La Duchesse Claude (Pont-Jest)/XVIII

La bibliothèque libre.
E. Dentu (p. 383-402).

XVIII

L’ENQUÊTE


M. de Blangy-Portal n’avait pas attaché tout d’abord une grande importance à la décision prise par sa femme de quitter Houlgate.

Inconscient autant que léger, il avait rapidement oublié auprès de Léa la scène de l’hôtel de Paris ; mais le lendemain, lorsque, rentré chez lui et seul, il réfléchit à ce qui s’était passé la veille, il se demanda, en se souvenant de la fermeté avec laquelle Claude lui avait parlé, si elle était bien demeurée la compagne soumise qu’il avait toujours vue, et, craignant qu’il n’en fût pas ainsi, il résolut de s’opposer à son départ.

Il se pouvait qu’elle ne désirât s’éloigner que par colère et pour ne pas risquer de rencontrer de nouveau Mlle  Morton ; mais il n’en était pas moins certain que sa première visite serait pour sa mère, qui s’empresserait de revenir à Paris dès qu’elle l’y saurait de retour, et il comprenait bien que Mme  Frémerol, mise au courant de tout, cesserait de conseiller à sa fille la résignation. Elle la pousserait, au contraire, a demander sa séparation de biens.

Qui sait si même elle ne lui suggérerait pas l’idée d’aller plus loin encore ?

Il y avait là un véritable péril que Robert voulait écarter à tout prix.

Une séparation de biens serait déjà très fâcheuse, puisqu’il ne pourrait plus puiser, à peu prés à son gré, dans la dot de sa femme, tandis qu’une séparation de corps lui enlèverait même le droit de jouir en commun de revenus restés fort beaux, et qui s’élèveraient un jour, grâce aux millions de Geneviève, à une somme considérable quatre à cinq cent mille francs de rente, au moins.

De plus, si la duchesse demandait aux tribunaux de lui rendre sa liberté, cela donnerait lieu à un procès de nature à réveiller singulièrement la curiosité publique à propos de sa famille et des sources de sa fortune.

L’état-civil de Claude, qu’on avait si bien réussi à cacher à l’époque de son mariage, serait peut-être mis en évidence, et le nom des de Blangy-Portal ne sortirait pas sans souillure de toutes ces tristes révélations.

Il ne fallait donc pas que rien de semblable arrivât, et le seul moyen d’éviter ce double malheur, c’était de ne pas fournir à la jeune femme de prétexte suffisant à une action judiciaire.

Rien n’était plus facile, en raison du texte même de la loi. Le duc se promettait d’agir en conséquence et, cette ligne de conduite adoptée, il courut chez Léa pour lui annoncer qu’il était obligé d’aller à Houlgate.

Lorsqu’il arriva, une heure plus tard, à la villa des Roses, il put aussitôt juger que la duchesse s’apprêtait réellement à retourner à Paris, car le vestibule de la maison était déjà encombré de malles. Suzanne, qu’il aperçut la première, lui apprit que sa maîtresse venait de remonter chez elle. M. de Blangy-Portal s’empressa de la rejoindre.

— Ainsi, lui dit-il brusquement, en se présentant dans la chambre où elle se trouvait, vous êtes décidée à quitter la campagne ?

-Oui, répondit Claude, sans paraître surprise de l’apparition de son mari.

— Alors j’arrive à temps pour vous empêcher de faire une sottise.

— Je ne saisis pas.

— Rien de plus simple cependant. J’ai eu beau faire hier, on n’a pas cru à votre migraine subite.

— Si on a deviné juste, mon humiliation n’en est que plus grande. Cela prouve que tout le monde connaît votre liaison avec cette fille.

