La Duchesse Claude (Pont-Jest)/XVII

La bibliothèque libre.
E. Dentu (p. 359-382).

XVII

RUPTURE


Deux ou trois jours après la visite de Guerrard à Houlgate, la duchesse dit à son mari qu’elle devait se rendre à Paris pour divers achats de toilette, et M. de Blangy-Portal eut tout d’abord la pensée de s’opposer à ce voyage.

Il avait peur que sa femme ne s’arrêtât à Mantes pour embrasser sa mère — il ignorait toujours la présence de celle-ci à Villerville — et qu’en causant de la vie qu’elle menait à la campagne, elle ne se laissât entraîner à parler de la procuration qu’elle lui avait donnée.

D’un autre côté, s’il ne permettait pas à Claude de s’absenter pendant vingt-quatre heures, il la froisserait certainement, et peut-être s’imaginerait-elle qu’il la cloîtrait à la villa des Roses de crainte qu’elle n’apprit à Paris quelque chose de son existence à lui, ou qu’elle ne commît quelque indiscrétion à propos de ses demandes d’argent.

Tout cela bien pesé, il jugea que le mieux était de paraître n’avoir rien à redouter, et il voulut l’accompagner jusqu’à Trouville, où il la mit dans le train de onze heures du matin. Il était convenu qu’elle reviendrait le lendemain soir.

Ce jour-là, Mme de Blangy-Portal ne put donc aller à Brimborion, mais comme elle avait télégraphié à Me Andral de l’attendre, elle le trouva chez lui, à cinq heures et demie.

Ce n’était pas sans une certaine appréhension que le notaire avait reçu la nouvelle de cette visite, car s’il ne s’était permis aucune observation en remettant au duc cinq cent mille francs, il n’en avait pas moins trouvé, en administrateur sachant compter, que son noble client allait un peu vite avec la dot de sa femme, et il se reprochait, en son for intérieur, de s’être exécuté aussi facilement, sans même échanger quelques mots à ce sujet avec la duchesse.

Aussi celle-ci lui trouva-t-elle la physionomie assez embarrassée, quand elle lui dit :

— Cher monsieur, je viens tout exprès à Paris pour vous demander si M. de Blangy-Portal pourrait, avec la procuration que je lui ai remise, toucher une somme supérieure à celle dont il avait besoin : cinq cent mille francs, je crois.

— C’est bien cette somme, madame la duchesse, répondit l’officier ministériel, que j’ai versée à monsieur le duc, et vous arrivez fort à propos pour soulager ma conscience un peu troublée. Votre mari pourrait, en effet, engager tout ce que vous possédez à l’aide du pouvoir qu’il tient de vous. Justement il vient de m’écrire pour me demander de tenir deux cent mille francs à sa disposition d’ici à une huitaine de jours. Je ne lui ai pas encore répondu.

— Il faut le faire d’une façon affirmative, dit vivement Claude, sans paraître surprise de ce nouvel appel de fonds. Je vais, si vous le voulez, vous y autoriser par un mot, mais je vous serai obligée de me remettre mon pouvoir. Je désire que ce soit à moi que M. de Blangy-Portal s’adresse désormais. Je veux me réserver le plaisir de lui être agréable directement.

— Je vous avoue, madame la duchesse, que vous me rendez là un véritable service. Je crains que M. le duc ne se lance dans des spéculations hasardeuses et ne compromette votre fortune. Vous aurez le droit, vous, de lui faire des observations, tandis que moi, couvert par votre signature, j’aurais été forcé de lui obéir. La voici !

Il avait pris dans un des tiroirs de son bureau le papier timbré que l’imprudente jeune femme avait signé en blanc, et il le lui donna avec un soupir de soulagement, en disant :

— Lorsque j’écrirai à M. le duc pour lui envoyer les deux cent mille francs, l’avertirai-je que vous m’avez repris votre pouvoir !

La fille de Geneviève réfléchit un instant et répondit :

— Oui, mais peut-être serait-il préférable que mon mari ignorât ma visite ici. Soyez assez bon pour lui faire savoir que je vous ai demandé la procuration par lettre. Vous ne voyez à cela aucun inconvénient ?

— Aucun, car si vous m’aviez fait l’honneur de m’écrire dans ce sens, je me serais empressé de répondre à votre désir.

— Alors, tout est bien !

Et tendant avec grâce la main à Me Andral, qui la prit respectueusement, Claude se retira, très fière d’avoir été aussi ferme mais quelques moments après, lorsque, seule dans le coupé qui la conduisait rue de Lille, elle songea à ce qu’elle venait de faire et à la pensée de la colère qu’en éprouverait M. de Blangy-Portal, elle ne put s’empêcher de trembler.

