La Duchesse de Châteauroux/36
XXXVI
ILS SONT BROUILLÉS
Dès qu’on aperçut madame de la Tournelle et sa sœur se promenant sur la terrasse du bord de l’eau, chacun sempressa de venir les saluer. La curiosité avait au moins autant de part que la politesse dans cette démarche, et madame de la Tournelle fut cruellement humiliée en remarquant les regards inquisiteurs qui se portaient sur elle ; sa pâleur, son abattement s’accordaient avec les conjectures ; mais cette sorte de dignité calme qu’on ne saurait conserver après avoir failli, la simplicité de ses manières, de sa conversation, rien ne décelait en elle un secret embarrassant. Il fallut donc attendre le retour du roi pour savoir à quoi s’en tenir.
— Est-il vrai que notre aimable gouverneur nous ménage une foule de plaisirs pour ce soir ? demanda la duchesse de Chevreuse au comte de Goigny[1].
— En vérité, mesdames, si vous ne vous amusez pas, ce ne sera point notre faute ni celle du roi ; il nous a ordonné de vous arranger une soirée très-divertissante, c’est-à-dire absolument contraire à celles dont un pompeux ennui fait tous les frais à Versailles. Vous aurez le fameux escamoteur, un vaudeville de Vadé et un pas de ballet, sans compter plusieurs charmantes petites surprises dont ma discrétion ne me permet point de parler. L’intendant des menus-plaisirs a fait merveille, son petit théâtre de salon est on ne saurait mieux arrangé. Et puis, trêve d’étiquette, des fauteuils pour tout le monde, et chacun pourra applaudir ou rire à son gré.
— Quel plaisir ! s’écria madame de Chevreuse, et que j’ai bien fait de ne pas écouter mes grands parents !
— Ah ! c’est une révolte indispensable quand on veut s’amuser, reprit en riant M. de Coigny.
— Je ne sais d’où vient tant d’acharnement contre le séjour de Choisy, dit la duchesse de Ruffec, il n’est rien tel, en vérité, que les prudes pour soupçonner le mal. Elles ont une répugnance à croire qu’on puisse se divertir innocemment, qui donne fort à penser sur les plaisirs qu’elles se permettent.
Alors chacun médit, plus ou moins, des personnes qui médisaient dans le même moment des loisirs du château de Choisy. Malgré ce sujet intarissable, la conversation se soutenait avec peine. L’arrière-pensée de savoir jusqu’à quel point il fallait s’attacher à la fortune de madame de la Tournelle préoccupait la plupart des esprits. Il était possible que le roi revînt de mauvaise humeur contre elle, ou bien qu’il fût plus ardent à vaincre ses scrupules.
L’embarras de savoir où la faveur va se fixer est le seul tourment insupportable d’un courtisan : c’est dans cette occasion périlleuse que son génie s’exerce, qu’il s’évertue à deviner où il doit porter ses flatteries ; car dès que la chance se décide, il ne délibère plus ; érigeant en devoir son amour pour le crédit, il lui voue un culte et se croirait coupable de lui dérober le moindre hommage.
Madame de la Tournelle était trop absorbée par ses sentiments pour observer les effets de cette incertitude comique et la singulière prudence qu’elle provoquait.
En revenant de la promenade, des groupes se formèrent dans les salons ; les moins dissimulés chuchotaient en la regardant, tandis que les autres se retiraient peu à peu, hésitant à donner leur avis sur un mystère qui leur semblait inexplicable.
Les soins de leur parures obligèrent bientôt les femmes à se séparer ; l’étiquette étant bannie du château de Choisy, les robes de la cour n’y étaient point admises, mais l’élégance y devait remplacer la richesse des vêtements ; il y avait une sorte d’émulation de bon goût qui tournait au profit de la beauté. C’est là qu’on lançait une mode nouvelle, elle était quelquefois discutée, critiquée ; mais quand elle obtenait le suffrage des autorités en ce genre, on la voyait bientôt adoptée par toutes les jolies femmes de la cour et de la ville.
On est quelquefois novateur sans y penser. Dans l’agitation où se trouvait madame de la Tournelle, elle avait oublié de commander la guirlande qui devait aller avec la robe de satin blanc, garnie de dentelles, destinée à être mise ce jour-là ; mademoiselle Hébert se désolait de cet oubli.
— Comment allons-nous faire ? disait-elle d’un accent douloureux ; madame la marquise n’a pas voulu qu’on apportât son écrin, ni fleurs, ni plumes, ni bijoux, que va-t-elle mettre dans ses cheveux ?
— Rien, mademoiselle Hébert.
— Cela n’est pas possible, madame serait la seule. Les femmes de chambre de la princesse, celles de madame la duchesse de Chevreuse, viennent de me montrer de quoi faire des coiffures charmantes à leurs maîtresses, et ce serait dommage de voir madame moins parée que ces dames.
— Qui sait ? une coiffure toute simple va quelquefois mieux que celle qui a coûté bien de la peine à faire ; d’ailleurs je n’ai pas le choix, et je me console de ce petit malheur en pensant que mon mal de tête s’en trouvera fort bien.