Le duc se mordit les lèvres ; il ne s’attendait pas à une réponse aussi logique. Sa mauvaise humeur s’en accrut et, perdant le peu de calme qui lui restait, il riposta sèchement :

— Il ne s’agit pas de ce que vous croyez à tort qu’on suppose, mais de l’effet que produirait votre éloignement. Je désire que vous restiez ici jusqu’au moment où nous retournerons ensemble à Paris. Vous n’êtes pas une petite bourgeoise, libre de faire des scènes de jalousie à son mari. Vous êtes la duchesse de Blangy-Portal, et c’est en femme de notre monde que vous devez vous conduire.

— Il est assez naturel que j’ignore les usages dont vous parlez ; vous m’avez si peu donné l’occasion de les apprendre J’ai donc conservé mes idées de petite bourgeoise, et ces idées me commandant de ne pas offrir mon abandon en spectacle, je préfère rentrer à Paris.

— Je m’y oppose absolument. Quant à votre abandon, c’est là un bien grand mot. Je vis comme les hommes de mon milieu, mais je ne sache pas que j’aie jamais déserté ma maison, cessé de m’intéresser à ce qui s’y passe, privé vous et les miens du nécessaire, ni même du superflu. Vous prenez au tragique une chose insignifiante en soi, et comme je ne veux pas que vous alliez demander conseil à ceux qui vous prêchent la révolte, vous ne partirez pas. Vous n’avez vraiment qu’un reproche sérieux à m’adresser : mes insuccès financiers dans les diverses opérations que j’ai entreprises, insuccès qui m’ont forcé d’avoir recours à vous. Je regrette vivement de l’avoir fait et je ne me hasarderai pas à recommencer. Du reste vous avez pris vos précautions par une mesure qui m’a blessé et que vous songez à rendre encore plus complète, j’en suis certain.

À ces mots : insuccès financiers, par lesquels le duc traduisait cyniquement ses gaspillages pour Léa Morton, la duchesse répondit avec un regard méprisant :

— J’ai l’intention, en effet, de demander ma séparation de biens, par devoir pour ma fille et dans votre propre intérêt.

Robert réprima un mouvement de colère et répliqua, en haussant les épaules :

— Cela vous regarde, mais j’espère cependant que, par respect pour mon nom, devenu le vôtre, vous hésiterez à nous livrer à la malignité publique par un débat qui mettrait en évidence des choses dont la révélation ne vous serait pas plus agréable qu’à moi.

— Je ne vous comprends pas ! Si naïve que je sois, je sais qu’une action en séparation de biens ne cause de scandale que si l’époux contre qui elle est dirigée se défend.

— Je vois que vous avez déjà pris vos renseignements. C’est fort bien, agissez à votre guise ! En attendant, tâchez seulement pour mon fils, pour nos amis et pour nos gens de ne pas vous poser en victime. J’avoue que je comptais sur plus d’intelligence et plus de reconnaissance de votre part.

Cela dit, sans s’inquiéter de l’effet que produisaient sur sa femme ses odieuses paroles, le duc tourna les talons et sortit.

— Allons, c’est bien fini, gémit Mme  de Blangy-Portal après le départ de son mari, me voilà vraiment seule ! Il ne reviendra jamais à moi, qui, d’ailleurs, ne voudrais, à aucun prix, revenir à lui ! Ah ! maudit soit le jour où la docteur et ma mère ont eu la mauvaise pensée de me vendre pour un titre de duchesse… Duchesse ! Que ne suis-je plutôt restée l’enfant sans nom que j’étais, ou que ne m’a-t-on donné un mari qui n’aurait pas eu le droit de se croire au-dessus de moi et m’aurait aimée ! Et ne pouvoir briser cette horrible chaîne !… Y être rivée pour toujours !…

Car la malheureuse ne songeait plus à quitter Houlgate, elle s’y sentait prisonnière par la volonté du maître qui venait de se révéler à elle dans toute sa duplicité.

Son énergie était subitement tombée, elle avait le sentiment de son impuissance. Par amour filial même, le silence lui était commandé.

