La Duchesse de Châteauroux/35

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 176-182).


XXXV

UN VOYAGE DE CHOISY


Malgré l’empire que le roi savait si bien prendre sur lui-même, on s’aperçut de l’état violent où il se trouvait. Jamais il ne s’était montré plus sévère ; ses propositions, sa manière d’écouter, de discuter au conseil, ses décisions, tout décelait la mauvaise humeur qui le dominait ; enfin tant d’agitations concentrées le rendirent malade. Il fut obligé de garder le lit deux jours. Pendant ce temps, ses médecins et Lebel eurent seuls la permission d’entrer dans sa chambre, car il craignait de parler de l’affreuse jalousie qui enflammait son sang, et redoutait l’indiscrétion d’un délire de fièvre. Honteux de ne pouvoir surmonter un sentiment si humble, il ne voulait pas qu’on soupçonnât ce qu’il avait éprouvé en apprenant la visite de M. d’Agénois chez madame de la Tournelle.

Le duc de Richelieu, se voyant exclu comme les autres de la chambre du roi, en conclut facilement qu’il ne lui pardonnait pas d’avoir retenu son neveu à Versailles. Il eut grand soin de dire à Lebel, comme par hasard, que la blessure du duc d’Agénois s’étant rouverte, il était hors d’état de sortir de sa chambre et par conséquent de retourner à Paris ; puis il questionna indirectement Lebel pour savoir quelque chose de ce qui se passait entre le roi et madame de la Tournelle ; mais, soit ignorance ou discrétion, Lebel répondit qu’il n’en savait rien.

Le roi est malade : ces mots, répétés de bouche en bouche, arrivèrent bientôt à madame de la Tournelle et la plongèrent dans une inquiétude qui tenait de la folie ; elle écrivit aussitôt au premier médecin du roi pour savoir des nouvelles positives. Celui-ci, craignant de compromettre sa science, répondit d’une manière vague qui fut interprétée de façon à redoubler les craintes de madame de la Tournelle. Enfin, pleurant, s’accusant des souffrance ? du roi, elle s’était renfermée chez elle pour se livrer à ses tristes réflexions et aux combats les plus pénibles.

Dans son chagrin, elle sent qu’elle n’a plus rien à dire au roi ; qu’il faut lui céder ou le fuir pour toujours.

En ce moment on vient lui annoncer que M. Lebel demande à lui parler.

— Faites-le vite entrer, répond madame de la Tournelle ; et, dans son empressement, elle accable Lebel de questions.

— Les médecins ne savent encore quel nom donner à sa fièvre, répond-il, mais il est dans une agitation telle qu’il passe toutes les nuits sans dormir.

— Vous le veillez, n’est-ce pas ? ah ! ne lui laissez pas faire d’imprudence ?

— Cela n’est pas facile, madame, car, malgré toutes mes représentations, je n’ai pu l’empêcher d’écrire.

En parlant ainsi, Lebel tire de sa poche un billet dont s’empare vivement madame de la Tournelle.

Lebel se retira vers la porte du salon pour la laisser lire plus librement ce peu de mots :

« Il est des rivalités impossibles, madame, et des tourments dont l’excès même doit amener la fin ; il faut que vous décidiez de mon sort, que je vous consacre ma vie, ou que je cesse de vous voir. N’écoutez que les intérêts de votre cœur, quel que soit son arrêt, je le respecterai.

» Viendrez-vous à Choisy ? irai-je y cacher mon bonheur ou mon désespoir… Prononcez ; j’attends en tremblant votre réponse ?

» louis. »

Après avoir lu ce billet, madame de la Tournelle se leva précipitamment, comme pour échapper à de cruelles réflexions ; et, prenant une plume, elle écrivit :

« Je serai du voyage de Choisy. »

Le lendemain toute la cour se réjouissait du mieux qu’éprouvait le roi ; les médecins lui trouvaient bien encore un peu de fièvre, mais il s’obstinait à leur prouver que c’était l’effet d’un simple rhume, et qu’une matinée passée à la chasse dissiperait complètement son mal de tête. Il donna l’ordre de laisser entrer dans sa chambre plusieurs des personnes qu’il recevait habituellement, et voulut voir la reine et ses enfants pour les rassurer sur sa santé. Le duc de Richelieu fut un des premiers à profiter de la permission de voir Sa Majesté. Il avait très-bien deviné la cause de la maladie, mais il ignorait encore celle d’une si prompte guérison, lorsqu’un mot du roi à M. de Meuse sur le prochain voyage de Choisy l’éclaira subitement.

— Songez, dit-il à propos de la liste des invitations, que le voyage doit-être très-bien composé.

— Elle en est donc, pensa le duc ; et il soupira de pitié à l’idée du coup qui allait frapper le malheureux d’Agénois.