Il ne fallut rien moins que le souvenir de la scène dont elle avait été témoin à Villerville pour lui rendre toute son énergie, et le lendemain matin, après avoir passé la nuit dans ce grand hôtel vide, où ses illusions de jeune fille avaient disparu une à une et où l’isolement s’était fait si complet autour d’elle, la duchesse était disposée à résister à son mari par la force d’inertie, jusqu’au moment où il la contraindrait à avouer les vrais motifs de sa nouvelle façon d’être à son égard.

Ce parti bien arrêté, elle écrivit un mot à Guerrard que, inconsciemment, elle préférait ne pas voir, pour l’informer de ce qu’elle avait fait à Paris, et elle prit le train de midi, afin de passer quelques instants à Brimborion et de rentrer néanmoins à Houlgate le soir même, ainsi qu’elle l’avait promis.

Geneviève, qui n’attendait pas sa fille, craignit d’abord, en la voyant arriver, qu’il ne se fût produit quelque chose de nouveau entre elle et le duc mais Claude la rassura bien vite et lui raconta franchement sa visite à Me Andral.

— Ainsi, s’écria Mme Frémerol indignée, ton mari, en moins de deux ans, a dévoré près du quart de ta dot ; tu sais comment et pour qui ! J’espère que tu vas en rester là et ne pas hésiter une seconde à te séparer de biens.

— C’est mon intention, répondit Claude mais pour éviter tout scandale, voici ce que je vais proposer à M. de Blangy-Portal. Il me reste plus de trois millions ; s’il veut laisser prononcer notre séparation de biens sans débats, je lui abandonnerai un demi-million en toute propriété.

— Tu es folle !

— Non pas, mais je connais le duc : si je ne lui offre pas un marché, il résistera et se vengera en m’infligeant toutes les humiliations ; tandis que pour entrer immédiatement en possession d’une somme importante, il cédera. Il t’a bien vendu son titre et son nom il y a deux ans !

On ne saurait rendre l’expression de dégoût avec laquelle la malheureuse avait prononcé ces mots.

Après être restée un moment stupéfaite à cette nouvelle attitude de sa fille, si indulgente jusque-là, Mme Frémerol lui répondit :

— Oui, tu as raison. Néanmoins j’ai grand’peur que ce sacrifice ne te donne qu’une tranquillité momentanée. Le duc est sur une pente où glissent jusqu’au gouffre les plus grandes situations financières. Dans un an ou deux, lorsqu’il sera de nouveau gêné, il s’adressera encore à toi.

— Ce sera inutilement.

— Il te dira que je suis riche et…

— Il me l’a déjà dit.

— Le misérable ! Eh bien ! sois sans crainte, mes millions, sur lesquels il compte, ne tomberont jamais entre ses mains ! Je saurai bien prendre mes mesures pour qu’ils arrivent tout entiers à ta chère petite fille, lorsque je ne serai plus !

— Mère chérie ! Mais tu es aussi jeune que moi. Et vois-tu, le mieux encore pour nous deux, ce serait que je me séparasse complètement de M. de Blangy-Portal.

— Tu tenterais en vain d’y parvenir. Son inconduite n’est pas de celles que le Code considère comme un motif suffisant pour obtenir un jugement contre un mari.

— Comment, son abandon, ses relations, connues de tout le monde, avec une fille ; le gaspillage de ma fortune ?

— Tout cela n’est rien, selon la loi… que les hommes ont faite ?

— Ainsi, pendant que le duc aura des maîtresses, je serai condamnée, moi, à une existence d’isolement, au veuvage. Et si mon cœur venait à battre, si j’étais aimée et si j’aimais ?

— Alors il aurait sur toi, en quelque sorte, le droit de vie et de mort, et, s’il n’usait pas de ce droit, il ferait prononcer votre séparation à son profit et garderait sa fille.

— Mais tout cela est horrible !

— Ma chère Claude !

Mme Frémerol l’avait prise entre ses bras et s’efforçait de la rassurer par de douces paroles.

Si inconscientes qu’elles fussent encore, les aspirations de cette belle créature de vingt ans à l’amour l’épouvantaient, car, ne pouvant plus douter du cynisme de son gendre, elle se demandait s’il ne serait pas assez infâme un jour pour spéculer sur les sentiments les plus intimes de celle qui portait son nom.

Et lorsqu’elle pensait que peut-être ce jour-là, elle ne serait plus auprès de sa fille pour la défendre, son cœur se serrait dans d’horribles angoisses.