— Eh bien ! soit, se dit-elle, je me tairai, j’accepterai d’être, à vingt ans, veuve d’un époux vivant sous le même toit que moi, mais je ne lui donnerai pas la satisfaction d’entendre une plainte ni de se réjouir de mes larmes, je serai toute à ma fille. Ah ! béni soit encore le ciel de ne m’avoir pas privée des joies de la maternité !

Et armée tout à coup d’un nouveau courage, celui de la résignation, elle sonna sa femme de chambre et lui ordonna de tout remettre en ordre pour la prolongation de son séjour au bord de la mer.

Quelques instants plus tard, lorsqu’on la prévint que le déjeuner était servi, elle descendit et prit place à table, le visage si parfaitement calme que le duc en fut stupéfait, mais un instant seulement, car il s’attribua bientôt tout le mérite de cette transformation.

Avec sa vanité habituelle, il s’imaginait que Claude, en reconnaissant son immense supériorité sur elle, se décidait à la soumission, que sa velléité de résistance avait disparu, et qu’à l’occasion il en obtiendrait de nouveau tout ce qu’il voudrait.

Nous savons qu’il en était autrement. La duchesse avait tout simplement l’orgueil de la douleur, elle ne voulait inspirer de pitié à personne, mais elle était également résolue à opposer à toutes les entreprises de Robert une volonté contre laquelle il lutterait en vain.

— Je vois que vous êtes devenue raisonnable et je vous en sais fort gré, lui dit, en se levant de table, son mari, trompé par son attitude nouvelle.

— Puisque c’est le rôle des femmes du monde dont je fais partie de tout accepter sans se plaindre, répondit-elle, je le jouerai désormais de mon mieux, vous pouvez en être certain !

À ce moment la petite Marie-Thérèse, qui devenait un adorable bébé, fut apportée à sa mère. Celle-ci la prit dans ses bras et, le visage enfoui dans les cheveux blonds de l’enfant, elle murmura à son oreille, comme si elle pouvait déjà la comprendre :

— Ah ! chère mignonne, si je suis maîtresse un jour de te choisir un époux, je ne ferai pas de toi une grande dame, je te le jure !

Une heure après, ravi de la tournure que les choses avaient prises, le duc quittait Houlgate, et Claude, que M. de Blangy-Portal avait poliment informée qu’il ne reviendrait que le surlendemain soir, à cause des courses de Bernay, écrivait à sa mère pour la tranquilliser, la prévenir qu’elle restait à la villa des Roses et lui annoncer qu’elle irait à Villerville le jour suivant.

Mais le lendemain, après son déjeuner, au moment où elle se préparait à se rendre à la gare, la duchesse reçut cette dépêche :

« Je suis forcée d’aller immédiatement à Paris pour affaire importante. Ne viens pas à Brimborion aujourd’hui. Je te télégraphierai aussitôt de retour. »

Toute désolée de ce contre-temps, car elle avait hâte d’entretenir sa mère de ce qui s’était passé entre elle et son mari, la jeune femme remonta dans son appartement en se demandant, avec une certaine inquiétude, ce qui pouvait motiver ce déplacement inattendu de Mme  Frémerol.

Celle-ci se rendait à Paris, véritablement affolée de terreur.

Le matin même, elle avait lu dans le Petit Journal les lignes suivantes :

« Le mystère qui enveloppe le crime du boulevard de Courcelles, dont nous avons entretenu nos lecteurs, il y a près de deux mois, s’éclaircit peu à peu. La police a déjà découvert que la victime de cet assassinat, connue à Londres sous le nom de Dickson, n’était arrivée que depuis peu. « Cet individu venait de Georges-Town, la capitale de la Guyane anglaise, où il vivait depuis plus de dix ans.

« C’était, affirme-t-on, un évadé de Cayenne. Les autorités françaises croyaient qu’il avait succombé ainsi que ses compagnons d’évasion, et elles s’en étaient d’autant moins inquiétées que ce forçat ne pouvait être réclamé, car il s’était enfui sans commettre ni crime ni voie de fait. Or, d’après les conventions internationales, les pensionnaires des pénitenciers qui se sauvent dans ces conditions sont en lieu de refuge dès qu’ils ont gagné le territoire anglais.

