La Duchesse de Châteauroux/19

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 91-99).


XIX

UNE FÊTE IMPROVISÉE


Dès les premiers accords de la cantate chantée par mademoiselle Fel et les meilleurs acteurs de l’Opéra, toutes les femmes se levèrent. Louis XV entra ; il parut comme ébloui de L’éclat des femmes et des fleurs qui ornaient l’élégant salon ; il en témoignait son admiration à madame de Mirepoix et à la duchesse de Brancas, qui étaient venues au-devant de lui en qualité de dames des cérémonies, lorsqu’il aperçut madame de la Tournelle, qui se cachait derrière la marquise de Mirepoix en répétant machinalement les saluts qu’elle lui voyait faire, et presque tous les mots que la marquise répondait au roi.

À cette vue, la figure de Louis XV prit une expression ravissante de reconnaissance et d’amour ; il resta quelques instants comme absorbé sous le poids d’un bonheur inespéré ; et madame de Mirepoix fut obligée de lui montrer le fauteuil qui l’attendait auprès des princesses du sang pour le sortir de son immobilité, de son extase. Il s’approcha d’elles, leur adressa quelques mots affectueux : mais tout cela sans cesser d’attacher son regard sur madame de la Tournelle ; il lui semblait retrouver un trésor perdu, une illusion céleste, la vie de son cœur enfin, et il ne pensait pas même à cacher sa joie, tant son âme en était enivrée.

Après des hommages reçus avec bienveillance, des compliments adressés à l’amphitryon Duverney, le roi lui témoigna le désir de se promener dans les serres : c’était le but apparent de sa visite, et le moment impatiemment attendu par tontes les femmes : car le roi ne manquerait pas d’offrir son bras à l’une d’elles pour l’accompagner dans cette promenade, et l’on peut se figurer la curiosité, la jalousie que devait inspirer cette faveur insigne.

On blâme à tort l’importance que les courtisans attachent aux moindres démarches des princes. Ce sont les petites actions qui trahissent les grands sentiments : et le valet de chambre, auquel le roi ne parle jamais de ses affections, de ses projets, de son ambition ou de ses ressentiments, est, malgré cela, l’homme de tout le royaume qui les connaît le mieux.

Madame de la Tournelle était peut-être la seule qui ne partageât point la curiosité générale. Que lui importait une preuve ostensible de la préférence du roi ?

Cependant il se lève, cause quelques moments avec la princesse de Conti et madame de Toulouse ; on pense qu’il va offrir sa main à l’une des deux. Mais, se retournant presque aussitôt, il vient droit à madame de la Tournelle, en disant :

— Ne consentirez-vous pas, madame, âme servir de guide dans ces jardins enchantés que vous préférez à ceux de Versailles ?

Madame de la Tournelle s’inclina pour toute réponse, et, acceptant la main que le roi lui présentait, elle traversa avec lui le salon, sans oser lever les yeux, aussi embarrassée que doucement émue de son triomphe.

Toute la cour les suivit ; ce furent d’abord des exclamations sur ce printemps perpétuel, sur ces bosquets de fleurs à l’époque où toutes sont flétries, sur les plantes exotiques qui transportaient en idée dans tous les lieux du monde. Ce rappel de la plus belle des saisons à l’entrée de l’hiver semblait ranimer, dans tous les cœurs, les vagues émotions que les beaux jours font naître. Un miracle de luxe n’aurait point causé l’étonnement d’un souverain blasé sur toute les magnificences ; mais cette imitation parfaite de ce que la nature a de plus admirable, cette lumière fantastique, cette mélodie aérienne, cette réunion de tout ce que les arts, le bon goût, l’élégance, pouvaient offrir de plus séduisant, devaient agir sur l’imagination d’un roi jeune, spirituel et amoureux.

Exalté par tout ce que cette fête avait de romanesque, Louis XV oublia sa royauté, et ne pensa plus qu’à être un homme aimable. Tant qu’il fut entouré, il dit une foule de choses gracieuses ; mais, ayant payé son tribut de politesses aux gens qui se trouvaient là, il crut pouvoir adresser quelques mots à madame de la Tournelle. Alors M. Duverney, qui marchait à côté du roi, ralentit son pas, cédant à madame de la Tournelle l’honneur de conduire Sa Majesté ; chacun imita sa discrétion.

— Par grâce, revenez à Versailles, dit le roi à voix basse.

— Je ne puis, sire ; j’ai obtenu de la reine la permission de rester ici jusqu’au…

— Et la certitude de me désespérer par cette résolution ne vous en fera pas changer ?

— Ah ! sire, vous désespérer ! reprit madame de la Tournelle avec un ton d’incrédulité et de modestie.