La duchesse finit cependant par se calmer, et quelques heures plus tard, lorsqu’elle entra à la villa des Roses, si le duc avait été là, il n’aurait pu lire sur la physionomie de celle qu’il délaissait le mépris que lui inspirait sa conduite.

Mais M. de Blangy-Portal s’inquiétait bien de ce qui se passait à Houlgate. Ce même soir, il était plus que jamais à Léa Morton, dont c’était la fête et autour de laquelle s’empressaient tous ses amis, dans son chalet de la plage, à Trouville.

Robert faisait les honneurs de la maison avec autant de sans-gêne que s’il ne fût pas marié.

Sa maîtresse avait d’ailleurs pris sur lui un tel pouvoir qu’il lui donnait le bras en public, se montrait avec elle au théâtre et aux courses, et que c’était pour satisfaire à une de ses nouvelles fantaisies ruineuses qu’il avait fait, grâce à la signature de la duchesse, un nouvel appel de fonds à Me Andral.

Il attendait impatiemment cet argent, et, le lendemain, lorsque le facteur lui apporta une lettre chargée, il ne douta pas qu’elle ne renfermât la somme qu’il avait demandée.

Le pli contenait, en effet, deux chèques de cent mille francs sur la succursale de la Banque de France à Lisieux, et il ne vit d’abord que cela ; puis, comme il fallait bien qu’il accusât réception au notaire, il dut lire sa missive, et, alors, à la troisième ligne, il pâlit de colère.

Le brave officier ministériel usait cependant de toutes les fleurs de la rhétorique pour rendre la pilule moins amère à son noble client ; toutefois, ce qu’il lui apprenait n’en était pas moins positif.

« Monsieurle duc, écrivait Me Andral, j’ai l’honneur de vous adresser la somme que vous désiriez, mais je dois vous informer qu’il me sera impossible, dans l’avenir, de satisfaire à aucune demande d’argent de votre part, car Mme la duchesse m’ayant réclamé le pouvoir que vous teniez d’elle, j’ai dû le lui remettre, certain que je suis que le retrait de cette procuration était convenue entre Mme de Blangy-Portal et vous.

« Sa rédaction était d’ailleurs irrégulière et de nature, dans des circonstances qui certes ne sont pas près de se présenter, à engager lourdement ma responsabilité.

« Daignez agréer, monsieur le duc, l’expression de mes respectueux hommages et de mon entier dévouement. »

— Que te diable emporte ce tabellion stupide ! gronda Robert. Quelle idée Claude a-t-elle donc eue là ! Saurait-elle quelque chose ? Il doit y avoir de la Frémerol là-dessous. Il faut que je m’informe aujourd’hui même. En attendant, allons d’abord toucher ces deux cent mille francs-là.

Un quart d’heure après, M. de Blangy-Portal était chez Léa, à laquelle il apprenait qu’il était obligé de se rendre à Lisieux et qu’il irait ensuite à Houlgate.

– À Houlgate ! fit la Morton ; est-ce que ta femme te réclame ?

— Non, mais voilà deux jours que je n’ai pas mis le pied à la villa et…

— Et tu as peur d’être grondé !

— Tu es ridicule.

— Je ne suis pas ridicule, je suis jalouse ! On dit la duchesse fort jolie, et je n’ai pas la moindre confiance en toi. Pourquoi lui as-tu loué une maison à Houlgate, lorsque tu savais que je devais passer la saison à Trouville ?

— Mais, ma chérie, tout simplement pour qu’il me soit plus facile d’être plus souvent avec toi. Je ne puis cependant abandonner complètement les miens.

— Pourquoi pas ? Je suppose que tu es le maître !

— Certainement, certainement, mais il y a des convenances et des obligations auxquelles on est bien forcé de faire des sacrifices.

— Et c’est moi que tu sacrifies ! Ah ! vous êtes tous les mêmes : lorsque vous nous donnez de l’argent, vous vous imaginez que nous n’avons droit à rien de plus !

Léa lançait tout cela avec des éclairs dans les yeux et des sanglots dans la voix.

Robert était tout à la fois stupéfait et charmé, car jamais sa maîtresse ne lui avait parlé de la sorte, et si cette excursion qu’elle faisait dans sa vie privée l’embarrassait un peu, sa vanité était flattée de la jalousie dont il se croyait l’objet.

Aussi, sans se douter un seul instant, — sa fatuité ne lui permettant pas, — que cette fille jouait la comédie, la prit-il tendrement entre ses bras, malgré sa résistance, pour lui dire, entre mille caresses :

– Décidément tu perds la tête ! Tu sais bien que je n’aime que toi Est-ce que je ne m’efforce pas de te le prouver chaque jour ? Voyons, que faut-il que je fasse encore pour que tu cesses d’en douter ?

