La Duchesse de Châteauroux/27
XXVII
ENTRETIEN SECRET
Lebel entre seul, il demande si madame la marquise est visible, et, sur un signe affirmatif de mademoiselle Hébert, il sort et revient bientôt suivi d’un homme qui lui remet son manteau et passe dans le salon, sans se faire annoncer.
Là rien ne l’attend que celle dont le cœur bat avec tant de violence qu’elle ne peut proférer un mot. Les siéges dérangés pour la visite précédente n’ont pas été remis à leur place ; une table est couverte de petits ouvrages commencés, de livres ouverts, de crayons, de boîtes à couleurs, de croquettes pour la perruche : c’est le désordre d’une solitaire qui cherche à se distraire par l’occupation, ou même par des soins frivole, de la pensée qui la dévore. Une voix la fait tressaillir :
— Pourquoi trembler ainsi ? N’avez-vous point ma parole ? ne suis-je pas trop heureux d’être ici, pour chercher à abuser de tant de bonté ? Non ; je vous aime trop pour vouloir vous entraîner, pour me faire un droit de votre généreuse confiance. Ah ! si jamais le Ciel me réservait un bonheur dont la seule idée me rend fou, je voudrais l’obtenir de vous… oui, de vous, qui êtes ma joie, mon tourment, ma vie !…
En disant ces mots, le roi était aux pieds de madame de la Tournelle ; il couvrait sa main de baisers, et attachait sur elle des regards brûlants.
— Je vous crois, dit-elle d’une voix mal assurée ; si je pouvais douter de votre parole, vous ne seriez pas là.
— Eh bien, quittez cet air triste : jouissez un peu du bonheur qui m’enivre ! Si vous saviez tout ce que j’éprouve depuis que j’ai reçu le mot qui me donnait l’assurance de vous voir ! C’est un trouble, une ivresse de l’âme que je n’ai jamais connus :… non, jamais, ajouta le roi en voyant le doute qu’exprimaient les yeux de madame de la Tournelle.
— Je ne veux pas le savoir.
— Ah ! laissez-moi du moins la douceur de vous confier ce que je ne puis dire qu’à vous.
— Eh bien, venez là, dit madame de la Tournelle en montrant au roi le fauteuil qui était près du sien.
— Que j’aime ce ton impérieux ! il me prouve que vous comptez sur ma soumission, et vous avez raison, ajouta le roi en s’asseyant ; car il y a plus de plaisir à vous obéir qu’à commander à toute la France. Maintenant que vous voyez jusqu’où va votre pouvoir il faut bien vous en servir pour m’empêcher de punir autant qu’ils le méritent les misérables qui osent vous injurier.
— Ayez l’air de l’ignorer, Sire, je vous en supplie.
— Comment le pourrai-je ! Jamais ressentiment plus vif ne m’a ému. Grâce à eux, je connais pour la première fois le besoin de la vengeance.
— Ah ! gardez-vous de cet affreux sentiment.
— Ils ne savent pas qu’en vous calomniant ils m’insultent dans l’objet de mon respect, dans ce que j’ai de plus cher au monde, et que votre intérêt seul peut suspendre l’ordre près de les frapper.
— Par grâce, épargnez-les, Sire ; peu m’importe leur haine aujourd’hui. Je n’ai rien fait pour me l’attirer ; mais si demain je la méritais par l’effet de votre colère, je sens que cette haine me serait insupportable.
— Maurepas m’a répété ce que lui a dit Flavacourt ; j’en suis indigné, et je viens de lui envoyer l’ordre de rejoindre dès demain l’armée. Je ne veux pas que vous soyez exposée à le rencontrer.
— C’est une injustice, Sire ; M. de Flavacourt est un de vos meilleurs officiers, et son fanatisme pour l’honneur doit trouver grâce près de vous.
— Insulter une femme ! la dénoncer au monde avant qu’elle soit seulement soupçonnée ! Est-ce là ce que vous appelez de l’honneur ?
— Songez, Sire, que déjà deux sœurs de sa femme…
— Eh ! que fait à son honneur la vieille amitié de madame de Mailly pour moi ! Ce sentiment n’est-il pas plus honorable que blâmable ? et la mort, en frappant madame de Vintimille, n’a-t-elle pas assouvi la rage de ses ennemis ? Tout ce bruit serait à peine excusable si je pensais à madame de Flavacourt ; mais sa froide beauté, son esprit sérieux, ne m’ont jamais inspiré le moindre désir de lui plaire. Je l’honore, je la plains d’avoir pour mari un tel homme : voilà tout.
