La Duchesse de Châteauroux/11

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 49-54).


XI

VOLTAIRE


Le lendemain, avant le lever du roi, deux hommes causaient ensemble dans l’embrasure d’une fenêtre de l’Œil-de-Bœuf. C’étaient le marquis d’Argenson et M. de Voltaire.

Pendant ce temps, les courtisans, que leur charge ou leur plaisir attiraient chaque matin au château, discouraient entre eux, plus occupés de la conversation qu’ils ne pouvaient entendre que de la leur, et tenaient leurs regards attachés sur le poète et le ministre.

— Tous êtes donc décidé à nous quitter encore, disait le marquis, vous retournez à Bruxelles ?

— Que voulez-vous, monsieur le marquis, il le faut bien ! Je regrette assez que mes ouvrages ne soient imprimés que chez l’étranger et soient de contrebande dans ma patrie. En vérité, je ne sais par quelle fatalité, n’ayant jamais parlé ni écrit qu’en honnête homme et en bon citoyen, je ne puis parvenir à jouir des priviléges qu’on doit à ces deux titres[1]. Vous en pouvez juger par ce commencement du siècle de Louis XIV inséré dans le recueil de Prault. C’est l’ouvrage d’un homme très-modéré. J’ose dire que dans tout autre temps une pareille entreprise serait encouragée par le gouvernement. Louis XIV donnait six mille livres de pension aux Valincourt, aux Pélisson, aux Racine et aux Despréaux, pour faire son histoire, qu’ils ne firent point ; et moi je suis persécuté pour avoir fait ce qu’ils devaient faire. J’élevais un monument à la gloire de mon pays, et je suis écrasé sous les premières pierres que j’aie posées. Enfin je suis en tout un exemple que les belles-lettres n’attirent guère que des malheurs… Ah ! si vous étiez à leur tête, je me flatte que les choses iraient en peu autrement[2].

— Vous n’auriez pas plus de succès, répondit M. d’Argenson ; mais on ne vous forcerait pas d’aller vous faire imprimer à Bruxelles. N’importe ! prenez patience, le cardinal se fait vieux : après lui, la république des lettres recouvrera sa liberté.

— Si je pouvais me flatter de vivre assez pour voir ce beau jour, je voudrais écrire une histoire de France à ma mode. J’ai une drôle d’idée dans la tête ; c’est qu’il n’y a que des gens qui ont fait des tragédies qui puissent jeter quelque intérêt dans notre histoire sèche et barbare. Mézerai et Daniel m’ennuient, c’est qu’ils ne savent ni peindre ni remuer Les passions. Il faut dans une histoire, connue dans uns pièce de théâtre, exposition, nœud et dénoûment. J’ai une autre idée : on n’a fait que l’histoire des rois ; mais on n’a point fait celle de la nation. Il semble que, pendant quatorze cents ans, il n’y air eu dans les Gaules que des rois, des ministres et des généraux. Mais nos mœurs, nos lois, nos coutumes, notre esprit, ne sont-ils donc rien[3] ?

— Sans doute ils ne sont rien pour la plupart des rois, des ministres et des généraux, reprit M. d’Argenson : mais le temps arrive où l’on écrira l’histoire pour tout le monde ; alors on fera la part de chacun. En attendant, il faut faire des concessions à l’autorité qui se meurt pour être là quand l’élève succédera au maître. On vous craint, il est vrai, bien plus pour ce que vous pourriez faire que pour ce que vous faites ; mais on redoute en vous, mon cher Voltaire, la puissance du talent, et cette hardiesse de pensée qui ne sera jamais du goût des prêtres, des courtisans, ni même des rois.

— Il en est pourtant que la vérité n’effraye point, qui aiment les auteurs qui la disent ; et Frédéric II est un exemple de…

— Votre roi de Prusse ! Interrompit M. d’Argenson, il est sur ce point tout aussi roi qu’un autre. Restez à sa cour, parlez-lui en ami, critiquez ses écrits, ses ordonnances ou ses vers, et vous verrez comment sa philosophie vous traitera.

— Je sais que j’en ai été traité à merveille, qu’il m’a offert tout ce qui peut flatter, qu’il s’est fâché que je ne l’aie point accepté. Mais quels rois, quelles cours et quels bienfaits valent une amitié de plus de dix années ? À peine m’auraient-ils servi de consolation, si cette amitié m’eût manqué[4]. Plus je vis, monseigneur, plus tout ce qui n’est pas liberté et amitié me parait un supplice. Mais malgré ma préférence pour mes amis et mon pays, je ne puis m’empêcher de penser que si Mahomet eût été représenté devant le roi de Prusse, il n’en eût pas été effarouché comme l’ont été nos prétendus dévots.

— C’est un effroi ridicule qui ne saurait durer, dit M. d’Argenson, et vous n’en aurez pas dit quatre mots au roi, qu’il fera entendre raison au cardinal ; il est si facile de prouver que l’ouvrage n’attaque que le fanatisme et non la religion !

— Oui, reprit M. de Voltaire ; mais nos jansénistes de Paris, et surtout nos jansénistes convulsionnaires ne pensent pas ainsi : les bonnes gens ont cru que l’on attaquait saint Médard et monsieur saint Paris ; il y a eu même de graves inconvénients au parlement, qui ont représenté à leur chambre que cette pièce était toute propre à faire des Jacques Clément et des Ravaillac. Ne trouvez-vous pas que ce sont là de bonnes têtes ? Ils croient sans doute qu’Harpagon fait des avares et enseigne à prêter sur gages.