— Rien, rien ! fit l’astucieuse fille, en cherchant à se dégager ; ou plutôt si ; j’ai une envie folle, mais tu refuseras de la satisfaire !

— Je te jure !

— Vrai ! bien vrai ?

Elle avait jeté ses bras à son cou.

— Quoi ce soit, je le ferai.

— Eh bien ! je voudrais voir ta femme !

Le duc ne put retenir un mouvement de stupeur et peut-être de révolte, par un restant de dignité.

— Là ! reprit vivement la Morton, à qui rien n’échappait, j’étais bien sûre…

— Tu te trompes. Mais tu as là une drôle d’idée. Tu seras bien avancée quand…

— Oui, je serai fixée. Tout le monde me répète que Mme de Blangy-Portal est ravissante ; ça doit être vrai ! Or nous autres, quand nous aimons, nous savons bien juger d’un seul coup d’œil si la beauté d’une rivale est vraiment dangereuse pour nous. La duchesse peut être la plus belle des grandes dames et cependant n’être pas à craindre pour moi, qui te connais bien ! C’est là ce dont je veux m’assurer !

Léa s’était exprimée avec un tel accent de tendresse que le duc ne savait que dire. Il finit cependant par répondre :

— C’est que, vraiment, je ne vois pas !

— Rien n’est plus simple ! Il y a demain une grande représentation au théâtre du Casino ; loue une loge et amène Mme de Blangy-Portal. Comme cela je la verrai à mon aise. Qu’est-ce qu’il y a de plus naturel qu’un mari mène sa femme au théâtre !

— Sans doute… cependant…

— Ah ! tu ne veux pas !

— Au contraire, je ne demande pas mieux ; mais ce dont j’ai peur, c’est que ma proposition ne semble bien extraordinaire à la duchesse. Il y a plus d’un an que je ne suis sorti avec elle et…

— Cela ne lui fera que plus de plaisir. Toutes les femmes sont les mêmes ; rien ne leur est plus agréable qu’une galanterie inaccoutumée. Est-ce convenu ?

— Oui, sauf des obstacles que je puis rencontrer à Houlgate.

Ce que Robert n’osait dire, car il ne pouvait entrer dans cet ordre de confidence, c’est que Claude ne devait guère être disposée à faire bon accueil à ses prévenances, maintenant qu’elle savait l’usage qu’il avait fait de son blanc-seing.

De plus, en lui proposant de passer une soirée avec lui, il se condamnait à ajourner l’explication qu’il était impatient de lui demander à propos de sa lettre à Me Andral, et cela le contrariait fort, car il lui tardait de savoir à quel mobile elle avait obéi en réclamant sa procuration.

Mais le duc était avec la Morton dans cette situation qui est trop souvent celle des hommes auprès des filles. D’abord il éprouvait pour elle une véritable passion ; ensuite elle lui coûtait fort cher, il craignait qu’elle ne le quittât, que sa réputation de grand seigneur conquérant et millionnaire n’en souffrît, et, enfin, comme un joueur, il courait après son argent, disposé à tous les sacrifices, à toutes les lâchetés, plutôt que de risquer une rupture.

Il promit donc à Léa, dans un dernier baiser, tout ce qu’elle voulut, et il partit pour Lisieux ; puis, quelques heures plus tard, possesseur de ses deux cent mille francs, il arriva à Houlgate, prêt à jouer l’ignoble rôle que lui avait imposé sa maîtresse.

Nous avons dit quelle résolution, d’accord avec sa mère, la duchesse avait prise. Elle était décidée à n’adresser aucun reproche à son mari et à ne lui résister, jusqu’au moment où il la contraindrait par un éclat, que par la force d’inertie, qui, chez la femme, est souvent une puissance invincible.

Aussi Robert, lorsqu’il se présenta devant elle, la trouva-t-il si calme qu’il ne put se douter un instant de toutes les révoltes qui soulevaient son cœur ulcéré, et, Claude, de son côté, en le voyant lui tendre amicalement la main, supposa qu’il n’avait pas encore reçu de nouvelles de son notaire.

Sa surprise n’en fut pas moins grande quand, après avoir demandé des nouvelles de sa fille, le duc lui dit d’un ton gracieux :

— Avez-vous déjà entendu la Patti ?

— Jamais, répondit-elle, fort étonnée de cette question.

— Alors je m’applaudis doublement de l’idée que j’ai eue de louer une loge pour la représentation qu’elle donne demain à Trouville. J’aurai le plaisir de vous conduire au théâtre.

— Moi, au théâtre avec vous, à Trouville !

Claude avait jeté ces mots tout d’une traite, emportée par la stupéfaction.