— Vous feignez d’en douter ? mais peu m’importe, vous serez trop tôt convaincue de tout le mal que vous me faites.

— Moi ! qui donnerais ma vie pour vous éviter un chagrin… un tort !…

— Eh bien, s’il est vrai qu’à force de penser à vous, à vous seule, ajouta le roi en répondant au doute qu’il lisait dans les yeux de madame de la Tournelle, j’aie mérité quelque bon sentiment de votre part, donnez-m’en la preuve en cédant à ma prière. Votre présence m’est devenue indispensable ; ne me la refusez pas.

— Votre Majesté oublie la place que je remplis chez la reine.

— Loin de l’oublier, c’est au nom de la reine elle-même que je vous supplie de ne point m’abandonner. Ah ! ne me livrez pas à moi-même, sinon je ferai quelque extravagance dont la reine sera justement offensée, et que vous aurez à vous reprocher.

— Non, sire, vous ne ferez rien qui puisse offenser la reine, ni me perdre ; si vous en étiez capable, je ne vous fuirais pas.

— La seule idée m’en fait horreur, là, près de vous, quand votre âme si noble, si parfaite, réagit sur la mienne, quand je me sens jaloux d’imiter tant de qualités charmantes, tant de vertus ; mais dès que je n’ai plus l’espérance de vous voir, de vous entendre approuver mes sacrifices, j’en deviens incapable. Il me semble n’avoir vécu jusqu’à présent que dans l’attente d’un être céleste qui devait s’emparer de ma destinée, la rendre glorieuse, fortunée. Oui, de la protection île cet être dépend le bien que je puis faire ; je sens que sa raison me rendrait sage, ajouta-t-il d’un accent pénétré, et qu’un seul de ses regards ferait de moi un héros, un grand roi. Eh bien, ce guide, cet ange. c’est vous… oui, c’est vous, répéta le roi en serrant une main chérie sur son cœur.

— Ne me parlez pas ainsi, dit madame de la Tournelle, dont le trouble s’augmentait encore, songez qu’on nous observe… et que je ne saurais dissimuler la douleur… la joie… la fierté… la bonté…

— Que parlez-vous de bonté ? En est-il à régner sur un cœur généreux, dévoué en esclave, qui respecte vos scrupules, votre vertu, qui ne veut rien de vous enfin qu’un peu de pitié et la consolation de vous savoir là près de lui, pour mieux juger de ses actions et de sa constance ? Ah ! ne me refusez point !

— Qu’exigez-vous, grand Dieu !

— Dans deux jours vous serez à Versailles, n’est-ce pas ? sinon, je vous en préviens, je viens m’établir à Vincennes.

— À Vincennes ! y pensez-vous, sire ?… Ce serait…

— Une folie, j’en conviens, interrompit le roi, et cette folie, je vous en rends responsable comme de toutes celles que je puis faire. Par sagesse, épargnez-les-moi, revenez à Versailles.

— Voyez comme on nous regarde, sire ; il faut vous rapprocher des princesses… autrement… on dira…

— Ah ! répondez-moi, et je vous obéis. Samedi soir les fenêtres de votre appartement seront éclairées, n’est-ce pas ? Et dimanche matin je vous verrai…

— Prier pour vous dans la chapelle du château, ajouta madame de la Tournelle d’une voix tremblante, et en levant sur Louis XV un regard de tristesse et d’amour.

— Quel est le nom de cette belle fleur ? demanda le roi en se retournant vers M. Duverney.

— C’est le magnolia grandiflora, nouvellement envoyé d’Amérique par M. de la Condamine, sire. Et au même instant le savant jardinier des serres, qui suivait le petit sentier ménagé pour l’arrosement le long des murs, coupa la branche portant Punique fleur du magnolia que Sa Majesté venait d’admirer, et la remit à M. Duverney. Celui-ci vint l’offrir au roi.

— Quel dommage ! s’écria Louis XV. Ah ! je vous défends, Duverney, de dépouiller ce parterre ; si vous détruisez ainsi tout ce qu’on admire chez vous, il n’y restera bientôt plus rien. Quel éclat ! quel parfum délicieux ! Vrai, je ne suis pas digne de cette belle Heur ; mais je vous remercie de me donner le plaisir de l’offrir à madame.

En prenant la branche de magnolia, madame de la Tournelle sentit que la main du roi tremblait.

Après avoir traversé l’une de ces longues galeries embaumées, ils arrivèrent dans la vaste orangerie, où Ton avait dressé un théâtre représentant un bois d’orangers. Des bancs rustiques en apparence, des ornements champêtres, des guirlandes de houx vertes et rouges décoraient seules la salle. Dès que le roi y entra, la plus douce mélodie se lit entendre : c’était un des chœurs de ce bel opéra d’Armide, déjà le chef-d’œuvre de Lulli, avant de devenir celui de Gluck. Des voix, qui semblaient venir du ciel, soupiraient ces paroles amoureuses :

Jamais dans ces beaux lieux notre attente n’est vaine :
Le bien que nous cherchons s’y vient offrir à nous, etc.