Le duc d’Estissac fut chargé par le roi d’aller proposer à mademoiselle de la Roche-sur-Yon, princesse du sang, le voyage de Choisy ; M. de Villeroy remplit la même mission près de la duchesse d’Atin. Toutes deux acceptèrent.

Encouragé par ce premier succès, il fit aussi parler à la duchesse de Luynes, dame d’honneur et amie intime de la reine ; mais elle éluda la proposition. Le roi, piqué de ce procédé, s’adressa au duc de Luynes, qui sollicitait depuis longtemps le cordon bleu. Louis XV lui dit, moitié sérieusement, moitié en plaisantant, qu’il invitait la duchesse de Luynes au voyage de Choisy. Le duc s’inclina profondément pour toute réponse, puis il alla trouver M. de Meuse, et le pria de faire agréer au roi sa peine et son refus.

Cet acte d’une vertu antique était la plus sévère critique des amours du roi, et devait cruellement offenser madame de la Tournelle. Louis XV en conçut un vif ressentiment : la promotion du duc de Luynes à l’ordre du Saint-Esprit fut retardée de plus d’une année[1].

Madame la duchesse de Ruffec consentit à remplacer la duchesse de Luynes ; et le lundi suivant le roi monta dans sa gondole[2] avec mademoiselle de la Roche-sur-Yon, la duchesse de Chevreuse, qui ne partageait point la sévérité de sa belle-mère, la marquise de Flavacourt, le prince de Soubise, le duc de Villeroy et… la marquise de la Tournelle.

Ils avaient été précédés des ducs de Bouillon, de Villars, d’Estissac, du prince de Tingri, du maréchal de Duras, de M. de Meuse, de Damville, et de tous les gentilshommes de service.

Le duc de Richelieu s’était excusé de n’être pas du voyage par l’obligation de soigner son neveu, dont l’état pouvait empirer.

Si la jalousie n’était de tous les sentiments le plus féroce, Louis XV aurait éprouvé le besoin de témoigner quelque intérêt pour les souffrances de tous genres qui accablaient alors le duc d’Agénois, mais il n’eut pas la fausseté de dire un mot gracieux pour lui, et le duc de Richelieu, chez qui l’ambition du courtisan ne l’emportait pas toujours sur les devoirs de l’ami, ne dissimula point la préférence qu’il accordait en cette circonstance aux peines du vaincu sur les plaisirs du triomphateur.

Arrivé à Choisy, le roi fit un quadrille, les dames jouèrent au cavagnole. Le souper fut sérieux ! madame de la Tournelle, intimidée, confuse, ne proférait pas un mot. Le roi était dans un trouble visible : la tristesse de madame de la Tournelle changeait en crainte l’espérance que sa présence à Choisy avait fait concevoir à Louis XV.

C’était une situation embarrassante pour tout le monde.

À force de débats entre sa vertu, sa raison et son cœur, la tête de madame de la Tournelle s’égara au point de commettre une inconséquence inexplicable. On avait préparé pour elle l’appartement de Mademoiselle, à côté de la chambre bleue, ainsi appelée à cause du lit, des meubles et de la tapisserie en soie bleue et blanche filée et brodée par madame de Mailly. Ce voisinage lui inspirant une foule d’idées pénibles, elle s’approcha après le souper de la duchesse de Chevreuse, dit qu’on lui avait donné une trop grande chambre, et pria la duchesse de la prendre et de lui céder la sienne.

Madame de Chevreuse, que la proposition fit sourire, répondit qu’elle n’était point chez elle à Choisy, et qu’elle ne pouvait céder son appartement que par l’ordre du roi.

La réponse était facile à prévoir ; il fallait tout le désordre d’esprit de madame de la Tournelle pour la porter à une semblable démarche ; mais au moment de tenir sa parole, une terreur invincible s’empara d’elle ; les mépris du monde, l’abandon, les remords, l’enfer lui apparaissent, la religion, la pudeur l’enchaînent, elle ferme les verrous des portes de sa chambre ; puis, se prosternant devant une madone du Corrége, elle demande à la sainte vierge le courage de rester pure au milieu de tant de séduction ; exaltée par le péril, par les larmes, par la ferveur de sa prière, elle reste plus d’une heure à genoux, espérant fléchir le ciel qui la menace !… Mais elle entend marcher dans le petit salon qui précède sa chambre !… la clef tourne dans la serrure… la porte fermée aux verrous résiste… une affreuse palpitation saisit madame de la Tournelle… son sang reflue vers son cœur, un nuage brûlant obscurcit ses yeux… elle tombe évanouie.