— Pourquoi pas ? fit M. de Blangy-Portal, ne sachant trop comment il devait interpréter l’exclamation de sa femme.

Mais celle-ci avait eu le temps de se remettre.

– Eh ! tout simplement, répondit-elle avec douceur, parce que je me souviens qu’au moment où je suis venue m’installer à Houlgate, vous m’avez recommandé de ne pas aller à Trouville. Nous pouvions y rencontrer des gens que vous seriez forcé de me présenter et que vous désirez ne pas recevoir rue de Lille.

C’était à Robert à être fort embarrassé à son tour. Cependant il reprit aussitôt :

— C’est vrai, mais la plupart des amis auxquels je songeais alors ont quitté la plage, et il s’agit, de plus, d’une véritable solennité artistique dont je ne veux pas vous priver.

— C’est fort aimable à vous !

— Vous viendrez ?

— Permettez-moi d’y réfléchir un peu je n’ai apporté ici aucune toilette convenable.

— Envoyez immédiatement votre femme de chambre à Paris ; elle sera de retour demain à midi. Je vous en prie !

Tout en répondant à son mari, la duchesse cherchait à s’expliquer son insistance. Quel motif pouvait lui faire désirer aussi vivement qu’elle l’accompagnât à Trouville, qu’on la vît avec lui au théâtre, où, ce soir-là, se trouvaient cent personnes de son monde ?

En se montrant avec sa femme, voulait-il protester contre la notoriété que devaient avoir ses relations avec Léa Morton, affirmer que, tout viveur qu’il fût, il n’avait pas déserté sa maison, mais était resté époux prévenant et vrai gentilhomme ?

Au contraire, n’était ce pas de sa part une simple galanterie, ne précédant que de fort près quelque nouvelle comédie honteuse ?

Puis une pensée soudaine se glissa dans l’esprit de Claude, et elle en éprouva un tressaillement, prête qu’elle était, non pas à oublier, mais à paraître pardonner.

Pour quelque cause que ce fût, par devoir ou par lassitude, Robert n’avait-il pas rompu avec sa maîtresse, et n’était-ce pas pour en faire en quelque sorte la démonstration publique qu’il voulait se montrer avec sa femme légitime ? Si cela était, ne serait-ce pas maladroit et peu généreux de lui refuser son aide pour cette espèce de réhabilitation ?

Toutes ces réflexions eurent pour résultat qu’après quelques secondes de silence, elle reprit :

— C’est vrai, je puis envoyer Suzanne à Paris.

— Alors c’est convenu, vous acceptez ?

— Puisque cela vous fera plaisir, oui !

Le duc saisit la main de sa femme qu’il effleura de ses lèvres, et ce jour-là, il dîna à Houlgate, en famille, plus gai, plus causeur qu’il ne s’était montré depuis longtemps.

Cela ne l’empêcha pas, toutefois, de repartir le soir pour Trouville, sous le prétexte qu’il devait choisir lui-même sa loge au théâtre. Il avait hâte surtout d’annoncer à Léa le succès de sa démarche, convaincu qu’elle verrait dans l’empressement qu’il avait mis à la satisfaire une nouvelle preuve d’amour, dont elle lui témoignerait toute sa reconnaissance.

En effet, lorsqu’il apprit à la Morton ce qui s’était passé a la villa des Roses, elle l’embrassa dix fois, en lui jurant qu’elle l’adorait.

— Pas de bêtises au moins ! fit Robert ravi ; garde-toi de quelque manifestation compromettante. La duchesse ne te connaît pas, ta présence au théâtre n’éveillera, par conséquent, en elle aucun soupçon ; mais tu es trop jolie pour passer inaperçue ; elle te remarquera certainement. N’affecte donc pas de la regarder plus qu’il n’est convenable.

— Me prends-tu pour une sotte ?

_ Non, mais pour une femme jalouse, ce qui me flatte. Je compte sur toi !

— On saura être digne de vous.

À la même heure, seule dans son appartement et réfléchissant de nouveau à ce qui s’était passé entre elle et son mari, Claude s’applaudissait de sa détermination, sans s’avouer qu’elle lui avait été dictée en partie par l’orgueil bien légitime auquel n’échappent pas les femmes les plus honnêtes, celui d’affirmer leurs droits.

Se montrer au bras de M. de Blangy-Portal en public, à une représentation donnée par la Patti, dans une telle réunion mondaine, ne serait-ce pas prouver que si le duc était époux infidèle, il n’en était pas moins fier de celle qui portait son nom ?