En écoutant ce chœur admirablement exécuté, le roi porta sur madame de la Tournelle un regard qui semblait dire : Serait-il vrai ?… Ce regard, trop bien compris par elle, lui lit baisser les yeux.

Le chœur fut suivi d’un acte de l’opéra ayant pour titre les Indes galantes, où devait paraître Jéliotte, Chasse, mesdemoiselles Fel, le Maure et mademoiselle Clairon[1], qui obtint ce jour-là même la permission de débuter à la Comédie française. À l’intermède chanté par tous les premiers sujets de l’Opéra, on joignit un ballet allégorique où l’arrivée imprévue d’un châtelain adoré mettait tout le village en joie ; où le bailli, personnage ordinairement sacrifié, qu’une vieille mère veut toujours faire épouser à sa jeune fille, malgré l’amour de celle-ci pour un berger couvert de rubans roses, est toujours dupe de la ruse de deux amants. et gourmande par le seigneur adoré qui le contraint à danser un pas burlesque à la noce de sou rival. C’était là le sublime du genre avant que la comédie, la tragédie, le drame et le roman se fussent emparés des ballets de l’Opéra.

On conçoit que ces innocentes pantomimes, n’ayant pas besoin de changements de décorations, ni de grands développements dramatiques, pouvaient s’exécuter sans peine sur un théâtre de société.

L’intermède, le ballet, tout fut trouvé ravissant ; d’ailleurs, le roi n’était pas difficile à amuser dans la disposition d’esprit où il se trouvait alors.

Un seul moment, pendant le ballet, on vit son front moins radieux. C’est que mademoiselle de Charolais, la princesse de Carignan, M. de Maurepas et madame de Mauconseil venaient d’arriver.

L’aspect de ces ennemis déclarés de madame de la Tournelle fut désagréable au roi ; mais il pensa que M. Duverney n’avait pu se dispenser de les inviter, par égard même pour celle qu’ils enviaient. Il pressentit tout le parti que leur malveillance allait tirer de cette soirée, le récit qu’ils ne manqueraient pas d’en faire au cardinal de Fleury ; mais il était sous l’influence d’un espoir trop enivrant pour se laisser dominer par aucune crainte ; il était dans un de ces moments si doux et si rares où l’on est insensible à tout, hormis aux coups d’une main chérie.

— Que vous importe ! dit le roi, en lisant sur le visage de madame de la Tournelle la même impression qu’il venait de surmonter, ils ne peuvent plus vous faire de mal.

— Je le pense, dit-elle en souriant d’un air triste ; oui, je n’ai plus qu’un ennemi !

— Eh bien, vengez-vous de cet ennemi à force de générosité, répondit-il du ton le plus tendre. Ce sentiment est le seul digne d’une âme telle que la vôtre.

La princesse de Charolais, conduite par M. Duverney à une place réservée entre la princesse de Conti et la comtesse de Toulouse, fit, en passant, un salut très-froid à madame de la Tournelle ; il est vrai que le duc de Richelieu, debout derrière le roi, paraissait entièrement dominé par l’entretien qu’il ne pouvait entendre, et que la jalousie de mademoiselle de Charolais pouvait se tromper sur le motif d’une attention si prolongée.

Ce séjour délicieux, ce spectacle charmant, cette fête qui avait l’air d’une improvisation magique, dont tout le monde affectait de paraître enchanté, n’occupaient au fond l’esprit de personne ; les moyens de faire oublier son dévouement pour madame de Mailly, d’arriver à prouver à madame de la Tournelle qu’on attendait tout de sa faveur auprès du roi, depuis le bonheur de la France jusqu’à la place convoitée ; voilée ; la pensée qui régnait dans tous ces esprits plus ou moins ambitieux.

Madame de la Tournelle put en juger facilement. Lorsque le ballet finit, le roi se rapprocha du reste des spectateurs pour leur parler presque à tous en particulier, tandis que la foule venait la complimenter sur sa beauté, sur sa robe, sa coiffure, enfin sur les choses qui étaient pour chacun les plus indifférentes.

Ces suites d’hommages sans sujet sont les seuls que les courtisans envient, car c’est le présage de la faveur. Mais ils avaient quelque chose d’humiliant pour madame de la Tournelle. Elle sentit le besoin d’ennoblir ces hommages en les méritant par de réels bienfaits.