« Par un des prochains courriers de Cayenne, où le parquet de Paris a prescrit les recherches nécessaires, on saura certainement le nom du pseudo-William Dickson, et la justice pourra peut-être alors suivre quelque piste utile.

« Il est difficile d’admettre, en effet, qu’un ancien forçat, qui a fait preuve de tant d’adresse et d’une si grande énergie pour s’évader, soit tombé, par hasard, sous tes coups de maraudeurs de barrière.

« Il est beaucoup plus probable qu’il a succombé dans un guet-apens tendu par quelque ancien compagnon de bagne.

« Quoi qu’il en soit, l’affaire entre dans une phase intéressante et nous ne la perdrons pas de vue. »

On comprend l’effet qu’avait produit cet article sur Mme  Frémerol.

Nous l’avons dit, elle avait aussitôt télégraphié à sa fille de ne pas venir à Villerville, et Dieu sait cependant si la pauvre mère avait hâte de savoir comment les choses s’étaient terminées à Houlgate ; puis, après avoir annoncé par dépêche sa visite à Guerrard, elle était partie précipitamment pour Paris.

De la gare du Havre, elle se fit conduire rue du Bac.

Elle y arriva vers six heures. Le docteur l’attendait, supposant qu’elle venait l’entretenir du douloureux incident du théâtre de Trouville dont elle l’avait instruit la veille par une lettre.

Dans son télégramme, elle s’était gardée de faire la moindre allusion à sa terreur et lui, ce jour-là, c’est à peine si, en se rendant chez ses malades, il avait parcouru deux ou trois journaux qui, précisément, ne consacraient pas une ligne à l’affaire Dickson.

Paul ne fut donc pas surpris de la physionomie bouleversée de Mme  Frémerol, à laquelle il demanda tout de suite :

— Comment votre pauvre fille accepte-t-elle cette nouvelle épreuve ?

Geneviève l’interrompit pour lui dire :

— Il ne s’agit pas de Claude en ce moment, mais de moi. Vous n’avez donc pas lu le Petit Journal aujourd’hui ?

— Non. Qu’y a-t-il de nouveau ?

— Voyez vous-même.

Et tirant de dessous son vêtement le numéro du journal qu’elle avait emporté de Villerville, elle le tendit à Paul en disant :

— Voyez aux faits-divers : Le mystère du boulevard de Courcelles.

Puis elle se laissa tomber sur un siège, suivant d’un œil fiévreux l’effet que produisait sur le docteur la lecture du terrible article ; mais Guerrard, quelque impression pénible que lui causassent les révélations de la feuille parisienne, restait maître de lui et, quand il eut terminé, il dit à sa visiteuse, avec calme :

— Comment, cela vous émeut à ce point ! Nous devions cependant nous attendre un peu à quelque chose de ce genre-là. Le parquet, c’est probable, ne tardera pas à donner à Dickson son véritable nom, mais rien ne prouve qu’il ira plus loin. Il pensera, comme les journalistes, que l’échappé de Cayenne a été tué par quelque ancien compagnon de bagne ; c’est dans ce monde-là qu’il étendra ses recherches et, comme il ne trouvera rien, il abandonnera l’affaire.

— Mais quand la justice, observa la malheureuse, aura appris, à Reims, ou certainement elle portera ses investigations sur le passé de Mourel, qu’il était marié, elle voudra savoir ce qu’est devenue sa femme. Et quand elle aura découvert que Rose Lasseguet, épouse Mourel, est tout simplement Mme Frémerol, la Frémerol, propriétaire du parc sous les murs duquel le corps dudit Mourel a été trouvé, vous croyez qu’elle ne s’inquiètera pas d’une aussi étrange coïncidence ?

