La Duchesse de Châteauroux/25

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 122-126).


XXV

UN BILLET.


« J’apprends l’indigne procédé de M. de Flavacourt, et ce qui s’est passé ce matin chez la reine. Je ne saurais tolérer qu’on vous calomnie, qu’on vous insulte à propos de moi. Il faut que je vous voie, il faut que votre raison vienne à mon secours, sinon je ne réponds pas de l’effet de mon ressentiment. Ne craignez rien d’un homme d’honneur qui vous aime trop pour vouloir vous offenser. Croyez à mon respect comme à mon adoration.

 » Louis. »

« Je n’ai voulu confier ce billet qu’à Lebel, dont la discrétion est à toute épreuve ; il vous dira que le souper des petits appartements est décommandé, que je dois me retirer aussitôt après le cercle de la reine, et qu’à moins d’un refus injurieux, je serai, accompagné de lui seul, à onze heures, à votre porte. »

Madame de la Tournelle resta les yeux fixés sur ce billet bien plus de temps qu’il n’en fallait pour le lire ; puis, se levant tout à coup, comme si elle prenait une décision d’où dépendît toute sa destinée, elle prit une plume et traça ce peu de mots :

« Sire, je me fie à votre honneur.

 » Marquise de la Tournelle. »

Cette courte réponse, cachetée, fut remise à Lebel, sans lui adresser de questions, sans chercher, par le moindre mot, à fixer son opinion sur l’entrevue demandée par le roi ; elle pensait qu’un confident des plaisirs de son maître devait la confondre dans son esprit avec toutes celles qui briguaient la place de favorite ; et faisant le sacrifice de l’estime de Lebel et de tous ceux qui ne pouvaient la comprendre, elle se dit en pensant au roi : « J’aurai toujours la sienne, et cela me suffit. »

Eh bien, elle se trompait sur l’opinion de Lebel : sa pénétration n’était pas en défaut sur ce point. Il avait remarqué tant de différence entre la joie vaniteuse que faisait naître habituellement le premier billet qu’il portait de la part du roi à une jolie femme, et la douleur profonde qui s’était peinte sur les traits de madame de la Tournelle en lisant la lettre du roi, qu’il croyait rapporter un refus.

— Je ne m’étonne plus de le voir si amoureux, pensait Lebel en retournant chez lui pour reprendre son habit de service ; jamais je n’ai vu de femme plus adorable. Quel teint ! quels yeux ! quelle taille imposante ! et puis cruelle avec tout cela ! Il y a de quoi rendre fou. Aussi pourquoi le roi va-t-il s’adresser à celle dont la dévote duchesse de Mazarin a fait l’éducation ? à une femme qu’on dit avoir été mariée depuis six années, sans avoir d’amant ! Elle devait être prude. Et puis elle s’est brouillée avec ses deux aînées, parce qu’elles étaient favorites ; le roi aura bien de la peine à la décider à faire comme elles deux. Tant mieux, l’aventure sera plus longue, plus difficile et plus importante. Oui, mais ce moment-ci pourra bien n’être pas commode à passer. Je crois que ce petit billet va donner beaucoup d’humeur ; et si le maître est réduit à souper ce soir avec madame de Mailly, le tête-à-tête ne sera pas divertissant.

Pénétré de ces idées, Lebel fut stupéfait d’étonnement en voyant les yeux du roi rayonnant de plaisir à la lecture de ce billet si laconique.

— Je sortirai de chez la reine à dix heures ; tu monteras chez madame de Mailly, tu la préviendras qu’ayant mal à la tête, je ne souperai point avec elle ; le coucher fini, tu redescendras par l’escalier dérobé avec un manteau brun, un chapeau uni ; tu t’habilleras comme tu l’étais tout à l’heure, et nous passerons devant ce qui restera des gens de service, sans qu’ils prennent garde à nous.

Louis XV, en parlant ainsi, serrait le billet dans la poche de sa veste, puis il le retira pour le lire encore, comme si sa mémoire eût besoin de revoir ce peu de mots pour se les rappeler, mais ces mots dictées par une si noble confiance renfermaient tant de choses !

Lebel, absorbé dans les réflexions que la joie de son maître lui fournissait, restait là immobile.

— Eh bien, dit le roi, ne m’as-tu pas entendu ?

— Ah ! pardon, sire, répondit Lebel de l’air d’un homme qui sort d’un rêve, c’est que je pensais… aux ordres… que me donne Sa Majesté.

— Tu n’y pensais pas du tout, sois de bonne foi, ton esprit était trop occupé de la requête que je n’ai pas voulu écouter ce matin.

— Ah ! Votre Majesté me supposerait capable !… Le manteau brun, le chapeau uni, j’ai parfaitement entendu ce qu’elle m’a fait l’honneur de me dire…

— Qu’est-ce qu’il demande, ton cousin ?