Et même, pensait-elle, peut-être en effet, ainsi que le disait Guerrard, la liaison de Robert avec la Morton n’avait jamais été sérieuse, et il se pouvait que ce fût dans le but de le prouver qu’il désirait qu’on le vit avec sa femme.

À force de se dire toutes ces choses, Claude finit par se persuader qu’elles étaient vraies, et bien que cela ne lui fit pardonner rien à son mari, elle ne songea plus, par amour-propre, qu’à éclipser par son élégance et sa beauté celle qui, un seul instant, croyait-elle, avait été sa rivale.

Afin d’éviter à sa femme l’ennui de faire dans un wagon, en toilette de soirée, la route d’Houlgate à Trouville, le duc lui avait proposé de venir s’habiller à l’hôtel de Paris, où il avait un pied-à-terre. Elle avait accepté et quand, après le dîner, Robert vint la rejoindre pour la conduire au théâtre, il ne put s’empêcher de reconnaître qu’elle était non seulement fort belle, mais, de plus, mise avec un goût exquis.

Sa robe de faille blanche à longue traîne et garnie de merveilleuses dentelles de Cluny, moulait sa taille et son buste élégant. Elle ne portait aucun bijou dans ses cheveux ni à ses oreilles, mais elle avait au cou le superbe collier de diamants qu’elle tenait de sa mère et qui valait, disait-on, plus d’un demi-million.

Après avoir exprimé galamment son impression à la duchesse, M. de Blangy-Portal donna l’ordre de faire avancer la voiture ; ils y prirent place tous deux et partirent, Claude de plus en plus persuadée que son mari tenait à protester, en se montrant avec elle, contre les suppositions auxquelles pouvait donner lieu son existence en dehors de chez lui, et Robert un peu inquiet de l’effet qu’allait produire son arrivée au théâtre, en compagnie de celle que ses amis les plus intimes avaient aperçue à peine deux ou trois fois.

Convaincu que la duchesse ne savait rien de sa liaison avec Léa et qu’elle ne connaissait pas même celle-ci de nom ni de vue, il ne pensait pas, dans son absence de sens moral, qu’il y eût le moindre inconvénient à ce que sa femme et sa maîtresse se trouvassent en quelque sorte face à face. Il craignait seulement que la Morton, malgré testes ses promesses, ne se permît de lorgner sa rivale légitime d’une manière indiscrète et qu’elle n’éveillât ainsi les soupçons de Claude.

Il regrettait donc un peu d’avoir cédé à cette fantaisie de celle qui lui coûtait déjà si cher, mais il était trop tard, et ce fut le visage impassible, en époux sans reproche, qu’après s’être effacé pour laisser entrer Mme de Blangy-Portal la première dans la loge, il prit place auprès d’elle.

On donnait ce soir-là le Barbier, et comme au moment de l’arrivée du duc et de sa femme, la Patti chantait la cavatine du premier acte, on ne fit pas attention à eux, mais quand le rideau fut tombé sur le final, toutes les lorgnettes se braquèrent de leur côté, et presque instantanément il se fit un mouvement de curiosité à leur endroit.

Tout le monde connaissait Robert et savait qu’il était marié, mais parmi cette assistance essentiellement parisienne, il n’y avait peut-être pas dix personnes qui eussent jamais vu sa femme, tandis que sa liaison avec la Morton était connue de tous. Il est donc aisé de penser la stupéfaction que causait la présence de la duchesse au théâtre, et les commentaires auxquels cette présence donnait lieu.

Les regards allaient de Claude à Léa, qui occupait une loge du côté opposé à celle des de Blangy-Portal, et les chuchotements ainsi que les sourires malicieux se croisaient.

On comparait la maîtresse à l’épouse, et si l’on trouvait la première d’une beauté plus troublante, on était d’accord pour reconnaître que la seconde était pleine de charme et vraiment digne, par sa distinction de la couronne ducale.

La Morton comprenait sans doute ce qui se passait, car, avec une moue de dépit, elle demeurait les yeux fixés sur Mme de Blangy-Portal qui, elle, intérieurement flattée des hommages visibles dont elle était l’objet, affectait au contraire de ne pas s’en apercevoir, tandis que Robert, comprenant, non l’inconvenance mais la sottise qu’il avait commise, s’était réfugié dans le fond de sa loge.

Il arriva alors ce qui était fatal, c’est que les regards de Claude, en quelque sorte attirés par ceux de Léa, se rencontrèrent, et alors, se retournant brusquement vers son mari, la duchesse lui dit d’une voix étranglée :

— Vous auriez pu m’épargner l’humiliation de cette promiscuité !