— Je crois surtout, ma chère amie, que votre imagination est trop bonne policière ; mais en admettant tout ce que vous supposez là, rappelez-vous ce que nous avons décidé le lendemain même de cet événement.

— Ce que nous avons décidé ? Ah ! je l’ai oublié ! Répétez-le moi, je deviens folle !

— Voyons, calmez-vous. Voici ce que nous avons arrêté. Si on arrive à découvrir que la femme de Mourel s’est transformée en Parisienne élégante et millionnaire, ce qui est bien peu probable, car il y a maintenant plus de vingt ans que vous avez quitté Reims et que vous avez cessé d’y avoir aucune relation, mais enfin si cela arrivait, vous n’auriez qu’une attitude toute simple à prendre et à garder : vous étiez d’autant plus loin de craindre le retour de votre mari que vous le pensiez mort, ainsi qu’on vous l’avait écrit de Cayenne, et s’il a été tué si près de votre hôtel, c’est que, sans doute, il rôdait sur le boulevard pour étudier la topographie des lieux, afin de s’introduire chez vous.

— Et lorsqu’on saura que, précisément ce jour-là, j’ai passé une partie de ! a soirée dans mon hôtel, avec vous ?

— D’abord, comment apprendra-t-on cela ? Il faudrait qu’on interrogeât vos gens. On ne le fera certainement que si on a des soupçons sur vous. On leur a déjà demandé s’ils avaient entendu des bruits de lutte et des détonations ; ils ont répondu négativement, parce que c’est exact. Pour le parquet, l’hôtel Frémerol est donc en dehors de tout.

— On l’y mêlera lorsqu’on saura le véritable nom de celle qui l’habite.

— Alors vous tiendrez la conduite que nous avons arrêtée.

— Ce qui ne permettra peut-être pas de découvrir la vérité, à moins qu’un jour, fatiguée de mentir, je ne la dise moi-même mais mon nom, mon vrai nom, mon passé, mon existence tout entière n’en seront pas moins livrés à la malignité publique ; M. de Blangy-Portal jettera ce passé à sa femme comme un outrage, et l’avenir de ma pauvre enfant, déjà si compromis, sera tout à fait perdu. Ce n’est pas autre chose que je crains ! Est-ce que j’ai peur pour moi ! Mais je serais prête à payer de ma vie le meurtre que j’ai commis, s’il ne fallait que mourir pour qu’il ne rejaillît rien de toutes ces hontes sur ma Claude bien-aimée !

Mme  Frémerol disait tout cela d’une voix pleine de sanglots et la physionomie vraiment bouleversée par la douleur.

Guerrard ne savait plus que faire pour la calmer. Il sentait trop bien qu’elle avait raison de redouter l’effet que produiraient ces révélations sur le duc, qui n’hésiterait peut-être pas à abuser de la situation pour exploiter sa femme et sa belle-mère.

Comment aller au-devant de ce malheur qui paraissait devoir découler logiquement de la marche que prenaient les choses ?

Quoi qu’il fît pour persuader Geneviève du contraire, le parquet, évidemment, saurait bien remonter de Jean Mourel à Rose Lasseguet et de Rose Lasseguet à Mme  Frémerol, dont la grande et rapide fortune galante avait fait trop de bruit jadis pour qu’on en eût absolument perdu tout souvenir.

De plus, il était impossible qu’on ignorât ce qu’était devenue Mme  Ronsart, qui, elle, n’avait quitté Reims que depuis une quinzaine d’années, et dont il était aisé d’avoir l’adresse au ministère des finances puisque, comme veuve d’un employé des postes, elle touchait une pension.

On se souvient que c’est précisément de cette façon que s’y était pris Durest.

Une fois la tante retrouvée, la justice n’aurait plus qu’à étendre la main pour s’emparer de la nièce.

Il y avait enfin ce Charles Durest, que le parquet voudrait interroger et qu’il saurait bien découvrir, ce que lui, Guerrard, n’avait encore pu faire, et certes l’ex-clerc d’huissier n’épargnerait pas celle qui avait jadis repoussé ses hommages.

