La Duchesse de Châteauroux/28

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 138-144).


XXVIII

L’ALARME EST À LA COUR


Le lendemain, un page vint demander de la part du roi si madame de la Tournelle serait visible dans l’après-midi. C’était se faire annoncer d’une manière ostensible, et bientôt tout le château sut que le roi irait le soir chez madame de la Tournelle. La visite qu’elle reçut le matin de madame de Mirepoix et de la duchesse de Brancas, la dispensa de leur écrire ; quant à madame d’Egmont et à madame de Chevreuse, elle leur adressa un billet qui commençait ainsi :

« Le roi m’honorant d’une visite ce soir, je vous prie de venir m’aider à lui faire les honneurs de mon petit salon, etc. » !

Alors tout fut en activité dans l’appartement ; chaque domestique voulait que sa partie fût la mieux soignée ; l’un nettoyait les Lustres, les glaces, pour qu’ils eussent plus d’éclats ; l’autre essuyait les meubles et garnissait de fleurs les vases du Japon qui décoraient les consoles ; une table en jardinière venait d’être envoyée de Plaisance par M. Duverney ; elle était garnie des plus belles plantes qu’avait admirées madame de la Tournelle. Quelle charmante parure pour son salon, et que ce présent arrivait à propos ! Mais, de toutes les personnes que la visite du roi occupe, la plus animée, la plus vaine, la plus joyeuse, c’est la vieille Marguerite ; elle va de l’un à l’autre serviteur pour maintenir leur zèle, et parle à tous de l’honneur que le roi faisait à madame, à sa chère maîtresse qu’elle a élevée.

— Vraiment, dit-elle, le roi lui doit bien plus qu’à ses sœurs, elle dont la conduite a toujours été exemplaire : mais le bon Dieu est juste, et j’étais bien sûre qu’il récompenserait un jour cet ange de douceur et de charité ; puis elle ajoutait : Comtois, il faudra brosser votre habit neuf, mon ami, et vous soigner plus qu’à votre ordinaire, madame veut que vous soyez tous en grande livrée dès six heures dans l’antichambre : cette cage n’est pas faite pour rester dans le salon, il faut la porter dans le boudoir.

— Madame a défendu qu’on la changeât de place, répond Comtois.

— Ah !… c’est singulier, reprit Marguerite ; et, passant à d’autres soins, elle causait, grondait et riait en exerçant sa surveillance.

Mademoiselle Hébert n’était pas moins occupée de préparer à sa maîtresse une robe simple et élégante, garnie de nœuds de ruban d’une couleur douce qui devait s’harmoniser avec les cheveux et le teint de madame de la Tournelle. Celle-ci ne put s’empêcher de sourire en voyant tous les frais qu’on faisait ce jour-là chez elle, dans l’attente de ce même personnage pour lequel on n’avait pas, la veille, dérangé un fauteuil. — C’est qu’hier je recevais Louis XV, pensa-t-elle et qu’aujourd’hui j’attends le roi.

Aucun des invités ne manqua à cette petite réunion qui faisait déjà le sujet de toutes les conversations du château ; madame de Mailly, au premier bruit de cette démarche du roi avait fait demander M. de Meuse : il la trouva en larmes, et s’efforça de la rassurer en lui apprenant que le roi venait d’ordonner qu’on le servît à dix heures, comme à l’ordinaire, dans les petits appartements, et l’avait chargé de lui dire qu’il comptait souper avec elle.

Madame de Mailly, un peu tranquillisée par l’assurance de voir le roi, parla des reproches qu’elle comptait lui adresser, et M. de Meuse employa tout son crédit sur elle pour la détourner de ce projet.

— Surtout, ne faites point de scène, dit-il, vous savez qu’il les a en horreur et que la crainte d’en subir lui ferait sacrifier la présence la plus chère ; d’ailleurs, ce qu’il fait aujourd’hui pour madame de la Tournelle ne saurait vous alarmer, c’est une simple coquetterie, une malice pour déjouer ses prétentions à l’infaillibilité ; elle-même n’attache aucune idée d’amour à cet hommage presque public ; s’il s’agissait de quelque sentiment sérieux, d’un engagement positif, le roi agirait avec plus de mystère, ou, s’il en était au point de déclarer une liaison nouvelle, il ne viendrait pas souper avec vous.

Ce qu’on désire paraît probable ; madame de Mailly, qui ne demandait qu’à se faire illusion sur l’infidélité de Louis XV se calma et promit de ne pas lui adresser de plaintes.

