La Duchesse de Châteauroux/17

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 79-85).


XVII

UNE SURPRISE


Le souper fut très-animé, chacun voulut y faire preuve d’esprit : excepté madame de la Tournelle, toutes les femmes y tirent des prodiges de coquetterie ; le comte de Noailles, placé près d’elle, profita du bruit que faisaient tant de voix réunies, tant d’éclats de gaieté, pour lui parler du duc d’Agenois.

— Eh bien, ce malheureux ami va donc enfin respirer, dit-il : on prétend qu’à force de prières, de soupirs, d’adorations, il est parvenu à vous décider en sa faveur. Prenez, je vous en conjure, quelque ménagement pour lui apprendre cette bonne nouvelle, car il serait capable d’en mourir de joie.

— Ce danger n’est pas à craindre.

— Non, d’honneur, je ne plaisante pas ; il vous aime d’une manière si extravagante, que je crois prudent de lui écrire d’abord que vous l’aimez un peu, puis beaucoup, passionnément…

— Et pas du tout, interrompit en riant madame de la Tournelle.

— Ah ! ce serait une ingratitude monstrueuse et qui confirmerait tous les soupçons qu’on veut me donner sur certain sentiment… Mais alors pourquoi venir ici ? pourquoi quitter Versailles ?… Répondez sans crainte, tout indiscrètes que soient ces questions ; songez que c’est votre camarade d’enfance, que c’est presque un frère qui les fait à sa chère petite Ritournelle[1].

— Hélas ! j’ai peur d’y avoir trop bien répondu, reprit-elle d’un ton triste.

— Quoi ! tant d’agréments, tant de qualités brillantes ne vous touchent point ?

— Je ne veux pas me remarier.

— Résolution qu’on met toujours en avant pour cacher l’amour que l’on combat, ou qui l’emporte sur tout autre.

— Quelle présomption ! répliqua-t-elle avec impatience ; Quoi ! parce qu’on ne veut pas épouser quelqu’un, il faut se mourir d’amour pour un autre ?

— Cela n’est pas nécessaire ; mais cela est souvent… Presque toujours, ajouta M. de Noailles, en voyant rougir madame de la Tournelle. Au reste, croyez bien que, pour oser vous parler de la sorte, il faut vous être dévoué autant que je le suis. Mais je vous connais, je sais combien ce qui causerait la joie, le délire d’une autre femme, peut renfermer pour vous de malheur et de larmes ; et je frémis du bonheur qui vous menace.

— Tranquillisez-vous, dit fièrement madame delà Tournelle, je saurai m’en garantir.

— Il n’en est qu’un seul moyen.

— Je vous comprends ; mais celui-là m’est impossible.

— Auriez-vous donc promis… ?

— Oui, je me suis promis de rester libre, complétement libre, et j’espère me tenir parole, répondit-elle en feignant de prendre le change sur la question que n’avait point achevée M. de Noailles.

— Libre ! vous ne l’êtes déjà plus ; et pourtant on croit à Versailles que votre résistance invincible a donné tant d’humeur au maître, qu’il est décidé à ne plus s’occuper de vous. Je ne vous rapporterais pas ces bruits, que vous les devineriez aux manières indifférentes de tout ce qui est ici envers vous. Voyez, M. de Montesquieu à part, dont l’esprit supérieur est étranger aux sentiments comme aux intrigues de cour, tout le monde vous regarde ici comme une personne dont on n’a rien à attendre. À vous parler franchement, j’en étais ravi pour d’Agenois : mais je vois trop qu’il n’a rien à gagner au parti que vous avez pris, et que vous serez tous deux également à plaindre.

Des interpellations directes, des plaisanteries moqueuses sur cet entretien y mirent fin. On parla de la prochaine arrivée de la duchesse de Modène ; des nouveaux déguisements qu’allait prendre le duc de Richelieu pour tromper les argus du mari italien. Le goût de madame de S*** pour un acteur fameux ne fut point oublié ; on prétendit qu’elle faisait chaque soir quitter la livrée à ses gens pour les envoyer, en habit bourgeois, applaudir au parterre. Puis, passant aux débats littéraires, chacun plaida pour son auteur. Les prudes en faveur de Jean-Baptiste Rousseau, les jolies femmes pour M. de Voltaire. Après une longue discussion entremêlée de petites personnalités, chacun resta de son avis, avec l’espérance de voir ses épigrammes répétées le lendemain dans tous les salons de Paris.