Le duc feignant de ne pas comprendre, sa femme reprit aussitôt :

— Je ne veux pas rester ici ; je cède la place à Mlle Morton ; mais pour ne causer aucun scandale, je ne partirai que quand le second acte sera terminé. Veuillez donner l’ordre de faire avancer une voiture.

M. de Blangy-Portal était atterré. Jamais Claude ne lui avait parlé de la sorte. De plus, comment connaissait-elle Léa ? Qui donc l’avait aussi bien renseignée ? Furieux et honteux tout à la fois de la situation où il se trouvait, il ne chercha pas à nier, mais répondit sèchement :

— Je ne sais ce que vous voulez dire ! Est-ce que j’ai le pouvoir d’empêcher telle ou telle personne d’assister à une représentation publique ? Vous voulez faire une chose maladroite ? À votre aise ! Vous pouvez même partir tout de suite si cela vous convient !

— Soit !

Et quittant aussitôt son fauteuil, la fille de Geneviève s’enveloppa du grand manteau de satin bleu soutaché d’or qu’elle avait jeté sur le divan de la loge, en y entrant, et elle sortit la tête haute, mais le cœur profondément ulcéré.

Son mari la suivit aussitôt et ils descendirent côte à côte l’escalier sans échanger une parole. Quand le coupé fut avancé, Robert voulut y prendre place, mais la duchesse lui dit :

— Pourquoi m’accompagner ? Votre absence du théâtre ferait le plus mauvais effet, tandis qu’en y retournant, vous pourrez donner à vos amis, à tous vos amis, un prétexte à mon départ : une migraine subite par exemple ! Je ne passerai chez vous que juste le temps de changer de toilette. Dans un quart d’heure, j’en serai partie.

— Cependant, je voudrais…

— Rien ! Si vous pensez qu’une explication soit nécessaire entre nous, nous l’aurons demain. Ce n’est ni le lieu ni le moment. Je vous prie de donner l’ordre qu’on me conduise à l’hôtel de Paris.

Fort humilié de cette scène, car bien que sa femme parlât rapidement et à demi-voix, plusieurs personnes s’étaient arrêtées sous le péristyle du théâtre et pouvaient l’entendre, M. de Blangy-Portal s’inclina, ferma lui-même la portière du coupé et dit au cocher où il devait aller.

Dix minutes plus tard, au moment où Claude, ayant déjà revêtu son costume de ville, se préparait à partir, Robert parut tout à coup et, après avoir renvoyé Suzanne, il lui dit :

— Je ne veux pas attendre à demain pour vous prier de m’expliquer quelle mouche vous a subitement piquée. On vous a monté la tête par quelque racontar absurde. Vous venez de nous couvrir de ridicule tous les deux !

— Je le regrette vivement pour vous. Quant à moi, on n’a pas eu la peine de me monter la tête : je ne sais rien que ce que j’ai vu et entendu.

— Vu et entendu ?

— Ma mère est à Villerville depuis le commencement de la saison.

— Ah ! vous m’aviez caché cela.

— Et je m’en applaudis, puisque j’ai pu assister ainsi, une après-midi que j’étais allée la voir, à la scène que vous a faite Mlle Morton devant vos amis. Vous ne vous étiez pas empressé de mettre pied à terre pour serrer la selle de sa monture, elle vous le reprochait et vous lui répondiez dans des termes qui ne permettaient pas de douter de votre intimité.

— Mais vous vous trompez, vous vous trompez du tout au tout ! Je faisais partie de ce groupe de cavaliers au même titre seulement que ceux qu’y s’y trouvaient. Cela arrive à chaque instant dans notre monde de sportsmen !

— Je vous suis reconnaissante de tenter de me faire prendre le change, mais il est trop tard ! Il faudrait, pour vous croire, que je n’eusse pas appris bien d’autres choses encore.

— De quoi voulez-vous parler ?

— Ne me forcez pas à vous en dire davantage. Cela sera préférable !

— Mais au contraire, je veux savoir, je l’exige !

— Vous l’exigez ?

— Absolument ! Nous ne pouvons garder l’un envers l’autre la situation que nous fait la sotte aventure de ce soir, à laquelle, je vous le répète, je suis absolument étranger. Est-ce que je savais si la personne en question serait au théâtre ! Est-ce que cela m’intéressait ! Est-ce que les plus honnêtes femmes ne sont pas journellement exposées à se trouver dans les endroits publics avec toute sorte de monde ! Vous ne pouvez ignorer cela.

— Pas plus que je n’ignore le nom de la nouvelle propriétaire de certain hôtel de la rue de Prony, ni par qui et avec quel argent cet hôtel a été payé.

— Madame !

— Voilà, monsieur, ce que je préférais ne pas vous dire ; mais vous m’y avez forcée. Vous comprenez donc pourquoi je n’ai pas voulu rester au théâtre. Maintenant, laissez-moi partir !