— Hélas ! n’a-t-il donc pas raison de vous craindre, Sire ? et n’a-t-il pas le droit de croire à ma faiblesse, en voyant la fatalité qui semble faire de notre famille la proie de vos amours ? dit madame de la Tournelle avec véhémence. Ne sait-il pas tout ce qu’un tel hommage a de dangereux ? qu’il fascine les yeux, qu’il enivre le cœur ; que la religion, la vertu, seraient sans secours contre vous si ce n’était risquer de perdre votre estime et votre amour peut-être, que de s’y livrer ? M. de Flavacourt est-il donc coupable de ne pas croire à ce que tant de gens jugent impossible ? Peut-il s’imaginer qu’il soit une femme au monde qui vous aime sans crime : dont le dévouement vous sacrifie son repos, sa réputation, tout enfin, excepté l’honneur ? Non ; du moment où vos regarde sont tombés sur moi, où vos soins m’ont attiré les soupçons et ont fait naître l’envie ; du moment où, croyant fuir loin de vous, je ne m’en suis séparée que pour vous voir accourir près de moi, que pour recevoir avec joie une preuve de plus de votre préférence, M. de Flavacourt a dû penser, qu’entraînée par l’exemple, j’allais succéder à mes sœurs, et inscrire un nom de plus sur la liste des succès dont rougit ma famille. Non, Sire, je vous le répète, M. de Flavacourt n’a aucun tort en voulant soustraire sa femme à une séduction invincible. Si j’y succombe, moi qui suis restée pure au milieu d’un monde pervers, moi qui ai rompu tous les liens de fraternité pour ne point partager les bienfaits dus au crédit de la favorite, si moi qui vous haïssais, moi qui maudissais votre amour je l’écoute ! qui pourra se flatter de triompher ? Ah ! ne punissez pas la franchise de mon frère, laissez éclater en lui les restes de ce vieil honneur qui règne encore dans l’âme de quelques gentilshommes ; faites plus, Sire, respectez cette noble indignation, comme le gage d’un courage héroïque ; mettez cet homme à la tête de vos troupes, et vous verrez qu’il fera autant pour votre gloire qu’il peut sacrifier à son bonheur.
Interdit, les yeux fixés sur madame de la Tournelle. Louis XV la contemplait avec admiration. Il s’étonnait de voir succéder à une émotion si tendre, à la grâce craintive, au silence pudique, cette audace de vérité, cette éloquence du cœur qui bravait son amour pour demander justice.
— Vous le voulez, dit le roi après un moment de silence, je lui pardonne, et pourtant il vient de m’attirer de bien cruelles choses ; mais une seule est trop douce pour ne pas l’emporter sur toutes les autres ; en m’humiliant devant vos reproches, il en est un pourtant que je ne saurais accepter. Ce titre de séducteur dont votre beau-frère m’honore, il sait fort bien que je n’en suis pas digne. Attaché à la reine, comme l’est ordinairement un adolescent à la première femme qu’on lui donne, je n’avais nulle idée d’un autre sentiment, lorsque les médecins, les prêtres, imaginèrent de nous séparer à l’amiable sous de singuliers prétextes, mais auxquels il me fallut céder. Cette étrange séparation accomplie, le cardinal me choisit une maîtresse dont l’âge raisonnable et l’esprit tranquille ne pouvaient lui donner aucune crainte. En effet, elle n’a jamais eu d’influence sur mon caractère, et encore moins sur les affaires d’État ; mais loin de chercher à la séduire, M. de Flavacourt sait fort bien qu’on l’a fait trouver un soir dans ma chambre au moment où je m’y attendais le moins : cela ne peut guère s’appeler une séduction. Eh bien, j’ai préféré, mais je n’ai pas séduit davantage, la pauvre femme dont j’ai pleuré la mort. Oui, je vous le jurerais sur ce tombeau même où je vous ai vue répandre des larmes. Elle avait pensé avant moi au lien qui nous a unis, et mon premier sentiment pour elle a été la reconnaissance, il est vrai que, dans l’inexpérience de mon cœur, j’appelais cela de l’amour ; mais ce cœur, qui n’avait jamais choisi, devait bientôt m’apprendre la différence qui existe entre un désir satisfait d’avance et cette passion constante qui remplit la pensée, et fait d’un mot le destin de la vie.
Un long et doux regard répondit à ces derniers mots.
