La Duchesse de Châteauroux/26
XXVI
LES IMPORTUNS
Les cheveux encore retenus par les nœuds de ruban de sa parure du matin, vêtue de la simple robe de soie grise qui a remplacé l’habit de cour, les bras à peine couverts par de petites mitaines de tricot, dont la couleur noire fait ressortir la blancheur de sa peau, le sein demi-caché sous les plis transparents d’un réseau de filet, une femme est là, seule, immobile, anéantie à force de penser. Les heures s’écoulent sans qu’elle les entende sonner, et pourtant il en est une qu’elle attend, qu’elle redoute. Mais l’excès de sa préoccupation est tel, qu’elle oublie jusqu’à la cause de cette préoccupation même. Ce n’est plus dans le présent qu’elle vit, c’est l’avenir qui se déroule à ses yeux, un avenir de douleur, d’amour, de gloire et de deuil.
Après avoir excité tout le merveilleux des sentiments exaltés, ces rêves d’amour platonique, cet orgueilleux espoir de rester pure au milieu de la corruption, de braver la calomnie, le mépris, en immolant tout, excepté l’honneur, à son royal amant ; enfin, après s’être enivrée des parfums de l’idéal, madame de la Tournelle venait de redescendre au positif de sa situation ; malgré sa confiance dans la parole du roi, dans ses propres forces, dans la protection que le Ciel devait accorder aux résolutions vertueuses, elle frémissait à l’idée de se trouver seule, en secret, et à cette heure, non pas avec le roi, mais avec l’homme qu’elle aimait.
Accablée sous le poids de tant de réflexions menaçantes, madame de la Tournelle oublie que cette entrevue, cause de tant de troubles, le moindre incident peut la rendre impossible ou très-compromettante. Ne pensant point à se soustraire aux visites que quelques-unes de ses amies, inquiètes de ne l’avoir pas vue, viendraient peut-être lui faire en sortant du jeu de la reine, elle n’avait point fait défendre sa porte ; et elle sortit brusquement de sa rêverie en entendant annoncer la comtesse d’Egmont, la duchesse de Chevreuse, le comte de Coigny et le chevalier de Grille.
Il faut s’être trouvé dans l’horrible nécessité de remplir un devoir de politesse, de parler, de sourire aux indifférents lorsqu’on a le cœur palpitant d’une émotion secrète, pour se faire une idée de ce qu’éprouva madame de la Tournelle, lorsque toutes ces voix bruyantes et joyeuses frappèrent son oreille. Ramenée subitement aux frivolités du monde, elle crut un instant que cet entretien promis au roi, cette démarche dont les conséquences la faisaient frémir, n’étaient qu’une illusion, que le rêve d’une imagination en délire.
— Concevez-vous rien à ce qui se passe ici, ma chère amie ? dit madame de Chevreuse. Quoi ! point de jeu chez la reine, point de soupers dans les petits appartements, pas même un petit couvert chez madame de Mailly ? Le roi se retire avant dix heures, il prétend être fatigué de la chasse, inquiet de la maladie du cardinal. Que sais-je, moi ? on dit qu’il s’est querellé ce matin avec madame de Mailly, qu’il a fort mal reçu M. de Maurepas cette après-midi, et que ce soir il a congédié très-sèchement le pauvre de Meuse, qui s’apprêtait à l’accompagner comme de coutume chez madame de Mailly ; car il est bon que vous sachiez que le roi a maintenant si peur du tête-à-tête, qu’il oblige chaque soir de Meuse ou le duc de Luxembourg à prendre leur part de ce morne souper.
— Quand je ne vous ai point vue chez la reine, dit madame d’Egmont, je me suis rappelé que vous étiez souffrante ce matin, et j’ai formé le projet de passer simplement à votre porte pour savoir de vos nouvelles, et c’est madame…
— Ah ! ces messieurs vous ont encore mieux déterminée que moi à venir voir madame de la Tournelle ; ils brûlaient de lui raconter la mine renfrognée que faisaient certaines personnes. Vrai, c’était fort amusant ; les uns disaient : « Maurepas ne sera pas en place dans huit jours ; voyez, déjà madame de Tencin ne parle plus à sa femme. Les autres prétendaient qu’ils n’avaient jamais vu le roi si préoccupé ; enfin, chacun prévoyait un changement qui le transportait de joie ou de colère. Tant mieux, cela va un peu ranimer la cour, on commençait à y périr d’ennui.
