hôpital ou à la fortune, selon qu’elles rencontrent sur leur route des imbéciles qu’elles ruinent ou des vicieux intelligents qui ne les payent que ce qu’elles valent.

Après avoir mené une existence difficile et couru de chute en chute, Léa avait été tirée de la fange par un Allemand qui l’avait battue comme plâtre, mais en même temps nippée, installée luxueusement et diamantée. Cet amant brutal et généreux parti, elle s’était lancée dans la grande vie parisienne, où bientôt elle avait atteint le premier rang.

C’est alors que M. de Blangy-Portal en était devenu fort épris, au retour de son voyage de noce.

À cette époque, bien qu’il ne fut marié que depuis quelques mois, le duc trouvait déjà fort lourd le nouveau joug conjugal que ses dettes l’avaient contraint d’accepter, et au lieu de n’éprouver pour celle qui l’avait sauvé de la ruine que de la reconnaissance et de l’affection, il ne ressentait au contraire qu’une profonde humiliation d’être à sa merci pour les questions d’argent.

Témoigner à sa femme de la tendresse lui semblait une sorte de lâcheté ; il ne comprenait pas, dans son sot orgueil, qu’aimer Claude autant qu’elle le méritait et l’entourer de respect, c’eût été là le seul moyen d’expliquer et de se faire pardonner sa mésalliance.

Il était arrivé alors une chose en quelque sorte fatale. Ne trouvant pas chez lui, parce qu’il n’avait pas voulu se contenter d’étendre la main pour le saisir, le bonheur honnête, il s’était jeté dans des affections malsaines, avait connu la Morton et en était devenu l’esclave soumis.

Après l’avoir accompagné à Luchon, où elle l’avait aidé à dévorer tout l’argent dont il disposait, Léa était rentrée avec lui à Paris en le menaçant de reprendre sa liberté, s’il ne l’installait pas ainsi que devait l’être la maîtresse d’un grand seigneur tel que lui.

Robert, affolé, avait tout promis sans trop savoir comment il s’y prendrait pour tenir ses promesses, puis il s’était cyniquement adressé à la duchesse, qui, nous venons de le voir, lui avait généreusement et imprudemment donné sa signature.

Certain de toucher dans deux jours la somme qui lui était nécessaire, le duc se hâtait donc de rejoindre celle dont il allait satisfaire les caprices avec l’argent de sa femme légitime.

Cela était tout simplement honteux, mais déjà M. de Blangy-Portal n’y regardait pas de si près.

Aussi dit-il gaiement, en trouvant Léa dans son cabinet de toilette, où elle s’habillait :

— Ma chérie, tu peux te mettre en quête d’un nid à ta convenance, je suis prêt à te t’offrir !

— Vrai, bien vrai ! s’écria la Morton en lui sautant au cou. Eh bien ! cela arrive à merveille. La petite Marcelle, tu sais, cette blondinette qui est avec le prince d’Astorg, quitte Paris et vend son hôtel tout meublé, avec écuries, chevaux et voitures. Cela fera joliment mon affaire. Et pour rien, trois cent mille francs, mais comptant.

Le duc réprima une grimace. Il ne croyait pas que la première saignée à son demi-million dût être aussi forte d’un seul et même coup. Il n’en répondit pas moins galamment :

— Va pour trois cent mille francs, si l’hôtel te convient ! Cependant, je trouve cela cher pour le quartier.

— Comment, le quartier ! Rue de Prony ! Ah ! c’est vrai, on y assassine un peu, mais bast !

— On y assassine ?

— Ah ça ! tu ne lis donc pas les journaux ? Il n’y est question que de l’individu qu’on a trouvé tué et dévalisé sur le boulevard de Courcelles, le long du mur de l’hôtel Frémerol.

— C’est vrai, j’ai lu cette histoire ; mais elle ne m’a pas intéressé autrement.

Il avait répondu cela avec la plus parfaite indifférence, bien que te nom de la mère de la duchesse, arrivant aussi brusquement sur les lèvres de Léa, lui eût causé une certaine émotion.