— Au fait, madame a de si beaux cheveux !
Et mademoiselle Hébert, voyant sa maîtresse si bien résignée à n’être que jolie, n’osa plus gémir sur l’oubli de la guirlande, et s’appliqua à faire croire au coiffeur de la cour que la dernière mode excluait toute espèce d’ornemens dans les coiffures en cheveux.
Madame de la Tournelle faisait agrafer sa robe lorsque le galop de plusieurs chevaux se fit entendre dans les cours du château : C’est le roi, pensa-t-elle, et son émotion devint si vive qu’elle fut obligée de s’asseoir. On acheva de l’habiller sans qu’elle y prît garde ; mais sa taille était si belle, et sa robe si bien faite pour sa taille ; il y avait tant d’harmonie entre le brillant du satin et l’éclat de sa peau ; son col gracieux, ses épaules si blanches, gagnaient tant à n’être point cachés sous un riche collier, que mademoiselle Hébert fut obligée de convenir que jamais sa maîtresse n’avait été plus à son avantage.
— Voici le roi de retour, vint dire madame de Flavacourt à sa sœur ; le comte de Noailles, que je viens de rencontrer, prétend que la chasse n’a pas été bonne ; M. de Guerchy est tombé de cheval, sans se blesser pourtant, enfin le roi les a fait tous courir impitoyablement ; ils se sont fatigués et fort peu amusés, à ce qu’il paraît : j’ai peur que la soirée ne s’en ressente. Madame de Ruffec m’a prévenue que, malgré l’extrême liberté qu’on a la prétention d’établir ici, il faut que le roi nous trouve toutes dans le grand salon, quand il sortira de ses appartements, après s’être habillé : c’est l’usage, il cause quelques moments avant le dîner, la chasse fait les frais de la conversation, puis les plaisirs de la soirée commencent, et c’est alors seulement qu’on peut juger du séjour de Choisy.
— Me voilà prête, descendons, dit madame de la Tournelle.
Et elle suivit madame de Flavacourt en tremblant, car elle redoutait également les reproches ou le silence du roi. On eût dit que chacun partageait son agitation, tant on était impatient de surprendre le premier regard ou le premier mot que le roi lui adresserait.
Les portes de son appartement s’ouvrirent ; il parut enfin, salua d’abord la princesse de la Roche-sur-Yon et les duchesses d’Antin et de Ruffec, demanda aux autres comment elles se portaient, et dit à madame de la Tournelle :
— On ne saurait s’inquiéter de votre santé, madame, car on se porte toujours bien quand on est aussi belle.
Et pourtant elle souffrait le martyre.
Lorsque le roi avait commandé le voyage de Choisy, lui-même avait composé la liste, assigné les places, et présidé à l’ordre des plaisirs qui devaient se succéder pendant le séjour. Le marquis de Meuse et le gouverneur s’étaient appliqués à remplir leurs instructions, et il n’était plus temps d’y rien changer ; aussi lorsqu’on ouvrit les portes de la salle à manger, le duc d’Ayen offrit sa main à madame de la Tournelle, pendant que le roi conduisait la princesse à table où elle devait être assise à sa droite, et madame de la Tournelle à sa gauche.
C’était la première fois qu’une semblable faveur s’obtenait à ce prix ; on crut que le roi, habile à dissimuler, cachait sa reconnaissance sous une froideur feinte ; mais il y avait tant d’amertume dans son sourire, tant d’ironie dans sa politesse, qu’on devinait à travers les généralités, les mots les plus insignifiants qu’il disait, le ressentiment d’un cœur profondément blessé.
Cependant, il adressa plusieurs fois la parole à madame de la Tournelle, lui offrit de différentes choses qui se trouvaient sur la table ; mais elle n’accepta rien, l’oppression qu’elle éprouvait ne lui permettant pas de manger. Pendant ce temps la duchesse de Chevreuse, M. de Coigny et le marquis de Jumilhac, usant de la permission de causer sans être obligés d’attendre les questions du roi pour oser parler, débitaient des histoires amusantes, souvent interrompues par de bonnes plaisanteries ou des réflexions malignes.
— En entendant raconter de telles aventures, dit la duchesse de Chevreuse, je regrette doublement que le duc de Richelieu soit retenu à Versailles ; je suis sûre qu’il en sait, sur tout cela, encore plus que nous. Quelle manie à lui de prendre les rôles d’oncle de si bonne heure ! il joue encore si bien ceux de jeune premier !
— Soyez tranquille, madame, il y reviendra.
— Cela n’est peut-être pas fort à souhaiter, dit la duchesse d’Antin, ses amours ont déjà fait assez de ravages, vraiment.
— Il en faut convenir, dit madame de Jumilhac, mais aussi qu’il est parfait en amitié ! c’est une chose remarquable qu’on paisse allier tant de légèreté d’esprit à tant de qualités solides ; il y a deux ou trois hommes en lui.