Et ce bavardage, soutenu par la gaieté, les épigrammes de M. de Coigny, et les remarques spirituelles du chevalier de Grille, menaçait de durer longtemps.
— La reine s’est donc retirée de bien bonne heure ? demanda madame de la Tournelle en s’efforçant de vaincre son inquiétude.
— Mais aussitôt après le roi, répondit madame d’Egmont.
Puis, croyant deviner la pensée de madame de la Tournelle elle ajouta :
— Ils ont causé ensemble beaucoup de temps, et sans doute le roi lui disait des choses agréables, car elle lui souriait de l’air le plus gracieux, ce qui a déconcerté bien des gens qui s’imaginaient, on ne sait pourquoi, qu’elle était mécontente de la visite faite à Plaisance.
— Ce serait fort naturel, reprit madame de Chevreuse, dont le plus grand attrait consistait à dire tout ce qui lui passait par la tête, défaut plein de charme dans une cour où personne ne dit ce qu’il pense.
— Madame a raison, dit M. de Coigny ; on déteste toujours les plaisirs dont on ne prend pas sa part.
— D’après la manière dont l’hiver s’annonce, dit M. de Grille, les plaisirs de la cour ne feront envie à personne, je le prévois : d’abord le roi ne permettra pas qu’on s’amuse tant que le cardinal sera malade : et comme celui-ci a fait tout lentement dans sa vie, il ne sera pas plus prompt à en finir ; ainsi, mesdames attendez-vous à de tristes soirées, à moins que vous ne trouviez quelques moyens de…
— Nous en trouverons, interrompit madame de Chevreuse quant à moi, je me révolte, nous venons de former une conjuration avec la duchesse de Boufflers ; il est décidé que nous fonderons chez elle et chez moi de petits soupers qui nous consoleront des nobles ennuis du jour. L’insurrection commence dès aujourd’hui ; et savez-vous vous, chère marquise, ce que nous venons faire ? nous venons vous enlever.
— Moi, madame, s’écria madame de la Tournelle avec un accent de terreur qui excita le rire général.
— Ne dirait-on pas qu’on lui propose la chose du monde qui doit le plus déranger sa vie ? reprit madame de Chevreuse. Il s’agit tout simplement d’un souper impromptu chez une amie, avec quelques personnes aimables. Ces messieurs en sont, et je tiens beaucoup à leur prouver votre amitié pour moi ; ils prétendent que je n’obtiendrai pas de vous cette complaisance ; aidez-moi à les confondre.
— Oui, madame, laissez-vous entraîner, nous serions si heureux d’avoir eu tort !…
— Songez donc qu’une indisposition m’ayant empêché d’aller ce soir chez la reine, je ne saurais…
— Bon ! l’on est malade pour ce qui ennuie, on ne l’est pas pour ce qui amuse, c’est une chose reçue.
— Croyez, madame, que, s’il m’était possible de me rendre à de si flatteuses instances, je n’hésiterais point, dit madame de la Tournelle.
— Je vous l’avais prédit, et malgré tout ce que nous y perdons, je suis forcée de l’approuver, dit la comtesse d’Egmont. On est si méchant dans ce pays-ci, qu’on ne manquerait pas d’aller démontrer à la reine que madame de la Tournelle a voulu…
— Ah ! mon Dieu ! si vous donnez dans le travers de craindre les propos, je vous plains, chère belle, vous leur sacrifierez tous les plaisirs, oui, tous sans exception, et l’on n’en dira ni plus ni moins.
Cette sentence de la jeune folle fit soupirer madame de la Tournelle ; son supplice commençait à devenir insupportable. Croyant au moindre bruit entendre venir quelqu’un, elle pâlissait à l’idée de ce que penserait le roi en la trouvant ainsi entourée, et du soupçon qu’il pourrait concevoir. Sa tête s’égarait, elle ne savait plus quel parti prendre, et craignait par-dessus tout de se trouver mal ; car madame d’Egmont n’aurait pas consenti à la quitter ; elle était dans toute l’anxiété d’une situation dont on ne sait comment sortir, lorsque madame de Chevreuse se leva en disant que plusieurs personnes devaient être déjà arrivées chez elle, et qu’elle ne pouvait les faire attendre davantage. Alors un concert de prières, de regrets, de reproches se fit entendre ; tant de bruit réveilla la perruche sous sa cage voilée ; elle mêla son mot à ce quatuor de caquets, et les rires recommencèrent de nouveau.