Et la duchesse, après avoir sonné sa femme de chambre, se dirigea vers la porte, mais son mari, blême de colère, l’arrêta au passage.

— C’est votre mère, sans doute, qui vous a donné ces renseignements. Eh bien ! rien de cette histoire n’est exact, et ce qui se passe me prouve combien j’ai eu tort de ne pas vous tenir éloignée des gens qui cherchent à me nuire dans votre esprit. Désormais il en sera autrement, je vous le jure. Mme Frémerol ira où bon lui semblera, mais vous, vous n’irez la rejoindre nulle part. J’y mettrai bon ordre !

À cette menace, Claude pâlit et fut obligée de s’appuyer contre un meuble.

— De cette façon, poursuivit Robert, elle ne vous conseillera plus la révolte !

— Ma mère ne m’a jamais conseillé que la patience et la résignation.

— Vous ne me ferez pas croire que c’est de votre propre mouvement que vous avez enjoint à Me Andral de vous renvoyer votre procuration.

— Je l’ai fait spontanément, de moi-même, lorsque j’ai su à quoi avait servi le demi-million qui vous a été versé. Vous veniez de demander encore deux cent mille francs ; je ne me suis pas opposée à ce qu’ils vous fussent remis, mais comme à l’aide du pouvoir que je vous avais signé en blanc et que vous avez rédigé vous-même, à votre guise, vous pouviez disposer de toute ma fortune, j’ai agi comme il était de mon devoir de le faire. Laissons là, je vous prie, ces questions d’argent, qui sont secondaires. Ma dot, vous le savez bien, je vous l’aurais donnée tout entière, sans un murmure, sans vous adresser un reproche, si vous n’aviez pas fait de moi un objet de pitié pour vos amis, en attendant que, par une aberration inexplicable, vous m’offriez en spectacle à une fille !

— Mais encore une fois, je vous affirme…

— Oh ! je vous en prie, ne vous abaissez pas au mensonge. Je vais coucher à Houlgate, où vous enverrez vos instructions relativement à votre fils, car moi, je partirai demain pour Paris avec Thérèse.

Et sa femme de chambre venant d’entrer, la duchesse sortit rapidement.

Vingt-cinq minutes plus tard, elle arrivait à Brimborion.

Il était neuf heures et demie à peine et Mme Frémerol, de la fenêtre où elle était accoudée, reconnut sa fille. Elle vint elle-même lui ouvrir.

— Toi ! lui dit-elle. Quoi donc encore de nouveau ?

Claude prit le bras de sa mère et lui raconta ce qui venait d’avoir lieu à Trouville.

— Le misérable ! s’écria Geneviève. Mais il est donc aussi bête que vicieux ! Ma pauvre chérie, que vas-tu faire maintenant ?

— Je suis venue pour t’en informer. Je retournerai demain à Paris avec ma fille, et je prierai Me Andral de s’occuper immédiatement de ma séparation de biens.

— Ne crains-tu pas que ton mari, une fois au courant de tes projets, ne te fasse une existence de plus en plus impossible ?

— Alors je me séparerai complètement de lui.

— S’il t’en fournit les moyens. Or, comme il t’a épousée pour ta fortune, il ne risquera pas de retomber dans la gêne d’où je regrette de l’avoir tiré.

— Eh bien ! je continuerai à ne vivre que pour ma fillette et pour toi !

Et ses forces étant à bout, son courage épuisé, la malheureuse se jeta en pleurant dans les bras de sa mère.

Pendant ce temps-là, Robert, de retour au théâtre, racontait à ses amis qui, du reste, n’en croyaient pas un mot, car ils avaient fort bien compris ce qui s’était passé, que la duchesse, subitement incommodée par la chaleur de la salle, avait dû rentrer chez elle, et vers minuit, au moment même où Claude, revenue à Houlgate et penchée sur le berceau de sa fillette endormie, la fixait avec amour de ses yeux pleins de larmes, le duc, si préoccupé qu’il fût des conséquences que pouvait avoir son odieuse conduite avec sa femme, faisait le plus gaiement du monde les honneurs du souper que donnait sa maîtresse.

Certaine que c’était à cause d’elle seulement que Mme de Blangy-Portal avait quitté sa loge, la Morton était toute fière de cette victoire, qui lui prouvait l’empire absolu qu’elle exerçait sur son amant, plus encore que les sacrifices d’argent qu’il avait faits pour elle.

Ne sachant rien de la situation financière du duc, la sotte créature ne se doutait guère qu’elle venait de tuer la poule aux œufs d’or.