La Duchesse de Châteauroux/18

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 85-90).


XVIII

LES PARIS SONT OUVERTS


Les gens de M. Duverney passèrent la nuit à tout préparer pour la grande réception du lendemain. Des décorateurs, venus de Paris, construisirent, comme par enchantement, une galerie qui devait conduire, à couvert, du château aux serres, précaution fort nécessaire à cette époque de la saison où les soirées sont humides et sombres. Les cloisons de cette galerie improvisée étaient recouvertes de velours vert et ornées des tableaux que M. Duverney avait empruntés à sa riche collection de Paris. La plupart de ces tableaux avaient pour sujet les batailles et les événements marquants du règne de Louis XIV. L’un d’eux représentait la plus belle fête donnée par le grand roi a Fontainebleau ; un autre, la prise d’habit de la duchesse de la Vallière.

Les voix des ouvriers, les coups de marteau retentirent toute la nuit sans réveiller madame de la Tournelle. Elle n’essaya pas même de goûter un instant de repos, tant l’agitation qu’elle éprouvait était violente ! Dans les émotions douloureuses, l’accablement amène quelquefois un instant de sommeil ; mais dans les palpitations de cœur, où la joie entre pour quelque chose, il n’est point de calme à espérer.

Cette joie, mêlée aux craintes, aux reproches, aux larmes, on en pouvait lire les effets sur le front pâle et les yeux encore rouges de madame de la Tournelle ; aussi s’excusa-t-elle de ne pouvoir descendre dîner avec tout le monde.

Le dîner de ces temps-là ressemblait beaucoup aux déjeuners du nôtre ; on pouvait y manquer sans inconvenance : il n’en était pas de même du souper prié. C’était de de tous les plaisirs en usage le plus solennel, et l’on ne pouvait s’en dispenser qu’en donnant de bonnes raisons. Dès le matin, le son du cor annonça la présence du roi dans le bois de Vincennes. Quel retentissement ces airs de chasse eurent dans le château de Plaisance !

— Voilà un bruit qui me fait grand’peur pour notre gageure, dit madame de Flavacourt.

— Cela ne prouve rien, ma chère amie, répond madame de Brancas. Le roi a chassé bien des fois à Vincennes sans entrer ici.

— N’importe, dit M. de Chavigny, si l’on voulait nie tenir quitte pour moitié ?…

— Non, dit M. Duverney, vous perdrez tout ; et je vais à l’instant même m’assurer de votre défaite.

En disant ces mots, il se leva pour monter à cheval et rejoindre la chasse.

Il rencontra dans la cour du château une partie des musiciens de l’Opéra qui venaient répéter d’avance les morceaux qu’on devait exécuter le soir. Un avait disposé dans différents endroits des orchestres invisibles. Les lustres étaient cachés sous des touffes de fleurs, si bien que la lumière et l’harmonie devaient frapper les sens comme venant du ciel.

Pendant que chacun se préparait ou se parait pour la fête du soir, madame de la Tournelle, frappée par le son du cor, par ce signal qui l’avertissait du plus redoutable bonheur, était tombée dans une rêverie exaltée qui tenait du délire.

— Ô mon Dieu ! s’écria-t-elle, ne permets pas que je succombe à cet amour fatal qui remplit ma pensée ; donne-moi la force de le combattre ; mais non, je le sens trop, il est ma vie, il ne doit finir qu’avec elle. Ce n’est pas l’éteindre que je veux, c’est le renfermer dans mon cœur. c’est en mourir dévorée avant de l’avoir l’ait connaître, c’est rester pure a ses yeux pour qu’il m’aime toujours.

Puis elle redevint plus calme, et crut un moment que le ciel, confiant dans ses vœux, L’aiderait à y rester fidèle. Alors, fortifiée par une sorte d’inspiration divine, madame de la Tournelle envisagea cette visite du roi comme une épreuve dont elle devait sortir triomphante : et sa bonne toi, sa fierté, l’affermissant dans cette idée, elle se prépara sans trop d’émotion à paraître devant celui qu’elle aimait.

Le comte de Coigny, envoyé par le roi pour prévenir M. Duverney de son arrivée, était entré brusquement dans la salle à manger pendant qu’on dînait : car ces mots : « De la part du roi » ne permettaient pas à un valet de chambre de l’aire attendre. C’était un talisman devant lequel toutes les portes s’ouvraient.