— Fort heureusement l’homme aimable domine, dit madame de Chevreuse, c’est une vérité que ses tendres ennemies elles-mêmes ne contestent pas, et puis on cause si facilement avec lui ; point de restrictions, point de vaine hypocrisie ; il sait tout ce qu’on pense, tout ce qu’on fait, tout ce qu’on veut faire ; c’est comme un miroir qui réfléchit toutes les pensées, tous Les événements, rien n’est plus commode ; s’il était ici, je suis certaine qu’il nous dirait par quel motif La comtesse de Saint-Sevran refuse aujourd’hui d’épouser Le marquis de Brevanne, et comment il se fait qu’ayant fort bien accueilli son amour, elle ait attendu la veille du mariage pour déclarer qu’elle ne serait point sa femme.
— Rien n’est si facile à expliquer, dit le roi, c’est l’effet d’une antipathie qui ne se raisonne pas. L’esprit de madame de Saint-Sevran rendait sans doute justice au mérite de M. de Brevanne, son cœur était touché de l’amour qu’elle lui inspirait, elle a cru que cela suffisait au bonheur d’une union intime, puis elle s’est aperçue qu’elle se trompait : il est de certaines répugnances qu’on ne saurait ni prévoir ni vaincre.
À ces mots, des larmes obscurcirent les yeux de madame de la Tournelle, elle se baissa, sous prétexte de ramasser son éventail, et elle essuya furtivement ses yeux. Le roi ne regardait point de son côté et continua à causer avec madame de Chevreuse ; celle-ci était en veine de saillies, la retenue obligée à la cour ne lui avait jamais offert l’occasion de se montrer au roi dans toute la gaieté, la folie de son caractère ; et elle gagnait beaucoup à la liberté de conversation permise à Choisy. C’était une preuve d’esprit de la part du roi que d’avoir ainsi fondé un asile à la pensée, où l’on pouvait impunément être spirituel, et contrarier franchement l’avis du maître, où il n’était pas réduit à l’ennui de questionner pour entendre la voix de ceux qui L’entouraient, et où L’usage et le bon goût, plus encore que le respect, interdisaient toute familiarité sans nuire à la confiance et à l’enjouement.
Madame de Chevreuse disait tout ce qui lui passait par la tête. L’était une nouveauté piquante : le roi parut s’amuser beaucoup, et la duchesse, encouragée par l’effet qu’elle produisait, redoubla de folies. Alors l’inquiétude la plus vive s’empara du cœur de madame de la Tournelle ; elle crut madame de Chevreuse destinée à consoler, ou du moins à venger le roi d’un refus qui blessait sa fierté. L’idée de perdre par sa faute l’amour de celui qu’elle adorait la livrait à des souffrances au-dessus de toutes celles qui déchiraient déjà son cœur.
Dans cette crise douloureuse, l’orgueil seul la soutint ; elle frémit de laisser soupçonner son martyre aux personnes qui s’en réjouiraient ; et, profitant du droit d’établir une conversation à côté de celle du roi et de madame de Chevreuse, elle se mit à causer avec le comte de Noailles et M. de Coigny de choses intéressantes, parla de Voltaire, du roi de Prusse, prédit comment finirait la camaraderie littéraire de ces deux grandes puissances, s’étonna que la vanité pût aveugler un esprit aussi supérieur, au point de lui faire croire à la possibilité de dire la vérité à un roi poëte, et dit à ce sujet une foule de choses profondément senties, et d’autant mieux exprimées qu’une fièvre de jalousie redoublait son éloquence.
À ces deux noms, dont elle connaissait le pouvoir sur l’esprit du roi, il n’avait plus rien écouté des frivolités piquantes que disait la duchesse de Chevreuse, et pourtant il n’avait pas cessé de la regarder ; aussi la duchesse continuait-elle, persuadée qu’elle captivait toujours son attention : la plupart des convives le croyaient aussi, et la plaçaient déjà au rang de favorite.
Mais après cet effort d’un esprit exalté par les tortures de l’âme, madame de la Tournelle retomba dans l’accablement.
Au sortir de table, elle trouva dans le salon le marquis d’Argenson, MM. Orry, de Ghavigny, Dumesnil, Duverney, et enfin tous ceux du conseil du roi connus par leur dévouement pour elle.
Le talent de notre divin Molière aurait tiré un bon parti de cette situation, s’il avait pu voir les empressements im fidèles des premiers venus, témoins de ce qui venait de se passer au dîner, et la galanterie ambitieuse des ministres, qui savaient devoir l’honneur d’être invités à cette fête intime à la seule protection que leur accordait madame de la Tournelle. Ces deux cours rivales, formées inopinément, offraient un spectacle étrange, et des incidents dignes de la scène.
Les nouveaux arrivés mirent la tristesse de madame de la Tournelle sur le compte d’un embarras commandé par la bienséance, et ils soupçonnèrent d’autant moins le ressentiment du roi contre elle, que tous les plaisirs de la soirée lui étant dédiés, chaque moment lui apportait un nouvel hommage.
On passa dans la salle où était le petit théâtre ; le roi donna encore la main à la princesse de la Uoche-sur-Yon, el il se trouva placé, de même qu’à table, entre elle et madame de la Tonrnelle.
- ↑ Le comte de Coigny était alors gouverneur du château de Choisy. (Alm. royal, 1743.)