— Tranquillisez-vous : le Tartufe essuya autrefois de plus violentes contradictions ; il fut enfin vengé des hypocrites.

— J’espère l’être des fanatiques ; car enfin Mahomet est Tartufe le Grand.

— Vous obtiendrez justice, j’en suis certain, reprit M. d’Argenson en souriant des saillies de Voltaire ; et peut-être sortirez-vous de l’audience que vous allez avoir avec l’autorisation de faire jouer Mahomet à la Comédie française. Le duc de Richelieu vous est tout dévoué : il plaidera votre cause, celle du public, avec son adresse ordinaire, et vous l’emporterez sur les convulsionnaires ; mais je vous engage à ne pas dire un mot sur le roi de Prusse ni sur les offres qu’il vous fait d’aller vivre à sa cour pour vous y combler d’honneurs et de récompenses. Votre talent, votre mérite expliquent suffisamment une telle proposition ; mais vous concevez qu’il nous est permis d’en être jaloux. Ce Frédéric fait sonner si haut sa gloire et sa philosophie, que nos oreilles royales en sont un peu étourdies. Le plus sûr, croyez-moi, est d’éviter à certaine personne le retentissement d’un bruit qui lui déplaît.

— Eh ! qui penserait à aimer autre chose que la France, et tant de gens d’esprit qui l’habitent et la gouvernent, si les lettres y trouvaient encore la protection que leur accordait Louis XIV ? Quel roi ! et ce qu’il a fait dans son royaume devrait servir d’exemple ! Il chargea de l’éducation de son fils et de son petit-fils les plus éloquents, les plus savants hommes de l’Europe. Il eut l’attention de placer trois enfants de Pierre Corneille, deux dans les troupes, et l’autre dans l’Église. Il excita le mérite naissant de Racine par un présent considérable pour un jeune homme inconnu et sans bien ; et quand ce génie se fut perfectionné, ces talents, qui souvent sont l’exclusion de la fortune, firent la sienne. Il eut plus que de la fortune, il eut la faveur, et quelquefois la familiarité d’un roi dont un regard était un bienfait. Il était de ces voyages de Mark tant brigués par les courtisans ; il couchait dans la chambre du roi pendant ses maladies ; il lui lisait les chefs-d’œuvre d’éloquence et de poésie qui décoraient ce beau règne. Louis XIV songeait à tout, et ne prodiguait point sa laveur à un genre de mérite à l’exclusion des autres, comme tant de princes qui favorisent, non ce qui est lion, mais ce qui leur plaît. Voilà ce qui produit l’émulation ; voilà ce qui ôte l’idée d’avoir recours à une protection étrangère pour échappera la persécution des sots et des fanatiques.

— Tout cela est parfaitement juste, et jamais colère n’a été plus légitime ; mais c’est parce que vous avez raison qu’il faut vous garder de montrer tant de ressentiment.

— Eh ! bonjour, cher Voltaire ! dit le duc de Richelieu qui arrivait en ce moment. Je suis ravi de vous trouver ici, car je devine ce que vous venez y demander, et vous pouvez compter sur moi pour vous appuyer, s’il en était besoin ; mais vous devez réussir là comme au théâtre ; vous n’en doutez pas, ni vous non plus, ajouta-t-il en saluant M. d’Argenson.

— Si, vraiment, je doute beaucoup, répondit Voltaire ; tant d’assurance ne convient qu’à vous, monsieur le duc, vous qui avez toujours été victorieux en guerre comme en amour.

— Vous ne serez pas moins heureux contre vos ennemis, vous dis-je ; ou je me trompe fort, ou de grands événements se préparent. L’écolier va changer de précepteur, et l’on verra le règne de l’esprit succéder à celui delà médiocrité. Je n’en veux pour preuve que l’air maussade de l’abbé Couturier[5] et la gaieté factice de Maurepas. Voyez comme tous deux parlent et s’agitent pour tromper leurs amis et ennemis sur l’idée qui les tourmente ! Cela me divertit. Ah ! mon cher, que vous avez été bien inspiré en écrivant Zaïre !

— Au fait, dit tout bas M. d’Argenson, il m’a semblé qu’hier soir Orosmane était entièrement subjugué.

— Et comment en serait-il autrement ? reprit le duc ; en écoutant ces vers si beaux, si passionnés, on deviendrait amoureux de sa grand’mère, s’il n’y avait pas d’autre femme là ; et quand il se trouve en face de vous les plus beaux yeux du monde, jugez de l’effet qu’ils produisent !

— Ainsi donc, dit M. de Voltaire en riant, j’aurai fait hier, sans le savoir, un métier peu honorable.

— Mais très-utile et beaucoup trop calomnié. Grâce aux émotions que vous avez fait naître, nous verrons bientôt. j’espère, le vieux précepteur sans crédit, les convulsionnaires bafoués, Maurepas humilié et Mahomet joué. Osez médire encore des moyens qui conduisent à un tel but !

— Moi, monsieur le duc, reprit Voltaire, je ne médis que du revers.

En cet instant l’huissier de la chambre annonça que le lever du roi était commencé : chacun fut admis selon son rang, et, lorsque la plus grande partie des courtisans fut sortie, lorsqu’il ne resta plus près de Louis XV que le duc de Richelieu, on vint appeler M. de Voltaire, et il entra dans le cabinet du roi.


  1. Lettre à M. d’Argenson. (Correspondance générale, tome III.)
  2. Lettre II, au même, tome III.
  3. Lettres à M. d’Argenson. (Correspondance générale, t. III)
  4. Idem.
  5. Favori du Cardinal de Fleury, et son confesseur.