S’il n’allait pas jusqu’à raconter, dans la crainte de se compromettre, qu’il avait, en quelque sorte, vu tuer son ami, il ne manquerait pas de dire que celui-ci lui avait fait part de son intention de demander un rendez-vous à sa femme.

Si les choses en arrivaient là, il était incontestable qu’il n’y aurait plus qu’un parti à prendre : ou Mme  Frémerol, pour échapper à une accusation d’assassinat avec préméditation, devrait avouer toute la vérité, ce qui démontrerait qu’elle ne s’était rendue coupable que d’un meurtre excusable, ou le docteur, poussant le dévouement aussi loin qu’il l’avait proposé, affirmerait que, chargé par Geneviève de recevoir Jean Mourel pour écouter ses propositions, il avait été menacé par cet homme, sur lequel il avait dû tirer pour défendre sa propre vie.

On comprendrait facilement ensuite le transport du cadavre en dehors du parc. Ce n’avait été là que la conséquence logique du drame même.

Quant à ce qui s’était passé plus tard, c’est-à-dire le vol commis sur le mort, c’était là un fait auquel Mme  Frémerol et Paul resteraient absolument étrangers.

Sur ce point spécial ils étaient, l’un comme l’autre, à l’abri de tout soupçon.

Il n’y avait donc réellement à craindre dans toute cette horrible aventure aucune condamnation, mais seulement un scandale public, dans lequel sombreraient l’honneur et le repos de la pauvre duchesse Claude, et Guerrard redoutait à ce point que tout ne se terminât un jour de la sorte, qu’il cherchait, mais vainement, par quel moyen conjurer le péril.

— Et si j’étais morte ? demanda soudain Geneviève dont l’exaltation croissait en raison même du silence que gardait le docteur.

— Morte ! vous ?

— Oui, supposez que je n’existe pas. Que ferait la justice ?

— Je ne vous comprends pas bien. Il est certain que si vous n’étiez plus de ce monde, le parquet, après avoir découvert que Jean Mourel avait été le mari d’une femme défunte elle-même, n’aurait pas à porter ses investigations de ce côté-là. Il se lancerait sur une autre piste. Vous me faites dire là une étrange naïveté, car enfin, si vous ne viviez pas, Jean Mourel, lui, vivrait encore, c’est probable !

— Si, dans ce rendez-vous, il m’avait tuée, après avoir été lui-même frappé mortellement ?

— Il est certain qu’en se trouvant en face de deux cadavres, le parquet aurait été assez embarrassé, et que s’il était arrivé à découvrir les causes de ce double meurtre, il n’en aurait pas moins été obligé d’en rester là, toute action judiciaire, dans ce cas, tombant forcément d’elle-même.

— Oh ! alors, pourquoi ne me suis-je pas fait justice ! Ma chère Claude n’aurait rien à craindre !

— Mais vous perdez la raison, ma pauvre amie. Je vous en supplie, reprenez un peu de calme. Rien n’est encore désespéré, tant s’en faut !

En parlant ainsi, Guerrard avait pris affectueusement les mains de Geneviève, qui pleurait en répétant :

— Ma fille, ma malheureuse enfant !

— C’est précisément pour elle qu’il faut avoir du courage. Quelle serait sa douleur si elle vous voyait dans cet état, si elle apprenait la cause réelle de vos larmes et de votre désespoir !

— C’est vrai ! Il sera bien assez temps lorsque je ne pourrai plus lui rien cacher !