Lorsqu’elle se ranima, le plus profond silence régnait dans le château ; ses craintes, ses palpitations étaient calmées ; mais une oppression douloureuse l’empêchait de respirer, et des remords, bien différents de ceux qui venaient de l’accabler, tourmentait sa conscience amoureuse.

En proie aux plus cruelles agitations à toutes ces inconséquences du cœur qui font un égal supplice de ce qu’on accorde et de ce qu’on refuse, madame de la Tournelle passa la nuit sur un canapé près du feu. Vers sept heures du matin, la fatigue de tant de sensations diverses, l’accablement qui succède aux larmes, la firent céder au sommeil.

Mademoiselle Hébert vient à l’heure ordinaire pour ouvrir les volets de la chambre de sa maîtresse. Mais elle ne peut entrer, le bruit de la porte qui résiste éveille madame de la Tournelle, elle court tirer les verroux.

— Madame la marquise ne s’est point couchée ! s’écria mademoiselle Hébert avec étonnement, aurait-elle été malade.

— Oui, j’ai un peu souffert… j’ai eu le frisson… je me suis approchée du feu… et le sommeil m’aura surprise…

Pendant que madame de la Tournelle lui répond, mademoiselle Hébert cherche à expliquer l’étrange insomnie de la maîtresse, dont le visage ne trahissait ni l’embarras, ni la honte, une mélancolie profonde s’y faisait simplement remarquer.

En cet instant, madame de Flavacourt ayant appris qu’il faisait jour chez sa sœur, envoya lui dire qu’elle allait venir prendre son chocolat avec elle la bonne et belle poule[3], ainsi qu’on l’appelait, était sans contredit de toutes les habitantes du château de Choisy, la seule qui eût osé tenter cette demande, toute autre l’aurait supposée trop indiscrète ; mais madame de Flavacourt, si naturellement sage dans sa conduite, ne soupçonnait jamais celle de personne. La résistance que madame de la Tournelle avait jusqu’alors opposée aux désirs du roi lui semblait devoir être éternelle, et, comme on respectait sa tendre estime pour sa sœur, elle ignorait les médisances et les plaisanteries malignes auxquelles donnait lieu le voyage de Choisy.

En apprenant que sa sœur ne s’était point mise au lit de toute la nuit, elle vanta cet excès de prudence, tout en le trouvant inutile.

— Car, lorsqu’une résolution est connue pour être sincère, ajouta-t-elle, on peut tenter de la combattre, mais un homme d’honneur n’essaye jamais d’en triompher par force ; et d’ailleurs le roi connaît trop bien les devoirs de l’hospitalité. Où pensez-vous qu’il soit en ce moment, ma chère ? (Madame de la Tournelle garda le silence.) Il est en pleine forêt de Senart ; il a commandé ce matin la chasse de si bonne heure, que ces messieurs baillaient et avaient les yeux à peine ouverts quand ils sont montés à cheval. Heureusement le brouillard s’est dissipé, l’air n’est pas trop froid, et cette fureur de chasse ne sera funeste qu’aux chevreuils de la forêt. Pour mon compte, j’en suis charmée, nous aurons plus de temps pour songer à notre toilette, car le roi ne doit revenir que pour l’heure du dîner. Si nous allions faire une promenade dans le parc après déjeuner !

— J’en serais ravie, car j’ai besoin de prendre l’air.

— Eh bien, mademoiselle Hébert, apprêtez les pelisses, les manchons et des souliers fourrés. Nous irons sur la terrasse du midi.

Mademoiselle Hébert sortit.

— Maintenant que nous voilà seules, il faut vous l’avouer, chère Marianne, je brûle de voir cette fameuse chambre que notre pauvre sœur s’est plu à orner de son propre ouvrage, elle est à côté de la vôtre, entrons-y.

En disant ces mots, madame de Flavacourt se leva, sa sœur la suivit, et toutes deux se livrèrent à de tristes réflexions à l’aspect de cette chambre maintenant déserte, et de ces riches tentures qui brillaient encore du plus vif éclat, lorsque celle qui les avait brodées se flétrissait dans les larmes.

— Savez-vous bien que la vue de cette chambre abandonnée comme celle qui l’habitait est la meilleure leçon qu’une femme puisse recevoir ? dit madame de Flavacourt. Je vous assure qu’en observant ce qui reste d’une semblable intimité, on n’en est pas fort envieuse… Que peut-on devenir après avoir tout donné, son amour, son honneur, à celui qui n’aime plus ?

— Il faut mourir, répondit madame de la Tournelle d’une voix étouffée.


  1. Vie privée de Louis XV.
  2. Espèce de grande calèche fermée seulement par des glaces et fort à la mode à la cour pour les voyages aux différents châteaux.
  3. Petit nom que le roi donnait à madame de Flavacourt, à cause de sa sollicitude maternelle.