Enfin on sortit de table, et comme la nuit était froide et la route â faire assez longue, la plupart des invités s’empressèrent de retourner à Paris.

Lorsqu’il ne resta plus que les habitants du château, on forma un cercle autour de la cheminée, et l’on se mit, comme de raison, à médire des partants.

Qui n’a pas été complice d’un crime semblable ? qui n’a pas profité de ce moment charmant, où le départ d’une coterie laisse respirer celle qui est à demeure dans le château ? Avec quelle intimité l’on cause alors ! avec quel abandon l’on repasse les défauts, les ridicules absents ! comme chacun est d’accord de se venger gaiement de la contrainte de toute une soirée !

— Maintenant, mesdames, que nous voici en petit comité, dit M. Duverney, il faut que je vous lasse une grande confidence.

— Une confidence ! répéta madame de Brancas, tant mieux ! c’est toujours intéressant. Serons-nous tenus à la discrétion ?

— Pendant cette nuit seulement.

— Ah ! c’est fort raisonnable, s’écrièrent plusieurs personnes.

— De quoi s’agit-il ? d’une intrigue, d’une disgrâce ou d’un mariage ?

— De bien moins, et de bien plus que tout cela.

— C’est de quelque nouveau tour de Faquinet[2], je parie, dit madame de Flavacourt.

— Non ; le dernier lui a trop mal réussi, il se repose.

— Vous voulez peut-être parler de la scène qui a eu lieu entre madame de Mailly et le duc de Richelieu ? On dit qu’elle lui a fait de sanglants reproches au sujet… Et l’embarras de s’expliquer devant madame de la Tournelle fît que madame de Mirepoix ne continua pas sa phrase.

— Enfin, de quoi s’agit-il ? demanda madame de la Tournelle avec impatience.

— D’une visite, répond M. Duverney.

— Encore quelque auteur philosophe ? dit madame de Flavacourt.

— Non, vraiment, c’est bien assez de vous avoir livré une aussi bonne tête que celle de M. de Montesquieu. Voua avez fait entre nous assez de frais pour le séduire ; eh bien, il faut être encore, s’il se peut, plus belles et plus aimables demain.

— Eh ! de qui donc nous menacez-vous ainsi ? demanda madame de Brancas. Il faut que ce soit quelque personnage important, car j’ai vu tout à l’heure porter des lustres dans les serres, et couvrir les dalles de riches tapis. C’est peut-être l’ambassadeur turc ; quelle charmante surprise !… pour nous, et pour lui ; car voilà déjà un petit harem fort bien composé, ajouta-t-elle en montrant ces dames. Si cette folle de duchesse de Boufflers était encore ici, elle voudrait nous faire habiller toutes en odalisques, j’en suis sûre.

— Ce grand personnage-là ne vous en saurait aucun gré, madame, reprit-il ; ce n’est pas qu’il dédaigne les soins qu’une jolie femme prend de lui plaire ; mais vous perdriez beaucoup à ses yeux en vous déguisant.

— Cela m’est fort indifférent, dit madame de Mirepoix, je suis venue à la campagne pour échapper à l’ennui des grandes toilettes de cour ; ainsi, ne comptez pas sur moi pour vous faire honneur.

— Quant à moi, dit madame de la Tournelle, votre Turc voudra bien me supporter telle que me voilà ; je n’ai ici aucun moyen de nie l’aire pins belle.

— Je le crois sans peine, madame, répondit M. Duverney d’un ton de galanterie fort à la mode alors : mais l’hôte qui vient demain honorer ma retraite, loin d’exiger le moindre dérangement pour lui, m’a fait promettre de le recevoir comme si le hasard seul le conduisait ici, enfin, comme s’étant égaré à la poursuite du cerf.

— Quoi ! le roi chasse demain à Vincennes ? demanda en souriant madame de Brancas.

— Oui, madame, toute la matinée ; et comme Sa Majesté a entendu parler de l’aloès en fleur qui m’attire depuis quelques jours la plupart de nos savants botanistes, elle m’a témoigné le désir de se promener dans mes serres ; pensez bien que je suis trop fier d’une si belle visite. pour ne pas vous supplier de m’aider à faire les honneurs de mon héritage au seigneur de Versailles.