— Ah ! mon Dieu ! qu’elle m’a fait peur ! s’écria madame de Chevreuse, en levant le rideau de taffetas qui assombrissait la cage de la perruche ; mais qu’elle est jolie ! et comme elle parle distinctement peut-être ! mais qu’importe, c’est un trésor qu’un oiseau comme celui-là ; si je l’avais, j’en serais folle ; promettez-moi, ma chère amie, que, si vous vous en dégoûtez, vous me la donnerez.
— Avec le collier ! dit malignement le comte de Coigny.
— Non, je ne veux que la petite bête : c’est qu’elle est ravissante ; voyez donc, on dirait qu’elle m’entend.
En disant cela, madame de Chevreuse avait présenté son doigt à la perruche, qui s’était perchée dessus ; mais, apercevant sa maîtresse, l’oiseau s’envola aussitôt sur l’épaule de madame de la Tournelle, et se mit à parler.
— Au fait, que dit-elle ? demanda M. de Grille ; car je vous avoue que je n’ai jamais pu comprendre la langue des perroquets.
— Celui-là est pourtant fort clair, reprit M. de Coigny.
— Eh bien, cela suffit, reprit madame d’Egmont en prenant pitié de toutes les impressions qu’elle lisait sur le visage de madame de la Tournelle, songez qu’on vous attend.
— Que j’en voudrais avoir une pareille ! ou avez-vous acheté cette jolie perruche ?
— On me l’a donnée, répondit madame de la Tournelle d’une voix à peine articulée.
— Eh bien, vous me confierez de qui vous la tenez, n’est-ce pas ? vous êtes fort intéressée à m’en faire avoir une semblable ; car, je vous en préviens, plutôt que de m’en passer, je volerai celle-là.
— Onze heures vont sonner, dit madame d’Egmont à madame de Chevreuse, et, si vous tardez, on croira…
— Allons, je pars. Quel dommage que vous ne veniez pas avec nous ! reprit la duchesse ; cette jolie perruche aurait été du souper, elle nous aurait diverties, et puis cela en aurait fait une de plus.
Quand il fallut se lever pour reconduire ces dames, ainsi que l’usage l’exigeait, madame de la Tournelle sentit que ses jambes tremblaient ; elle fut obligée de s’excuser, et elle retomba presque inanimée sur son fauteuil. Une contrainte si cruelle, si prolongée, après les différentes sensations de cette journée ; l’émotion de l’attente, la frayeur d’un événement qui pouvait la perdre dans l’esprit du roi, avaient épuisé ses forces ; et lorsque mademoiselle Hébert entra pour la déshabiller, elle trouva sa maîtresse dans un profond accablement.
— Madame se trouve mal ! s’écria mademoiselle Hébert ; et elle allait appeler tous les gens de la maison pour avoir du secours, lorsque madame de la Tournelle lui fit signe de se taire, et lui dit d’une voix étoffée.
— Non… c’est un simple étourdissement, je ne suis point malade, dites aux gens qu’ils peuvent se retirer, je n’ai plus besoin d’eux. Vous seule veillerez, mademoiselle Hébert, car j’attends encore quelqu’un ; cette visite doit être ignoré de tout le monde, autrement je serais perdue.
— Vous, madame ! s’écria mademoiselle Hébert, d’un ton qui semblait dire : Qui oserait flétrir une réputation telle que la vôtre ?
— Oui, vous dis-je, on aurait le droit de me juger sévèrement, car les apparences seraient contre moi ; mais il n’est plus temps de revenir sur cette démarche ; le roi veut me parler, j’ai moi-même à lui demander de s’opposer de toute son autorité au mariage qui désespère ma sœur, et j’ai promis de le recevoir ce soir… dans quelques instants.
— Le roi ? répéta mademoiselle Hébert stupéfaite d’étonnement.
— Oui, le roi, répliqua madame de la Tournelle sans témoigner de honte ni d’orgueil.
Et mademoiselle Hébert, rassurée par le calme consciencieux de sa maîtresse, ne vit plus dans cette démarche qu’un mystère important, mais qui ne pouvait faire naître de soupçons, puisque sa maîtresse en parlait sans rougir. Elle passa dans l’antichambre pour dire aux domestiques endormis autour du poêle d’aller se coucher ; puis, s’asseyant sur la banquette la plus rapprochée de la porte, elle écouta si les domestiques ne restaient point à causer dans le corridor.
Mais bientôt, il régna dans cette aile du château le plus parfait silence. Nul pas ne se fit entendre dans le corridor, et pourtant deux coups frappés à la porte avertirent peu de temps après mademoiselle Hébert qu’il fallait ouvrir.