— Ah ! si les grâces se distribuaient en raison du mérite et de l’amour d’un sujet pour son roi, mon cousin aurait des droits aux plus grandes faveurs de Votre Majesté.

— Quel est le sujet de sa requête ?

— Un jeune homme plein d’esprit, qui fait des couplets charmants, mais non de ces chansons licencieuses, de ces refrains méchants qui font la fortune de certaines personnes.

— Tout cela ne me dit pas ce que veut ton cousin.

— Sire, il ne sollicite de Votre Majesté qu’un simple petit emploi dans les gabelles.

— Où est ce papier que tu m’a présenté ce matin ?

— Le voilà, Sire.

— Une plume.

Et Lebel s’empressa d’obéir.

Le roi traça en grandes lettres le mot Bon au bas de la requête.

— Remets cela demain à Duverney, dit le roi, et ton cousin sera placé.

— Que de bonté ! Sire, que ne puis-je témoigner à Votre Majesté… !

— C’est bien ; n’oublie rien de ce que je t’ai dit : et fais que les réverbères du corridor de l’aile gauche soient éteints de bonne heure.

Avant de passer chez la reine, Louis XV donna audience à M. de Maurepas ; le ministre venait, de la part du cardinal de Fleury, prévenir le roi qu’étant gravement indisposé, Son Éminence ne pourrait assister le lendemain au conseil.

— Je suis doublement affligé de le savoir souffrant, dit le roi ; car j’avais à lui parler de plusieurs de ses amis dont la conduire et les discours sont d’une inconvenance intolérable. Ces messieurs et ces dames imaginent que ma condescendance pour les avis de l’homme qui m’a élevé, mon respect pour son âge, ma reconnaissance pour ses soins, m’empêcheront de punir l’insolence des gens qu’il protége, ils se trompent, je vous en avertis.

Cet avertissement, dont M. de Maurepas pouvait prendre sa part, fut donné d’un ton impérieux, qui lui fit une vive impression ; il pensa pour la première fois que le roi, importuné de l’opposition sourde qu’il trouvait dans la cour dévote du vieux cardinal, et de la dépendance où son gouverneur ministre le tenait, pourrait bien secouer le joug et régner par lui-même.

Quelle découverte menaçante ! et qui pouvait-on accuser de réveiller ainsi dans l’âme du roi des sentiments si longtemps assoupis, si ce n’était madame de la Tournelle ?

Que faire pour combattre son pouvoir naissant ? Une chanson : c’était l’arme du temps. La massue du moyen âge, le poignard des Médicis, le poison destructeur de la famille de Louis XIV ; tous ces instruments de meurtre étaient alors remplacés par les rimes licencieuses d’une chanson flétrissante. C’est à coups de refrain qu’on faisait tomber un ministre, qu’on déshonorait une femme, qu’on désespérait une famille, qu’on forçait deux amis à se couper la gorge ; enfin, le refrain satirique, vrai fléau du siècle, ne respectait ni rang, ni crédit, ni gloire, ni vertu ; il attaquait jusqu’à Dieu même !

La chanson, composée aussitôt que projetée, on la devait faire parvenir au roi par l’entremise du cardinal de Fleury, comme pour éclairer Sa Majesté sur l’effet que produisait dans le peuple ses nouvelles amours.

L’opinion, ce juge sévère, ce guide des rois forts, cet ennemi des rois faibles, Louis XV la redoutait encore moins pour lui que pour la femme qu’il aimait ; il ne voulait point qu’on pût accuser madame de la Tournelle de le rendre moins soigneux pour la reine ; aussi fut-il plus affectueux que jamais ce jour-là. La fondation religieuse du couvent de la Reine[1] à Versailles, pour laquelle une somme considérable était nécessaire, lui fut accordée ; le roi promis d’en poser avec elle la première pierre, aussitôt que les plans de ce bel édifice lui auraient été soumis. Plusieurs autres grâces sollicitées par elle pour les gens de sa maison eurent le même succès, sans qu’elle ait eu la peine de les rappeler au roi. Tant de soins inaccoutumés loin de consoler la reine, lui prouvèrent seulement que même dans son égarement, madame de la Tournelle conservait la noblesse de son caractère : mais plus Louis XV, redoublait d’attention, de générosité, plus la reine se disait : Ô mon Dieu ! comme il l’aime !

Cette exclamation avait son écho dans le cœur de plusieurs des courtisans ; mais il était produit par un effet tout contraire. Le prince de Luxembourg, la princesse de Carignan, la comtesse de Toulouse, madame de Mauconseil, enfin toutes les personnes qui s’étaient déclarées, par leur insolence, ennemies de madame de la Tournelle, voyant que le roi passait dédaigneusement près d’elles sans leur adresser la parole, répétaient aussi tout bas : « Ah mon Dieu ! comme il l’aime ! »


  1. Le couvent de la Reine était destiné aux religieuses nobles. C’est là qu’est aujourd’hui le collége royal.