Une démarche plus importante venait de jeter l’effroi parmi les ministres ; le roi avait demandé des notes sur plusieurs affaires qui se discutaient au conseil ; il s’était fait rendre des comptes auxquels il n’avait jamais pensé ; et sous prétexte que le cardinal de Fleury était trop souffrant pour s’occuper des intérêts de l’État, il avait exprimé la volonté de ne confier à personne les soins qu’il était du devoir d’un roi de remplir.

L’envahissement du pays, le bouleversement de l’État, n’auraient pas produit plus d’effet sur l’esprit du vieux cardinal et de ses partisans ; ils en étaient consternés. Le roi prétendait régner ! qui pouvait lui avoir inspiré ce projet insensé, cette volonté tardive qui ne tendait rien moins qu’à renverser tous ceux qui se partageaient le pouvoir ? La politique du duc de Richelieu s’y opposait, l’esprit routinier de madame de Mailly ne pouvait être soupçonné d’une telle innovation, madame de la Tournelle en était donc seule capable.

À peine ce soupçon eut-il pénétré dans l’âme du cardinal, que la terreur de voir sa puissance mourir avant lui ranima ses forces, et qu’il se fit porter sur une chaise-longue en disant que le lit l’affaiblissait, et qu’il voulait, en dépit de l’ordre des médecins, se rendre le lendemain chez le roi, et assister au conseil.

Le danger était pressant ; il fallut se concerter, et tous ceux que leurs intérêts attachaient au crédit du cardinal furent invités à se rendre chez lui le soir même : ainsi, pendant que le roi passait des heures fort douces au milieu d’un cercle d’amis spirituels et gais, chez madame de la Tournelle, une assemblée d’ennemis discutaient secrètement sur les plus sûrs moyens de la perdre.

Mais cette inimitié et tout ce qui pouvait s’en suivre, madame de la Tournelle l’oubliait en voyant le roi affable pour toutes les personnes qu’elle avait réunies, et surtout si heureux d’être chez elle.

Il y a dans la contrainte volontaire autant de charme parfois qu’il y a d’ennui à subir celle qu’on nous impose. Ce ton soumis, ces déférences, ce respect commandés par le rang et l’usage pour un homme qui, la veille, était à ses pieds, ajoutait tout le piquant du romanesque à une situation déjà trop séduisante ; madame de la Tournelle en jouissait avec ivresse, car ce bonheur ne la faisait point rougir, il n’était pas le prix d’une faiblesse coupable, et tout lui donnait l’espoir que, satisfait de régner sur son cœur, le roi se plairait lui-même à la conserver pure.

Un salon, quel qu’en soit le personnage important, est toujours sous l’influence immédiate de la maîtresse de la maison ; c’est un orchestre dont elle fixe le diapason, et distribue à volonté les parties. Les solos ne durent qu’autant qu’il lui plaît ; et au moindre signe de sa part s’apaise le tutti le plus bruyant ; son art consiste à faire jouer souvent les instruments les plus agréables à entendre, et à mettre en rapport ceux qui s’accordent le mieux. Cet art, madame de la Tournelle le possédait à un haut degré par l’habitude qu’elle avait eue de faire les honneurs du salon de la duchesse de Mazarin, sa tante.

C’était la première fois que Louis XV entendait vraiment causer ; car les récits scandaleux, les plaisanteries licencieuses des soupers de Choisy, ou les discours insignifiants et le silence respectueux dont n’osaient pas sortir les habitués du salon de madame de Mailly, ne pouvaient lui donner l’idée d’une conversation animée, intéressante et de bon goût. Pour imprimer à cette conversation un cachet d’indépendance, madame de la Tournelle se mit tout à coup à contrarier le roi à propos du jugement qu’il portait sur la Mérope de Voltaire. Tout en faisant l’éloge de cet ouvrage, Louis XV regrettait que les plus belles tirades de chaque rôle fussent mêlées de sentences philosophiques qui refroidissaient l’action et montraient si bien l’auteur, qu’on ne voyait plus que lui dans la pièce.

dette critique fondée, quoiqu’un peu intéressée dans la bouche du roi, fut vivement combattue par madame de la Tournelle.

— Vous aimez donc bien M. de Voltaire ? dit-il.

— Il a tant de talents et tant d’ennemis !

