La Duchesse de Châteauroux/16

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 72-79).


XVI

MONTESQUIEU


— Enfin je vous l’amène, dit madame de Tencin en entrant ; ce n’est pas sans peine, je vous le jure, car il devient d’une sauvagerie…

— Qui cède bien vite au désir de vous voir, madame, dit le président de Montesquieu en apercevant madame de Mirepoix. Mais on veut que je vous assomme d’une lecture, et vous savez si je les trouve ridicules.

— Celle-là ne vous ennuiera pas, mesdames, dit l’abbé Guasco, j’en suis garant ; il s’agit d’une histoire orientale où l’amour joue un grand rôle, si toutefois il nous a apporté Arsace et Isménie, comme il nous l’a promis ; car il est capable d’avoir mis dans sa poche un cahier de l’Esprit des lois au lieu de sa Nouvelle orientale.

— Il ne saurait tomber dans une pareille distraction, dit madame de Brancas.

— Lui ! madame la duchesse ; il en fait bien d’autres, vraiment ; savez-vous ce qui lui est arrivé l’autre jour ?

— Ah ! grâce, mon cher ami, s’écria le président.

— Non ; je veux que tout le monde sache ce dont vous êtes capable en ce genre ; c’est le seul moyen de vous corriger. Imaginez-vous, mesdames, qu’après avoir passé un temps infini à recueillir tous les matériaux nécessaires pour écrire une vie de Louis XI, et avoir terminé cet ouvrage avec le talent que vous lui connaissez, il recommande à son secrétaire de jeter au feu les mémoires dont il avait fait usage, et le brouillon qui a servi à la copie. Le secrétaire se trompe et brûle la copie au lieu du brouillon. Le lendemain, M. de Montesquieu trouve le brouillon sur sa table, pense à autre chose, le jette au feu, et nous prive ainsi de l’histoire d’un règne des plus intéressants de la monarchie ; n’est-ce pas un meurtre ?

Et chacun se récrie sur un malheur si grand. Un accable M. de Montesquieu de reproches flatteurs.

— Quelle bonne fortune pour notre ami Duclos ! dit madame Géoffrin, car sa vie de Louis XI était perdue.

— Il ne la jettera pas au feu, lui, je vous en réponds, dit madame de Tencin, il attache trop d’importance à tout ce qui sort de sa plume.

Madame Géoffrin prit la défense de Duclos ; car elle avait cette bonté des maîtresses de maison, espèce de reines qui craignent de perdre un sujet en laissant médire devant elles de sa personne ou île ses productions. L’amour des célébrités, en les obligeant à ce métier de don Quichotte, plonge souvent ces dames dans un embarras comique, lorsqu’il faut défendre avec le même zèle deux opinions ou deux talents contraires ; car tous les genres de vanité, même le plus innocent, coûtent toujours quelque chose à la bonne foi et à la dignité de l’esprit. Pour s’attirer et conserver les gens à la mode, les talents en vogue, il faut ne les contrarier sur rien, les flatter sur tout, leur faire croire séparément à la préférence qu’on accorde à leur talent sur celui des autres ; il faut même feindre un peu de dédain pour tout ce qui n’est pas celui auquel on parle, sinon vous risquez de les voir s’envoler comme ces oiseaux qui fuient dès que le froid se fait sentir ; et ce petit manège indispensable a beau se cacher sous le voile de l’indulgence, c’est toujours du manège.

Madame Géoffrin faisait un très-bon usage de ce génie hospitalier. Les ennemis les plus acharnés se rencontraient chez elle sans inconvénient, et lorsqu’elle les retrouvait dans le monde, elle exerçait encore cette même influence. Que de femmes ont pour unique mérite le talent de caresser tous les amours-propres !

M. de Montesquieu, en se résignant au petit ridicule d’une lecture de peu d’importance devant un cercle imposant, sacrifiait aux intérêts de son grand ouvrage. M. Duverney voyait tous les jours le cardinal de Fleury ; les services qu’il rendait au premier ministre par ses ressources financières lui donnaient un immense crédit sur l’esprit du vieux prélat, et M. Duverney pouvait beaucoup en faveur de la publication de l’Esprit des lois. C’est la honte des pays civilisés que de voir par combien de petits moyens, de misérables concessions, l’homme de génie doit passer pour arriver au triomphe d’une grande idée !

