La Duchesse de Châteauroux/12

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 54-59).


XII

LA PAUVRE FEMME


Après une nuit passée dans toutes les agitations d’un sentiment vivement combattu, dans cet état de fièvre où les images les plus enivrantes s’offrent à l’imagination à côté des plus affreux supplices, où le remords avec toute son horreur vous dispute aux enchantements de l’amour, on vint annoncer à madame de la Tournelle que madame de Tencin faisait demander si elle était visible.

— Non, je ne puis la recevoir, répondit d’abord la marquise ; puis, frappée aussitôt des conjectures que madame de Tencin ferait sur ce refus, et du ressentiment qu’elle en conserverait, madame de la Tournelle se ravise, dit qu’on fasse entrer madame de Tencin dans le salon, et qu’elle va bientôt s’y rendre.

Elle sonne mademoiselle Hébert pour l’aider à passer une robe ; elle voudrait qu’un négligé élégant dissimulât un peu l’altération de son visage ; car dans cette noble province appelée la cour, le moindre indice suffit à la découverte du secret le plus impénétrable : et c’est particulièrement à madame de Tencin, à la plus habile de toutes les intrigantes, que madame de la Tournelle voudrait cacher d’elle éprouve.

— Pardon de vous importuner de si bonne heure, madame la marquise, dit madame de Tencin en venant l’embrasser, mais j’ai voulu être la première à vous féliciter sur votre triomphe : il n’est plus douteux : l’homme aux chansons[1]en crève de rage, et la vieille favorite en jette les hauts cris.

— Vous êtes dans l’erreur, madame, répond madame de la Tournelle avec un air digne : croyez que jamais…

— Allons, point d’enfantillages, interrompt madame de Tencin : vous avez trop d’esprit pour employer les lieux communs en usage dans de telles circonstances, et j’ai trop l’expérience des choses de ce monde pour croire à l’impossible ; ainsi soyez aussi franche que je puis être dévouée. Il ne s’agit pas ici de laisser s’organiser tranquillement la cabale ennemie, il faut la terrasser avant qu’elle ait eu le temps de se reconnaître. L’amour du roi pour vous n’est plus un mystère ; bien qu’il ne soit point déclaré, il est visible aux yeux de tout le monde : je ne vous demande pas si vous y répondez, car je vous retirerais demain toute mon estime si je pouvais vous croire insensible à tant d’honneur et de bonheur. Mais cette grande fortune, comme toutes les autres, demande à être dirigée ; il vous faut des conseils, des défenseurs contre le parti de l’hôtel de Toulouse, et je viens vous dire que vous pouvez compter mon frère au nombre de vos plus fidèles amis.

— Je suis très-reconnaissante, madame, de tant d’intérêt de votre part, reprit madame de la Tournelle avec toute la honte qu’aurait dû avoir madame de Tencin ; mais véritablement je n’en saurais profiter. Je vous jure sur l’honneur que jamais le roi ne m’a dit un mot du sentiment qu’on lui suppose ; et que, lors même que l’amour qu’on lui prête me serait connu, je ne saurais y répondre. Les bontés dont la reine m’honore expliquent assez, je pense, mes devoirs et ma situation.

— Oui, c’est un soin de plus à prendre, j’en conviens, et ce n’est pas moi qui vous engagerai à braver les convenances et à manquer d’égard envers la reine ; mais, cela une fois accordé, le reste ne regarde personne, et rien n’est si facile à concilier que ces sortes de déférences avec les intérêts d’un sentiment romanesque ; celui-ci même y gagne par tous les sacrifices qu’il est obligé de faire. Sans ces petits tourments-là, un amour royal finirait trop vite. Aussi suis-je parfaitement d’avis que vous mettiez en avant le devoir, la reconnaissance, la vertu même, s’il le faut, pour résister le plus longtemps possible ; cela ne peut être que d’un effet excellent auprès d’un sultan qui n’a qu’à jeter le mouchoir pour le voir ramasser par les femmes qui l’entourent. Mais, comme il faudra toujours finir par lui céder, je pense que vous devez d’ici là vous faire un parti assez fort pour résister à tout, même au bonheur que vous donnerez. Voilà ce que ma vieille amitié vous conseille.

— Ah ! madame, s’écria madame de la Tournelle les yeux pleins de larmes, serait-il donc vrai que la plus ferme résolution de rester digne d’estime, de ne pas devenir un monstre d’ingratitude, ne pût sauver de la honte et du remords !

— Il n’y a ni honte ni remords à tout cela, ma chère amie ; vous n’avez point de mari à tromper, point d’enfant qui puisse un jour s’ériger en censeur, pas même de rivale à ménager ; car le sort de la reine n’a rien à perdre ni à gagner : que ce soit vous ou votre sœur aînée qui disposiez du cœur du roi, il ne lui appartiendra pas davantage. Madame de Mailly elle-même lit chaque matin dans son miroir la triste nécessité de donner sa démission ; Ainsi je ne vois pas trop sur quoi vous placeriez des remords. Car dans le fond vous ne ferez de mal à personne, bien au contraire, vraiment. Le vieux cardinal, dans la peur qu’il a de votre empire sur le caractère du roi, emploie toutes les journées de Lebel à chercher de petites personnes bien jolies et bien sottes pour distraire son maître sans trop l’occuper ; à ces plaisirs ignobles, dangereux, qui dégradent l’esprit et le cœur, vous pouvez substituer des sentiments qui exaltent les facultés de l’âme, qui l’épurent. Vous pourriez être l’Agnès Sorel de ce nouveau Charles VII ; et vous hésiteriez à devenir l’arbitre d’une si brillante destinée ! Non, je ne le croirai jamais.