En effet, c’était peut-être la première fois depuis son mariage qu’une coïncidence toute de hasard lui rappelait ainsi, dans son monde de viveurs, celle dont il avait épousé la fille.

La jeune femme qui ne s’était pas aperçue du mouvement de Robert, poursuivit en riant :

— Moi non plus, ça ne m’émeut pas beaucoup, et j’irai visiter l’hôtel de Marcotte aujourd’hui même.

— Et comme tu paieras comptant, tu pourras débattre le prix de toutes choses.

— Je n’y manquerai pas. Monseigneur me fait l’honneur de déjeuner ici ?

— Non, j’ai beaucoup à faire, mais nous dînerons ce soir au pavillon d’Ermenonville.

— C’est entendu. Embrasse-moi !

La charmeresse avait jeté ses bras autour du cou de M. de Blangy-Portal, qui baisa longuement ses yeux et s’esquiva.

Il avait hâte de causer avec Guerrard, pour savoir si le bruit de ses pertes à Luchon n’était pas venu jusqu’à Paris.

Dix minutes après il arrivait rue du Bac.

Le docteur venait de rentrer et allait se mettre à table. Bien qu’il sût que le mari de Claude était arrivé le matin, il ne s’attendait pas à recevoir sa visite si rapidement. Il n’en courut pas moins à sa rencontre lorsque son valet de chambre l’annonça et lui dit, la main ouverte :

— Voilà qui est charmant ! Jeo n’espérais pas te voir aujourd’hui.

— Je viens te demander à déjeuner.

— Tu ne déjeunes pas chez toi, le jour de ton arrivée ?

— Non, j’avais à courir toute la matinée, et comme j’ai également beaucoup à faire cette après-midi, je n’aurais pu rester un instant avec toi d’ici à demain. Or j’ai soif de savoir ce qui s’est passé à Paris pendant mon absence.

— Si c’est sur moi que tu comptes ! Sauf mes malades et ta femme, je n’ai vu personne depuis deux mois.

En disant ces mots, Paul avait sonné et donné l’ordre de mettre un second couvert.

— Ah c’est vrai, tu as dû aller souvent à Verneuil ?

— À peu près toutes les semaines. Il n’y avait que là qu’il m’était possible d’avoir de tes nouvelles, puisque tu ne m’écrivais pas. Ton traitement sans doute t’absorbait ?

— Tu dis cela en plaisantant !

— Parbleu ! Quel est celui de mes confrères qui t’a conseillé une station à Luchon ? Eaux sulfureuses connues déjà du temps des Romains, 65° 50. Traitement des affections chroniques et cutanées, des engorgements du mésentère, des rhumatismes articulaires. Lequel de ces maux as-tu donc eu si subitement ? Je crois que les malades qui se rendent à Luchon sont tout simplement atteints du baccara-morbus, qu’on y traite par la méthode d’Hahnemann : similia, similibus.

— Comment, tu t’imagines ?

— Mon cher, qu’elles soient dans les Pyrénées ou dans les Vosges, sur les frontières ou sur les bords de la mer, même au fond de la Bretagne, les villes d’eaux deviennent, de juillet à septembre, de vrais faubourgs de Paris. On n’ignore rien de ce qui s’y passe. Ce qui fait que je sais parfaitement le nom de ton docteur : Léa Morton ; et celui de la piscine où tu te baignais assidûment : le Grand Cercle. Je pourrais même te dire à peu près à quel chiffre te sont revenus ce médecin et ce traitement-là.

— Diable mais c’est un véritable sermon que tu me fais !

— C’est tout au plus un avis que je te donne.

— Un avis ! Est-ce que la duchesse…

— Je suis sûr au contraire qu’elle ne se doute de rien, mais il est probable qu’elle ne tardera pas à être renseignée.

— Par qui ? Elle ne connaît personne de notre monde.

— Et les journaux, les bonnes petites feuilles boulevardières ! Si ta femme ne les lit pas, une d’elles peut tomber sous les yeux de sa mère. Tiens, allons nous mettre à table.