Pendant la lecture d’Arsace et Ismènie, madame de la Tournelle eut plus d’une fois à souffrir des applications qu’elle se faisait à elle-même ; car c’est une reine qui aime un homme au-dessous de son rang ; et cette situation retournée fournissait souvent des allusions pénibles ou trop séduisantes. Il y avait de certains passages, tels que celui-ci, qui la faisaient rougir :

« Ma faveur auprès du roi avait été si rapide, qu’on l’attribua au goût que la princesse, sa sœur, avait paru avoir pour moi. C’est une de ces choses que l’on croit toujours lorsqu’elles ont été dites une fois. »

Ainsi, pensa-t-elle, le plus sincère désir d’échapper au déshonneur ne met point à l’abri du soupçon.

Rien n’encourage moins à la vertu que l’impossibilité de la soustraire aux atteintes de la calomnie. Il est une autre observation non moins funeste aux résolutions vertueuses, c’est l’accueil empressé qu’on fait dans le monde aux personnes qu’on estime le moins, pourvu qu’elles aient un rang distingué, de la fortune et surtout beaucoup d’audace.

M. de Montesquieu achevait à peine sa lecture, lorsque la duchesse de Boufflers arriva accompagnée du duc de Luxembourg, du prince de Rohan et de M. de Fimarcon. Ce furent des exclamations sur le bonheur de la voir, des reproches sur ce qu’elle arrivait si tard ; enfin, la femme la plus justement considérée n’aurait pas été reçue avec plus d’empressement et de déférences. C’était à qui lui offrirait sa place ou se dérangerait pour lui en faire une. Il est vrai que pendant qu’elle était l’objet de tant de prévenances, quelques personnes racontaient tout bas sa dernière aventure.

— Oui, disait le prince de Craon, Fimarcon a passé quatre jours chez elle en habit de livrée, faisant le métier de laquais toute la journée, pour en faire un plus doux ensuite.

— Vous en êtes encore là ? disait le comte de Tressant. vous oubliez le chevalier de Pons, et tant d’autres que le bon duc de Luxembourg voit sans le croire.

— Vraiment elle serait bien dupe de se rien refuser en ce genre, dit M. de Chavigny, puisque cela ne lui fait aucun tort. Voyez comme on la choie, comme on la flatte.

— Je le crois bien, elle est méchante comme un diable. On la craint.

— Et puis elle est spirituelle, dit un autre ; elle amuse ceux qui la redoutent le plus.

— Régner par la terreur et le plaisir ! avec cette double puissance on asservirait la terre entière ; et je ne m’étonne plus de l’empire qu’elle exerce parmi nous.

— Elle en a moins à la cour. La reine la déteste ; elle ne lui a point pardonné sa réponse à propos de la fête de Petit-Bourg.

— Oui ! lorsque la reine lui a dit en plaisantant :

» — On prétend que, chez la princesse de Bourbon, vous avez beaucoup lorgné le roi, n’est-ce pas ?

» — Votre Majesté est mal instruite : c’est le roi qui m’a beaucoup lorgnée, a répondu madame de Boufflers ; et cela a été mal pris.

— Je le sais de bonne part ; lorsqu’on a répété cette réponse au roi, il a rendu justice à l’esprit de madame de Boufflers ; mais il a détruit l’effet de tous ces éloges en ajoutant que son effronterie lui était si désagréable, qu’il ne concevait pas qu’on pût l’aimer deux jours de suite.

— Peut-être se contenterait-elle d’un.

— C’est probable ; mais elle n’aura pas même cet honneur passager, ce dont elle enrage. Si vous saviez tout ce qu’elle disait hier sur le compte de la belle rivale qu’elle suppose être l’obstacle à ses vœux !

Alors M. de Tressant baissa la voix en regardant madame de la Tournelle, et elle sentit son front se couvrir de rougeur. Heureusement pour elle, M. de Montesquieu s’approcha de madame de Mirepoix, à côté de qui elle était assise. La conversation s’engagea entre eux ; on parla de ce qu’on parle toujours, d’amour, de talent, du monde et de la retraite.

— Vous voyez en lui, dit madame de Mirepoix, l’homme le plus heureux de la terre, un homme qui, de son propre aveu, n’a jamais connu l’ennui.

— J’en conviens, répondit le président ; je n’ai même jamais eu de chagrin qu’une heure de lecture n’ait dissipé. Je suis presque aussi content avec les sots qu’avec les gens d’esprit : il y a si peu d’ennuyeux dont on ne puisse s’amuser ! Leur ironie est si lourde, si peu offensante ! Je ne saurais souffrir qu’un homme d’esprit me raillât deux fois de suite ; mais un sot… c’est un vrai plaisir[1].

— Vous n’en offrez pas beaucoup plus d’occasion à lui qu’aux autres, dit madame de la Tournelle, et, dès qu’on a lu vos ouvrages…

— Ah ! madame, ne parlez pas de ce travers. J’ai la maladie de faire des livres et d’en être honteux quand je les ai faits.