— Voyons, mettons les choses au pire : admettons que la justice arrive jusqu’à vous, ce qui serait très fâcheux, je te reconnais, cela ne l’amènerait pas forcément à aller jusqu’à Mme  la duchesse de Bltangy-Portal, que personne, en quelque sorte, ne sait vous tenir de si près. De tout le bruit qui se ferait autour de vous, son honneur ne recevrait aucune atteinte, car en supposant, ce qui est exagéré somme toute, — le duc n’est pas un misérable, – qu’il voulût exploiter la situation, ce n’est pas lui qui s’en irait crier sur les toits que sa femme est la fille de l’héroïne du drame du boulevard de Courcelles. Le bonheur de Claude n’est plus, hélas ! à défendre. Vous n’avez donc à craindre que pour vous seule. Or, si vous ne perdez pas ta tête, si vous ne vous écartez pas de la version que nous avons adoptée, les conséquences de ce terrible événement n’auront vraiment pour vous aucune gravité, lors même que la vérité tout entière serait découverte. Me comprenez-vous bien ?

— Oui, vous avez raison, répondit, après un moment d’hésitation, Mme  Frémerol dont l’esprit semblait absorbé dans une idée fixe, étrangère aux explications du docteur ; oui, en effet, ma fille, quoi qu’il arrive, pourra rester en dehors du scandale. Je l’espère et cela me rend du courage. J’en aurais plus encore si vous me juriez d’être toujours le défenseur de Claude.

– Comment pouvez-vous croire que je l’abandonnerai jamais ? Veiller sur elle ne m’est-il pas commandé tout à la fois par le devoir et par l’affection ?

— Alors je puis compter sur vous ?

— N’en doutez pas ! Je suis prêt à lui donner ma vie, s’il le faut !

— Puisqu’il en est ainsi, je retourne immédiatement à Villerville, où ma fille serait venue me voir aujourd’hui si, après avoir lu le Petit Journal, je ne lui avais pas télégraphié que avais besoin de me rendre à Paris. Elle doit être inquiète. Avant de prendre le train, je vais lui envoyer une dépêche pour lui annoncer mon retour, et, certainement, elle viendra demain à Brimborion.

— Et vous serez forte, calme ? À la première alerte, au premier racontar des journaux, vous ne perdrez pas de nouveau la tête ?

— Je vous le jure !

— À la bonne heure : Soyez-en certaine, à nous deux, quoi qu’il arrive, nous saurons vaincre toutes les difficultés. Quant à la duchesse, ne perdons pas non plus tout espoir de ce côté-là. Qui sait si Robert n’est pas déjà honteux de sa conduite et ne va pas tout tenter pour se la faire pardonner !

Geneviève, sans répondre, tendit ses deux mains à Guerrard, qui les serra entre les siennes, et elle en prit congé, non pas pour se faire conduire à la gare, mais pour se rendre chez Me  Duhamel, son notaire, avec qui elle eut un entretien si long qu’elle ne put quitter Paris que par le train du soir, après avoir télégraphié à Claude son retour à Villerville, où elle la priait de venir le plus tôt possible.

Mme  de Blangy-Portal, qui attendait impatiemment cette dépêche et que l’absence de son mari laissait absolument libre, partit aussitôt après son déjeuner, et arriva à Brimborion vers deux heures. Son premier soin fut de demander à sa mère le motif de son voyage à Paris.

Geneviève lui répondit :

— J’avais une affaire d’argent à régler avec Me  Duhamel ; cela ne t’intéresse pas. Parlons de toi. Alors tu es décidée à accepter la vie que te fait le duc ?

— Absolument, mais je suis également résolue à demander ma séparation de biens. J’en ai prévenu M. de Blangy-Portal et j’ai écrit dans ce sens à Me  Andral.

— Prends garde de t’aliéner encore davantage ton mari et de l’autoriser en quelque sorte à te délaisser tout à fait.