Après avoir salué les convives en particulier et dit une foule de flatteries à ces dames. M. de Coigny retourna au rendez-vous de chasse. Le roi le questionna sur les personnes qui étaient à dîner chez M. Duverney, espérant entendre le nom qu’il préférait à tous.

M. de Coigny, pensant bien que Sa Majesté s’inquiétait fort peu des hommes qui se trouvaient au dîner, nomma seulement toutes les femmes.

— Êtes-vous bien sûr, demanda le roi, de n’en oublier aucune ?

Alors M. de Coigny les repassa tout haut dans sa mémoire. et, s’arrêtant à madame de Flavacourt :

— Non, sire, ajouta-t-il, je ne me trompe pas.

L’idée que madame de la Tournelle avait quitté le château de Plaisance en apprenant qu’il devait y venir répandit sur le visage du roi un voile de tristesse.

— Le temps se refroidit : je crois, dit-il, que nous aurons de la pluie, il ne faut pas prolonger la chasse, cela nous ferait revenir trop tard à Versailles.

— Il n’ira pas chez Duverney, dit le comte de Coigny tout bas au duc de Richelieu, et le pauvre homme en sera pour ses frais. Le serait grand dommage pour nous tous, car la plus belle fête, le meilleur souper et les plus jolies femmes nous attendent.

— Comment donc ! s’écria M. de Richelieu ; mais ce serait un meurtre, un désastre pour nous tous. Le roi est incapable de jouer un pareil tour à notre ami Duverney. Ce serait de quoi mettre le trésor royal à sec ; un financier traité de la sorte ! ah ! mon Dieu, j’en frémis pour l’État ; il faut éclairer le roi sur un danger semblable, et je me charge de lui dire la vérité, toute la vérité à ce sujet.

Alors, s’approchant du roi au moment un il allait remonter à cheval, le duc lui demande la permission de le précéder au château de Plaisance ; et il tourne si adroitement sa requête, qu’il y glisse la nécessité de donner tort aux personnes qui doutent que Sa Majesté accorde à M. Duverney la faveur dont elle avait daigné le flatter.

Faire entendre au roi qu’il ne pouvait se soustraire â sa promesse sans affliger profondément M. Duverney, c’était mettre sa bonté à l’épreuve ; et le résultat n’était point douteux. Les ordres furent aussitôt donnés pour qu’on dirigeât la chasse du côté de Saint-Maur, afin de rabattre sur le château de Plaisance, à la nuit tombante.

— Ce bon Duverney mérite bien cette faveur, dit le comte de Coigny â M. de Meuse, de manière à être entendu par le roi ; si vous saviez comme il a disposé son château et ses serres pour cette glorieuse visite ! Ce sera une féerie ; et puis une réunion de femmes charmantes !

— Mais s’il y a tant de monde, dit le roi, nous serons ridicules avec nos habits de chasse ; décidément nous reviendrons nous reposer un moment à Vincennes, faites-en prévenir Bontemps[1].

C’était prescrire à toute sa suite l’obligation de se rhabiller avant de se rendre au château de Plaisance.

Pendant ce temps, les voitures à six chevaux arrivaient de Paris, remplies de tout ce que la cour et la ville avaient de plus élégant, et des gens les plus dignes d’être admis à l’honneur de se trouver avec le roi ; car M. Duverney, en homme habile, avait eu soin de mêler aux personnes qui composaient (sauf madame de Mailly) le petit cercle du roi, plusieurs de ces célébrités qui excitent toujours la curiosité des princes ; c’est le plus réel profit qu’ils recueillent des sacrifices d’étiquette faits en faveur de la bourgeoisie. Déjà l’avenue est illuminée ; des orchestres militaires, placés de distance en distance, doivent annoncer, par des fanfares, l’arrivée du roi. Un cercle de femmes brillantes paie déjà le salon que doit honorer la royale présence ; un seul fauteuil, placé entre la princesse de Conti et la comtesse de Toulouse, montre qui l’on attend ; de l’autre côté du salon sont assises la marquise de Mirepoix, la duchesse de Brancas et la marquise de la Tournelle ; toutes trois, en qualité d’amies de M. Duverney, sont chargées, ce jour-là, de faire les honneurs de sa maison. Ce public d’élite éprouve toutes les émotions d’un parterre impatient de juger ce qui va se passer sur la scène ; est-ce une déclaration, une rupture, un raccommodement qu’on va voir ? qui jouera le beau rôle ? sur quoi portera l’intérêt ou la critique ?