— Cela pourrait passer pour de l’affectation, dit madame de Mirepoix. Eh bien, c’est la vérité pure ; et pourtant il y a bien de l’ingratitude de sa part, car je sais que les Lettres persanes lui ont valu certaines aventures…

— Où l’on s’est moqué de moi.

— Que dites-vous ? On vous a presque décerné des couronnes pour nous avoir impitoyablement critiquées.

— Je n’aime pas les petits honneurs, reprit M. de Montesquieu. On ne savait pas auparavant ce que vous méritiez ; mais ils vous fixent et décident au juste ce qui est fait pour vous.

— C’est que vous eu rêvez de plus grands, n’est-ce pas ? Mais puisque vous avez de l’ambition, pourquoi ne vous voit-on pas plus souvent à Versailles ? dit madame de Mirepoix.

— Je vous en demande pardon, mais je hais Versailles. pane que tout le monde y est grand.

— C’est un orgueil que je ne vous passe point ; prétendre à des distinctions, et ne pas vouloir faire un peu sa cour !

— Ah ! madame, quand, dans un royaume, il y a plus d’avantage à faire sa cour qu’à faire son devoir, tout est perdu.

En ce moment, madame de Tencin interrompit M. de Montesquieu pour lui dire que tout le salon demandait avec instances le portrait en vers qu’il venait de faire de madame de Mirepoix. Il se défendit d’abord de l’avoir fait, ensuite il assura ne pas s’en rappeler un seul vers.

— Eh bien, l’abbé de Guasco, qui les sait par cœur, nous les dira, reprit madame de Tencin.

— C’est donc lui, le traître, qui vous a parlé de ce…

— Oui, c’est lui, vraiment, et comme il a commencé la trahison, c’est à lui de l’achever.

— Que deviendrai-je pendant ce temps-là ? dit madame de Mirepoix en riant.

— Votre modestie sera au supplice, mais bien moins encore que la malice de madame de Boufflers : et ces deux tourments réjouiront également tout le monde.

— Vous le voulez absolument, mesdames, dit l’abbé de de Guasco ; il m’arrachera les yeux, ajouta-t-il en montrant le président.

— Cela nous est égal, répondit madame de Tencin : et l’abbé dit les vers suivants :


PORTRAIT
[2]
DE MADAME LA MARQUISE DE MIREPOIX.


La beauté que je chante ignore ses appas ;
Mortels qui la voyez, dites-lui qu’elle est belle,
      Naïve, simple, naturelle,
      Et timide sans embarras.
      Telle est la jacinthe nouvelle,
      Sa tête ne s’élève pas
      Sur les fleurs qui sont autour d’elle ;
      Sans se montrer, sans se cacher,
      Elle se plaît dans la prairie,
      Elle y pourrait cacher sa vie,
      Si l’œil ne venait l’y chercher.

      Mirepoix reçut en partage
      La candeur, la douceur, la paix ;
      Et ce sont, entre mille attraits,
      Ceux dont elle veut faire usage,
   Pour altérer la douceur de ses traits :
      Le fier dédain n’osa jamais
      Se faire voir sur son visage.

      Son esprit a cette chaleur
      Du soleil qui commence à naître :
      L’hymen peut parler de son cœur,
      L’amour pourrait le méconnaître.

— Il sait fort, bien à quoi s’en tenir sur ce point, dit madame de Boufflers à voix basse à M. de Fimarcon, et personne n’est dupe de la supposition.

— Quoi, vous pensez… ?

— Ce que vous pensez aussi, reprit-elle ; mais nos prudes sont ainsi, elles prennent toutes un poêle pour chanter leurs rigueurs. Quand je serai vieille, j’aurai aussi quelque auteur célèbre à ma suite, comme on a un chien pour mordre ses ennemis. Personne alors n’osera plus m’attaquer[3].

Ce petit cours de médisance fut interrompu par M. Duverney, qui vint offrir sa main à La duchesse de Boufflers pour la conduire dans la salle où le souper les attendait[4].

— C’est trop juste, dit tout bas Le comte de Noailles à madame de la Tournelle, en lui faisant remarquer la préférence accordée par le maître de la maison à madame de Boufflers ; en effet, elle adroit aux honneurs : c’est une supériorité dans son genre.


  1. Montesquieu, Pensées diverses.
  2. Montesquieu, tome VII, n. 17.
  3. On sait que J.-J. Rousseau demeura longtemps chez la maréchale de Luxembourg.
  4. La duchesse de Boufflers, née Villeroi, épousa en secondes noces le duc de Luxembourg.