— Comment, c’est toi qui me conseilles de garder des ménagements ? Tu voudrais que je laissasse le duc se servir de ma fortune, de celle que tu m’as si généreusement donnée, pour satisfaire aux fantaisies d’une Léa Morton ! Il fera ce que bon lui semblera, mais je n’aurai pas cette faiblesse, je ne commettrai pas cette lâcheté. Oh ! ne crois pas que ce soit par jalousie ; je n’ai jamais eu d’amour pour mon mari et il ne m’inspire aujourd’hui que du mépris ; mais je ne veux pas qu’il me prenne plus longtemps pour une sotte trop heureuse de porter son nom ! Je le laisserai libre d’user à sa guise de nos revenus ; s’il ne ma donne pas assez d’argent pour mes besoins personnels, je m’adresserai à toi, voilà tout.

— Mais non, je ne te blâme pas, au contraire ! Je te préfère ainsi ; cela me rassure en partie pour l’avenir ! Lorsque je ne serai plus là, tu sauras au moins te défendre. Du reste, je suis sûre que M. Guerrard ne t’abandonnera jamais. Il m’a juré encore hier que si cela devenait nécessaire, il saurait bien se mettre entre toi et M. de Blangy-Portal.

— Tu as donc vu le docteur à Paris ?

— Oui, je l’ai rencontré par hasard, et tu penses si nous avons parlé de toi. C’est un brave cœur qui ne se pardonne pas de t’avoir si mal mariée et nous aime sincèrement toutes les deux. C’est pour cela qu’il me tarde que tu rentres rue de Lille, car alors il pourra toujours être au courant de ce qui se passera dans ton intérieur.

— Nous quitterons bientôt Houlgate.

— N’oublie pas, dès que ton départ sera fixé, de m’en instruire, car je partirai d’ici moi-même aussitôt.

— Tu rentreras rue de Prony ?

— Non, pas tout de suite ; je me réinstallerai à Verneuil.

— Pourquoi ? Voici la belle saison finie, et si tu restes à la campagne, il me sera encore plus difficile de te voir je ne pourrai pas profiter d’un moment de liberté, comme je le ferais si tu étais Paris.

— C’est vrai ! Ah ! c’est que la villa Claude ne me rappelle que de bons jours, tandis que la rue de Prony…

Et Mme  Frémerol put à peine retenir un frisson, mais néanmoins elle poursuivit :

— À Verneuil, nous vivions ensemble, heureuses, tandis que c’est dans mon hôtel que je t’ai donnée à M. de Blangy-Portal !

— Je t’en conjure, chasse toutes ces tristes idées et dispose-toi à revenir à Paris en même temps que moi. Et puis, à Paris, tu n’auras pas que moi, tu auras encore M. Guerrard, qui te donnera de mes nouvelles et nous ménagera des rendez-vous.

— Il t’aime tant !

— Je crains même qu’il ne m’aime trop !

— Que veux-tu dire ?

— Que l’affection qu’il m’avait tout naturellement vouée, à cause de toi, s’est accrue de son chagrin, de son remords de m’avoir mariée à son ami, et que cette affection a pris, j’en ai peur, une forme plus tendre.

— Cela serait-il possible !

— Tu sais bien que, nous autres femmes, nous nous trompons rarement en ces sortes de choses.

— Eh bien ! tant mieux, s’il en est ainsi !

— Comment, tant mieux ?

— Ça fait qu’il ne t’abandonnera jamais.

— Mais il souffrira, car tu penses bien…

— Je ne pense ni ne suppose rien. Si M. Guerrard souffre, ce sera son châtiment, mais son amour pour toi me rassure ! C’est un brave et noble ami ! Je suis sûre qu’il se ferait tuer pour toi !

— Oh ! comme tu prends feu pour le docteur ! T’aurait-il fait des confidences ?

La duchesse avait prononcé ces mots en s’efforçant de sourire, mais elle était si visiblement émue que sa mère se hâta da détourner la conversation de ce sujet délicat.

Cependant, quelques instants plus tard, lorsque Claude quitta Brimborion, Mme  Frémerol, qui l’avait mise en voiture, murmura, quand elle fut seule de nouveau :

— Puisque Guerrard aime ma pauvre enfant, il saura bien la défendre contre tous, et moi, je pourrai mourir tranquille !