— Ah ! si vous saviez, poursuivit le roi en prenant la main de madame de la Tournelle, si vous saviez que le bonheur de presser cette main l’emporte sur tous les biens, les plaisirs dont le ciel m’a fait don ! Il n’est pas un chagrin venant de vous dont je ne préfère l’amertume aux fades jouissances qui m’ont été offertes ; il n’est pas de malheurs, d’ennemis dont votre présence ne triomphe ; l’impossible c’est ce qui vous déplaît ; hors cela tout me serait facile ; je le sens, il n’est rien dont je ne sois capable pour mériter ce sourire divin, pour baiser cette main charmante.
— Et tout cela n’est-ce donc pas séduire ! s’écria madame de la Tournelle.
— Non ce n’est pas séduire, c’est adorer ; j’en prends le ciel à témoin, nulle ambition d’amour n’agite en ce moment mon âme, ce que j’éprouve, en me croyant aimé d’un ange aussi pur qu’adorable, dépasse en ravissement tous mes désirs, tous mes rêves ; non… ! plus de bonheur me tuerait.
— Ô mon Dieu ! comment ne pas l’aimer ! dit madame de la Tournelle en levant au ciel ses yeux pleins de douces larmes.
Et la confiance pénétrant dans son cœur, elle répondit par de tendres aveux aux témoignages d’un amour si passionné, et pourtant si respectueux. Parmi une foule de projets aussitôt rejetés qu’enfantés, tant il est difficile d’accorder la prudence avec les intérêts de cet amour tout honnête qu’il fût, une seule chose fut décidée : c’est qu’il fallait se voir, et se voir ostensiblement pour ne pas laisser soupçonner qu’on pût se voir en secret.
— On cache un caprice, dit le roi, mais comme on ne cache point un sentiment qui doit durer toute la vie, il vaut mieux en montrer toute la profondeur que d’en laisser soupçonner la pureté.
Alors comme tous ceux qui aiment, partant d’un faux raisonnement pour faire ce qu’il désirait, le roi prévient madame de la Tournelle qu’il proposera dès le lendemain au duc d’Ayen, au comte de Noailles et à M. de Meuse de l’accompagner chez elle.
— M. de Meuse ! dit madame de la Tournelle avec étonnement.
— Sans doute ; plus il est l’ami de madame de Mailly, plus il est nécessaire de le persuader qu’elle n’a rien à craindre de vous.
Au nom de madame de Mailly et de M. de Meuse, madame de la Tournelle se rappela le mariage que tous deux voulaient faire faire à mademoiselle de Montcravel ; car, il faut l’avouer, l’entretien avait porté jusqu’à présent sur un sujet qui captivait l’âme tout entière de madame de la Tournelle, et sa jeune sœur avait été oubliée : l’aveu qu’elle fit de cet oubli complet était trop flatteur pour n’être pas récompensé. D’abord le roi promit que M. de Chabot n’épouserait point mademoiselle de Nesle ; puis il s’engagea à lui trouver un mari plus jeune et non moins digne de s’allier à l’une des premières maisons de France.
En ce moment l’heure vint à sonner.
— Ah ! mon Dieu ! s’écria madame de la Tournelle.
— Déjà ! dit le roi en regardant la pendule ; excusez-moi, je pars, mais avant, répétez-moi que vous me laisserez revenir demain avec nos amis : invitez de votre côté madame d’Egmont, madame de Mirepoix, madame de Brancas ; je bénirai leur présence en pensant que je leur dois le bonheur de vous voir.
— Mais ne craignez-vous pas ce qu’on peut dire de l’honneur que vous me faites ?
— On en dirait bien davantage si je faisais des folies pour vous rencontrer, ce qui serait inévitable ; et puis, je l’ai toujours remarqué, la méchanceté ne sait que faire de ce qu’on lui livre ; elle ne s’acharne qu’à ce qu’on lui dispute : d’abord on criera au scandale ; puis on dira que je vous aime éperdûment, que vous en êtes flattée, mais pas assez émue pour me faire aucun sacrifice.
— Ingrat ! dit-elle en souriant.
— Eh bien, ils croiront ce qu’ils voudront, reprit le roi en baisant la main de madame de la Tournelle ; pourquoi vivre toujours pour les autres ? Ne verra-t-on pas bientôt qu’une si douce affection ne peut nuire à personne ? Cette manière d’agir sans honte comme sans mystère s’accordait assez avec le caractère loyal et fier de madame de la Tournelle ; elle consentit à recevoir ostensiblement le roi ; cette condescendance lui semblait le prix dû à la discrétion de son amour ; et puis elle se flattait que cet amour pourrait se convertir en amitié par l’habitude de la voir. Le roi était si docile, si modeste, il se contentait de si peu !
Ainsi de tous les piéges de l’amour, le plus dangereux est dans l’abnégation qu’il semble faire de ses désirs.