— Ah ! mon Dieu, s’écria madame de Mirepoix, il faut vite dépêcher un courrier à Paris pour nous apporter d’autres robes. Le roi ici ! quelle trahison ! En vérité, mon cher Duverney, on n’est pas en sûreté chez vous. Écrivons, sans perdre de temps, à la Martinette.

Et la marquise traça à la hâte les ordres nécessaires pour qu’on lui apportai le lendemain une parure complète pour elle, et une autre pour madame de Brancas.

— Ne voulez-vous pas profiter du courrier, dit-elle à madame de la Tournelle, pour faire venir ce dont vous avez besoin ?

Elle fut obligée de répéter cette question plusieurs fois : madame de la Tournelle, frappée de la nouvelle inattendue, n’avait rien écouté depuis ce mot : « Le roi ici ! « Enfin, pressée de répondre, elle remercia madame de Mirepoix, en ajoutant qu’elle préférait rester dans sa chambre tout le temps de la visite royale, que d’envoyer chercher de grandes parures qui n’arriveraient peut-être pas à temps.

Alors une voix qui se glissa, pour ainsi dire, dans son oreille dit :

— Vous ne pouvez sans affectation rester dans votre appartement quand le roi sera ici ; prenez-y garde et tâchez de ne laisser paraître ni joie ni crainte d’une telle visite.

Cette voix c’était celle d’un vieil ami, de M. de Chavigny, qui venait de s’asseoir derrière le canapé où se trouvait madame de la Tournelle, et qui, alarmé du trouble où il la voyait, cherchait à l’empêcher de trahir sa pensée ; mais qu’elle était enivrante et cruelle la pensée qui l’agitait ! qu’il y avait de terreur et de charme à se voir ainsi poursuivie par celui au-devant de qui tant de femmes se précipitaient, à le voir manquer à toutes les lois de l’étiquette pour se trouver un moment près d’elle ! que de séductions réunies !

Mais, passant bientôt du délire à la raison, madame de la Tournelle regarda cette démarche comme étant impossible. Les rois faisaient rarement un si grand honneur à un particulier ; et bien que M. Duverney fût presque ministre, bien que les serres du château de Plaisance fussent reconnues supérieures à celles dont Louis XV venait d’enrichir le Jardin du roi, tous ces prétextes ne semblaient pas suffisants pour motiver une visite si extraordinaire.

— Il aura parlé de ce projet vaguement, pensa-t-elle, mais la réflexion l’arrêtera. Il sait trop bien ce qu’on dirait à la cour d’une telle démarche… Non, il ne viendra pas.

Toute à sa pensée, madame de la Tournelle prononça ces derniers mots à voix haute ; comme si elle eût été seule.

— Il viendra, n’en doutez pas, reprit M. Duverney.

— Et moi je parie contre, dit madame de Brancas.

— Moi aussi, dit M. de Chavigny ; voyons, établissons le pari.

— Soit, reprit madame de Brancas, le parti qui perdra donnera au gagnant un beau déjeuner de porcelaine.

— J’accepte avec plaisir, dit M. Duverney ; aussi bien on m’en a cassé un ces jours-ci auquel je tenais beaucoup ; c’est très-aimable à vous de vouloir le remplacer.

— Ah ! vous ne le tenez pas encore ; madame de la Tournelle est des nôtres, n’est-ce pas ? elle parie contre ?

— Sans doute, madame.

— Autrement ce serait voler, dit M. de Noailles bas à madame de la Tournelle.

— S’il parlait de venir, qu’est-ce que dirait, grand Dieu ! le vieux cardinal, reprit madame de Brancas.

— Bon ! il ne sait plus les choses que lorsqu’elles sont faites, dit M. de Noailles, et il faut bien qu’il en prenne son parti.

— Quant aux ministres, je suis sûr de leur approbation, je les ai invités à souper ici demain. La princesse de Conti, madame de Charolais, madame de Toulouse, mesdames de Maurepas et de Mauconseil, enfin toutes les nobles habituées des petits soupers m’ont fait l’honneur d’accepter le mien, jugez de ma faveur !

— Ah ! voilà le petit comité que vous nous ménagez pour demain ? dit madame de Mirepoix. Eh bien, tant mieux ! les Maurepas en crèveront de dépit.

— Et moi, que deviendrai-je ? pensa madame de la Tournelle.


  1. Petit nom que son vieil ami, le maréchal de Noailles, donnait à madame de la Tournelle.
  2. Sobriquet donné par les deux sœurs à M. de Maurepas.