— Ah ! par pitié, madame, ne vous joignez pas à tant de séductions pour conjurer ma perte ! Mon malheur est certain, je ne puis l’éviter : placée entre un regret éternel, ou des remords dont vous avez beau rire, mais qui ne feraient pas moins le supplice de ma vie, je n’ai de choix qu’entre la douleur ou le blâme. Non, l’idée de ce mépris que tant d’autres bravent impunément, ma fierté s’en révolte au point de me faire préférer une existence toute de chagrins au bonheur qu’il faudrait payer par tant de reproches et de mépris.

— Tout cela est fort beau, chère marquise, mais comme la raison, l’intérêt, l’amour, la gloire et le roi sont de mon parti, je crois que vous ne resterez pas longtemps du vôtre. Tenez, voilà quelqu’un qui est de mon avis, je gage, ajouta madame de Tencin en entendant annoncer le duc de Richelieu.

— Au moins, promettez-moi le secret sur cet entretien, dit madame de la Tournelle d’un ton suppliant ; je serais désolée…

— Fiez-vous à moi, je me garderai bien de raconter vos scrupules, vraiment, on ne me croirait pas : et puis ce que je voulais, c’était vous faire la profession de foi de mon frère, la mienne, et réclamer votre crédit pour tenter de grandes et belles choses dont la France vous gardera une éternelle reconnaissance.

— Les confidences sont-elles finies ! demanda M. de Richelieu en se tenant discrètement à l’autre bout de la chambre.

— Ah ! mon Dieu ! c’est de la discrétion perdue, répondit madame de Tencin, approchez ; nous n’avions rien dit que vous ne puissiez entendre. D’ailleurs, n’êtes-vous pas instruit de tout ?

— De tout ? Non ; mais j’en sais quelquefois plus que ma discrétion n’en peut porter ; le silence n’est pas facile quand les secrets abondent. Sans compter qu’à la cour on vous recommande toujours de ne point parler de ce que l’on confie soi-même à tout le monde.

Puis, s’adressant à madame de la Tournelle :

— Qu’avez-vous donc ce matin, chère nièce ? Je ne reconnais plus ce céleste visage d’hier soir. En vérité, vous étiez belle à tourner la tête des plus sages : aussi, Dieu sait les ravages que vous avez faits ! On ne parlait que de vous au lever. À propos, j’oubliais que je viens ici en qualité d’intendant pour vous rendre mes comptes ; voilà les mille louis que votre veuve infirme a gagnés hier. Convenez que j’ai eu une bonne idée de l’associer au jeu du roi. La pauvre femme est revenue ce matin chez moi pour le brevet de sa petite pension. Je n’ai pas voulu vous ôter le plaisir de lui apprendre la fortune qu’elle vous doit. Je lui ai donné rendez-vous ici pour être témoin de sa surprise et de sa joie.

— Vraiment, des spectacles de ce genre ne sont pas communs, dit madame de Tencin, et je serai charmée d’y assister.

Madame de la Tournelle ne se refusa point à leur donner ce plaisir, malgré l’embarras qu’en pourrait éprouver sa protégée ; car elle voulait que personne ne pût douter de l’emploi qu’elle avait fait de cette somme envoyée par le roi. Elle sonna pour qu’on fit entrer la pauvre femme.

— M. le duc de Richelieu a parlé de vos malheurs devant le roi, ma bonne mère, et voici ce que Sa Majesté vous donne, dit-elle eu remettant à la veuve les mille louis que le duc venait de déposer sur son chiffonnier.

— Est-il bien possible, madame ! s’écria la pauvre femme en tombant aux pieds de madame de la Tournelle, comme elle l’eût fait devant une sainte après en avoir obtenu un miracle.

Et le petit enfant qui l’accompagnait imitait sa mère, et baisait le pan de la robe de sa bienfaitrice. Celle-ci les relève tous deux, embrasse l’enfant, baigne ses blonds cheveux des larmes de l’attendrissement. Puis, interrompant leurs remercîments, les vœux qu’ils font pour elle :

— Je ne mérite pas tant de reconnaissance, dit-elle, le roi pouvait seul être aussi généreux. Ah ! gardes ton vœux, bénédictions pour lui !

Cette prière adressée par madame de la Tournelle, d’un accent pénétré, la joie délirante de cette mère, les pleurs, le sourire de son enfant qui semblait partager les sensations de chacun, sans Heu comprendre ans sentiments qui les exaltaient, enfin tout rendait ce tableau si touchant, que M. de Richelieu en fut vivement attendri, et que madame de Tencin se crut obligée de porter son mouchoir à ses yeux pour faire croire qu’il s’y trouvait une larme.

— Convenez, dit-elle tout bas en se levant à madame de la Tournelle, qu’il y a bien du charme à causer de semblables joies !


  1. M. de Maurepas.