— Voilà deux raisons excellentes ; mais, ajouta le roi en se penchant vers l’oreille de madame de la Tournelle, il me semblait vous avoir entendu dire à Destouches, l’autre jour, à peu de chose près ce que je pense sur les tragédies de Voltaire.

— Sans doute, c’est mon avis.

— Eh bien, pourquoi en changer aujourd’hui ?

— Pour prouver à tout ce qui est ici qu’on peut en exprimer un différent du vôtre sans déplaire à Votre Majesté, et qu’elle a trop d’esprit pour m ? pas apprécier tout ce que la conversation gagne à ce choc des idées d’où jaillit toujours quelques étincelles.

— Je vous remercie de l’explication, reprit Louis XV en souriant, car ce changement subit dans votre manière de penser m’avait, je vous l’avoue, causé beaucoup d’effroi.

Pendant ce temps, madame de Chevreuse s’était levée pour aller découvrir la cage où la perruche réveillée en sursaut criait : Aimez le roi.

— Voyez comme elle vient à moi, dit la duchesse, je suis sûre qu’elle me connaît déjà ; vrai, ma chère belle, vous qui avez d’autres sujets d’occupation vous devriez bien me céder celui-là.

— J’en suis désolée, répondit madame de la Tournelle ; mais c’est me demander un sacrifice impossible ; j’aime Lisette comme une amie, nous causons, nous déjeunons, nous nous promenons ensemble ; enfin c’est mon ridicule, ma passion, et vous savez si l’on peut vivre sans ces choses-là.

Le roi, dans le ravissement de ce qu’il entendait, garda le silence ; ses regards seuls remercièrent madame de la Tournelle.

— J’en demande pardon à Votre Majesté, dit madame de Chevreuse, mais je la trouve un peu froide pour cette merveille.

— C’est que je suis embarrassé de dire tout ce que j’en pense. C’est presqu’un flatteur, et vous savez qu’on nous fait un crime de les aimer.

— Hélas oui ! c’est encore un travers de nos vieux moralistes : ces gens-là ne connaissent rien an cœur humain ; ils ignorent que, supposer aux gens les qualités qui leur manquent, c’est leur donner l’envie de les acquérir, et qu’en leur disant tout crûment leurs défauts, on ne gagne qu’une chose, c’est qu’ils ne prennent plus la peine de les cacher.

— Parler de la flatterie devant un souverain, dit madame de Mirepoix, je ne crois pas que cela soit jamais arrivé.

— Eh mais ! c’est la plus grande de toutes, si je ne me trompe, dit le roi. Je vous en remercie, car celle-là est sans risque. Ce n’est pas que les flatteurs modernes soient à beaucoup près aussi dangereux que les Narcisse de l’antiquité, de ces temps où la vérité ne trouvait point d’interprète ; mais, depuis que le christianisme a éclairé le monde, depuis que le plus humble des ministres de Dieu peut dire aux rois la vérité en face et publiquement, la flatterie est sans puissance. Croyez qu’elle ne trompe que ceux qui veulent bien s’en laisser abuser, et qu’à moins d’être beaucoup plus sot que son flatteur, on voit d’abord l’intérêt qui le guide, et que, ce premier point découvert, il faut bien se contenir pour supporter patiemment l’injure de ces éloges.

— Pour moi, je ne vois pas ce qu’il y a de si courageux à dire des vérités, même des plus sévères aux rois qui en sont dignes, dit madame de la Tournelle ; Sully ne les épargnait pas à son maître, et il est resté son ami. Louis XIV a entendu tonner la vérité du haut de la chaire, sans punir Bossuet ni Massillon ; la faible Agnès Sorel elle-même a été récompensée par la gloire de Charles VII, du conseil et des reproches audacieux que son amour avait osé lui faire. Non, la vérité qui sort d’une bouche éloquente retentit souvent dans un cœur généreux, et le flambeau que porte une main chérie est un guide qu’on ne repousse point.

La physionomie de madame de la Tournelle en parlant ainsi, avait pris une expression surnaturelle ; on eut dit que l’ange de la France l’inspirait ; l’éclat qui jaillissait de ses yeux semblait avoir passé dans les regards du roi : jamais ces yeux si beaux n’avaient paru animés d’un feu plus noble ; jamais désir de gloire n’avait ainsi fait battre son cœur. En le voyant ému de sentiments jusqu’alors étouffés dans son âme, en le voyant ainsi jaloux des éloges donnés aux héros de sa race, chacun prédit que, sans changer de roi, on allait voir un nouveau règne.