Les traits altérés, l’air abattu de madame de la Tournelle, font conjecturer qu’elle n’attend rien de bon de cette visite, qu’elle redoute même les témoignages d’un dédain mérité, pour avoir fait la bégueule, comme le disait tout net la duchesse de Boufflers. On se demande laquelle de toutes ces jolies femmes attirera les regards, les attentions du roi, et servira le mieux à punir madame de la Tournelle.

On entend du bruit, les chuchotages cessent, les accents de plusieurs voix rompent le silence de l’attente dans les salles qui précèdent le salon.

— Est-ce lui ? pense madame de la Tournelle.

Et sa respiration s’arrête, ses yeux se voilent d’un nuage ; elle frémit de succomber à l’émotion qui l’étouffé, qui l’aveugle. Mais elle écoute encore, et ce n’est pas sa voix… Ah ! jamais le duc de Richelieu, dans le temps de ses plus beaux triomphes, n’a causé plus de trouble et de joie. C’était le duc de Richelieu.

— Je viens, dit-il, vous rassurer, mesdames ; le bruit s’est un moment répandu que le roi, trop fatigué de la chasse, allait retourner sur-le-champ à Versailles. En effet, je ne sais trop ce que le comte de Coigny est venu lui dire, pour lui donner une minute cette idée ; mais il l’a bien lot abandonnée ; et, lors même qu’il serait un peu souffrant, je suis bien certain qu’il en perdra le souvenir au milieu de tout ce que je vois ici.

Ces derniers mots furent presque adressés à madame de la Tournelle ; puis, se rapprochant davantage :

— Mais c’est vous qui êtes souffrante, ajouta-t-il, frappé de l’altération qu’on voyait dans les traits de madame de la Tournelle ; je vous l’avais bien dit que l’air de la campagne vous serait contraire.

— Merci d’un si aimable intérêt, répondit-elle, mais je ne suis point malade ; le séjour de Plaisance m’a été, je vous assure, très-bon jusqu’à présent ; seulement, ce matin, je me suis sentie un violent mal de tête…

— C’est cela, interrompit le duc de Richelieu, vous vous serez mise à la diète, vous n’aurez point dîné ?

— Précisément, reprit madame de la Tournelle.

— Ah ! tout m’est expliqué maintenant, dit le duc en riant. Pauvre Coigny, être né à la cour, et faire si gauchement une commission ! Ne pas deviner pourquoi on l’envoyait ici ! ne pas s’informer si vous y étiez encore ! Ab ! mon Dieu, quelle faute !

— En vérité, je ne comprends pas un mot de ce que vous dites.

— Je le crois bien, vraiment : je serais plus clair que vous ne m’entendriez pas davantage, préoccupée comme vous l’êtes ; cependant, c’est du roi dont je vous parle. Ab ! si vous aviez vu la tristesse qui s’est emparée de lui, quand son maladroit ambassadeur est venu lui dire que vous n’étiez point à table avec ces dames ! Savez-vous bien qu’à cette nouvelle il a manqué repartir sans visiter les serres de Plaisance ? Il vous croit envolée au seul bruit de son arrivée. Comme il va être agréablement surpris ! Je me réjouis d’avance delà joie qui va briller dans ses beaux yeux. Et vous ?

Le retentissement des fanfares, le hennissement des chevaux, le roulement rapide des équipages qui annonçaient le roi, dispensèrent madame de la Tournelle de l’embarras de répondre.

Ô bizarrerie du cœur ! Un instant avant, madame de la Tournelle avait manqué de s’évanouir à la seule pensée de se retrouver près de celui qu’elle avait fui si courageusement, et maintenant c’était bien lui, c’était le roi qu’elle allait voir, et son cœur n’était plus oppressé, elle ne tremblait plus. Un bonheur inconnu enivrait son âme, et ces craintes vaincues, ces résolutions oubliées, ces remords étouffés, c’était l’œuvre du plus grand des enchantements, de la certitude d’être aimée.

  1. Second valet de chambre du roi.