Le valet de chambre venait d’annoncer que le déjeuner était servi.

Le duc et son ami passèrent dans la salle à manger, mais Robert mangea du bout des dents.

Les observations du docteur lui avaient coupé l’appétit. Non que son retour la vie d’autrefois lui causât le moindre remords, mais il craignait que quelque écho de sa liaison avec Léa n’arrivât jusqu’à Mme Frémerol, qu’il n’en résultât quelque enquête de la part de cette femme fort expérimentée en semblable matière, et qu’en apprenant le cadeau qu’il avait fait d’un hôtel à sa maîtresse, elle ne se demandât dans quelle caisse il prenait tout l’argent qu’il gaspillait ainsi des deux mains.

Il était certain que Claude ne parlerait pas à sa mère de la signature qu’il lui avait demandée, mais il était moins assuré de son mutisme, si Geneviève éveillait ses soupçons et sa jalousie.

Car si Robert n’aimait pas sa femme, il ne doutait pas, partageant ainsi la fatuité de la plupart des hommes, qu’elle ne fût trop heureuse de l’avoir pour mari, et il voyait déjà son existence bouleversée par des scènes intimes qui ne lui permettraient guère d’avoir de nouveau recours à elle pour parer à des embarras financiers.

Ces pensées le troublaient fort, et comme il ne pouvait causer en toute liberté devant le domestique qui servait, il déjeûna rapidement et pria le docteur de faire verser le café dans son cabinet, où bientôt les deux jeunes hommes se trouvèrent seuls.

Alors, s’efforçant de prendre légèrement la situation, le duc dit à Paul :

— Puisque tu es si bien renseigné, j’espère que tu ne me trahiras pas. D’autant plus que les choses ne sont pas aussi graves que tu le supposes. Il ne s’agit entre Léa et moi que d’une liaison qui ne durera que ce que durent ces liaisons-là.

— Mon cher, répondit Guerrard, je veux bien te croire, mais, ta jalousie dût-elle s’en effaroucher, je connais cette intéressante personne depuis plus longtemps que toi, et je l’ai toujours considérée comme fort dangereuse. Elle a déjà de nombreuses ruines à son actif. Léa Morton et la dame de pique, c’est trop à la fois ! Une brune et une blonde. Peste ! tu es bigame, illégitimement !

— Bah ! nous le verrons bien. Alors tu n’as rien à me raconter ? Pendant mon absence, il ne s’est rien passé d’intéressant dans notre monde ?

— Rien que je sache ! Les maris ont continué à tromper leurs femmes, et les femmes à tromper leurs maris ou leurs amants. Je le suppose du moins, car pour mon compte…

— Oui, tu es devenu un Caton.

— Je n’avais plus le sou et aucun de mes amis ne m’a trouvé une fiancée avec cinq millions de dot. Il est vrai que je ne m’appelle pas le duc Robert de Blangy-Portal.

— Non, mais tu es beau garçon, savant, spirituel…

— Tu es bien bon !

— Et si tu voulais chercher un peu…

— Grand merci ! Je désire rester célibataire.

— Alors c’est que tu es amoureux ?

— Moi ! Et de qui donc ?

– Dame ! est-ce que je sais ! J’ai toujours eu dans l’idée que tu étais au mieux avec la mère de Claude.

Le duc avait lancé ces mots en riant, mais ils n’en avaient pas moins frappé Paul au cœur. Aussi répondit-il presque sèchement :

— Il ne te manque plus que de supposer qu’à l’exemple de la baronne de Travène, je fais des mariages à commission.

— Oh ! pardon ! tu penses bien que ce n’était qu’une plaisanterie. Diable ! comme ton retour à la vie sérieuse t’a rendu susceptible ! Tu m’en veux, je le crains, d’être resté plus jeune que toi.

— Je ne t’en veux pas, mais je le regrette, tout en espérant que tu te décideras à vieillir le plus tôt possible… pour le bonheur et le repos de ceux qui t’entourent.