— C’est ma faiblesse qu’ils encensent, pensait-elle. Ah ! je les forcerai à louer mon courage, à bénir la puissance qu’ils me supposent !… que je possède peut-être, mais qui ne me coûtera jamais un remords.

Rien n’égale l’éloquence des sophismes du cœur, lorsqu’on veut raisonner le sentiment qui l’entraîne. On voit le danger ; mais bientôt, surmontant l’effroi qu’il inspire, ce danger ne s’offre plus à L’imagination que sous l’aspect d’un combat dont la victoire n’est pas douteuse. On s’est juré de ne point succomber, on se croit invincible.

— Eh ! bonjour, monsieur de Chavigny, dit le roi, je ne vous avais point aperçu ; j’ai de vifs reproches à vous faire, il y a des siècles qu’on ne vous a vu à Versailles.

— Les reproches de Votre Majesté m’honorent et me touchent sensiblement, répond M. de Chavigny : mais ma triste santé, mon goût pour la retraite…

— Mauvaises raisons que je n’accepte point, reprend le roi ; la retraite n’est permise qu’à ceux qui ne peuvent plus servir l’État, et nous avons besoin de vous.

— À vos ordres, sire, répondit M. de Chavigny en s’inclinant avec respect.

Ce peu de mots fixa toutes les conjectures. C’était à la requête de M. de Maurepas que M. de Chavigny avait été éloigné des affaires : son rappel prouvait que les amis île madame de la Tournelle seraient désormais les seuls employés. Quel coup porté aux partisans, aux créatures de M. de Maurepas ! Lui seul le reçut sans perdre courage ; mais, croyant de sa prudence d’agir sans délai contre le crédit futur de madame de la Tournelle, il passa le reste de la soirée à chercher les rimes d’une chanson grivoise dont le refrain en calembour apprendra le lendemain à tout Paris que le roi est à la Tournelle[2].

Madame de Flavacourt, le comte de Noailles, le marquis d’Hautefort, le duc d’Harcourt, le marquis de Croissy, le chevalier de Grille, enfin tous ceux qui tenaient à madame de la Tournelle par des liens d’amitié ou de parenté furent traités avec une préférence marquée par le roi.

— Vous voyez combien je tiens à plaire à vos amis, dit-il à madame de la Tournelle ; ne ferez-vous pas quelque chose pour rassurer les miens ? Voyez, ce pauvre Maurepas est le plus à plaindre des hommes depuis qu’il a eu le malheur de vous offenser ; ne lui adresserez-vous pas quelques paroles consolantes ?

— Moi, sire ? Jamais ! reprit madame de la Tournelle ; on pardonne une méchanceté ; mais une humiliation, non, ce serait la mériter.

Il y avait tant de fierté dans le ton de cette réponse, que le roi n’insista point. Il ajouta seulement :

— C’est trop d’honneur que de lui accorder tant de rancune ; il n’est que léger.

— C’est pour moi comme si Votre Majesté disait : Il n’est que féroce. La légèreté, c’est, en France, le petit nom qu’on donne à l’égoïsme, à la dureté, aux sentiments les plus barbares C’est par légèreté qu’on insulte les gens, qu’on trahit un ami, qu’on abandonne celle…

— Que vous êtes aimable ! dit le roi en voyant qu’elle n’osait achever sa phrase ; et que cette colère vous embellit ! Ce qui m’étonne, c’est que vous parliez ainsi de la légèreté des hommes, vous qui n’avez jamais dû en être victime.

— On n’a pas besoin de connaître un malheur pour le redouter.

— Non, vous ne le craignez pas ; ah ! si l’on pouvait si facilement se distraire de votre souvenir, je ne serais pas ici.

Cet entretien avait lieu pendant le trajet qu’il fallait faire dans la galerie pour revenir au château.

Après avoir admiré la plupart des tableaux de cette galerie, Louis XV s’arrêta à celui qui représentait la fête de Fontainebleau donnée par Louis XIV à madame de la Vallière.

— Voilà, dit-il à madame de la Tournelle, de tous les beaux jours du règne de mon aïeul celui que je lui envie le plus. Comme elle l’aimait ! ajouta-t-il en montrant madame de la Vallière.

— Comme elle a souffert ! répondit madame de la Tournelle eu entraînant doucement le roi vers le tableau qui représentait la prise d’habit de la carmélite repentante.


  1. Mademoiselle Clairon avait débuté â l’Opéra dans le rôle d’Hésione en 1742 ; elle passa l’année suivante à la Comédie française et débuta par le rôle de Phèdre.
  2. Chambre du parlement, composée de juges qu’on prenait tour à tour dans la grande chambre et la chambre des enquêtes pour juger les affaires criminelles.