— Sacrebleu ! cher ami, je commence à croire que là-bas, à Verneuil, pendant que j’étais dans les Pyrénées…

— En train de suivre un traitement.

— En train de suivre un traitement, on ne faisait pas tous les jours mon éloge.

— Tu es dans l’erreur. Ta femme est un ange et n’a jamais dit un mot de nature à laisser croire qu’elle doutait de toi.

— Et Mme Frémerol ?

— Elle est peut-être moins aveugle, mais tu peux être certain que ce n’est pas elle qui ouvrira jamais les yeux à sa fille. Elle l’aime trop pour cela. De plus, si elle connaît quelques-unes de tes fredaines, elle a, comme moi, la conviction que tu en auras bientôt assez de la Morton et autres demoiselles du même genre. Ta recrudescence de passion pour sa rivale Pallas l’effraierait bien davantage.

— Mais je t’assure…

— Ne te défends pas. Je sais que tu as perdu à Luchon une somme supérieure encore à celle que la roulette ou plutôt tes tripots de Nice t’ont enlevée pendant ton voyage de noce.

— Peste ! tu es donc de la police ?

— Pour savoir ces sortes de choses, c’est bien inutile ; elles ne sont que le secret de Polichinelle.

— Et tu en conclus ?

— J’en conclus que si tu n’y prends garde, le digne Isaïe Blumer ne tardera pas à franchir de nouveau le seuil de l’hôtel de Blangy-Portal, à moins que tu ne l’adresses à ta femme.

— Tu es fou !

— Ou à ta belle-mère.

— Ça serait complet ! Je n’en suis pas encore là. Mais dis-moi, à propos de Mme Frémerol, on assassine donc dans son quartier ?

— Ah ! oui, cette agression nocturne sur le boulevard de Courcelles. Ce sont là des événements si fréquents à Paris !

— Ses gens n’ont rien entendu ?

— Rien, et il n’était guère possible qu’ils entendissent ; la maison d’habitation est séparée du boulevard par un vrai parc.

— La justice n’a rien découvert ?

— Que veux-tu qu’elle découvre ? Cet individu était, à ce qu’il paraît, un étranger que quelque fille avait entraîné pour le livrer à des rôdeurs. Les journaux disent qu’on le croit Américain.

— Heureusement que la mère de la duchesse n’était pas à Paris ! Elle aurait eu un accès de peur rétrospective en apprenant le lendemain matin qu’on avait tué et dévalisé un pauvre diable à la porte de son jardin.

— Oh ! Mme Frémerol n’est pas à ce point pusillanime. D’ailleurs elle va rester pendant toute la belle saison à la campagne.

— Où elle va bien s’ennuyer sans sa fille.

— C’est vrai, tu pars avec ta femme. Pour où ?

— Nous nous installerons à Houlgate.

— Nous ? Tu veux dire la duchesse et ses enfants.

— Moi aussi.

— Et la belle Léa Morton ? À Trouville, sans doute.

— Il n’en est pas question.

— Allons donc ! Ah ! tu prends la vie gaiement. Ça ira bien jusqu’au jour où ta femme saura quelque chose. Ce jour-là…

— Ce jour-là ?

— Oh ! elle ne te fera aucune scène, mais elle souffrira beaucoup, en même temps dans son affection et dans son orgueil, et comme elle n’osera te rien dire, c’est à moi que sa mère et elle s’en prendront.

— Eh bien ! tu te défendras !

Et léger, insouciant et cynique, le duc, qui avait lancé ces derniers mots dans un éclat de rire, prit congé de son ami.

Une fois seul, le docteur fronça le sourcil et murmura, en hochant la tête :

— Sot, orgueilleux, joueur et débauché, Robert est complet ! Et c’est moi qui lui ai livré cet ange de grâce et de bonté. Il ruinera et tuera Claude comme il a ruiné et tué Mlle de Présençay, à moins que je ne reste là, toujours entre eux, pour la défendre. Ah ! maudite soit l’heure où la fatalité m’a conduit rue de Prony !