La Duchesse de Châteauroux/38

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 196-202).


XXXVIII

L’INCERTITUDE


LE DUC D’AYEN.

Eh bien, la chasse est donc décommandée ?

LE COMTE DE COIGNY.

Oui, monsieur le duc, le roi vient d’ordonner que les gondoles fussent prêtes à midi. Il veut aller se promener avec ces dames, si le temps le permet

LE DUC D’AYEN.

Le temps ! il est déjà fort clair, et le soleil ne tardera pas à paraître.

LE COMTE DE COIGNY.

Au retour, le roi travaillera avec les ministres.

LE DUC D’AYEN.

Décidément il veut régner par lui-même.

LE COMTE DE COIGNY.

Mais ce doit être assez amusant ; à sa place, je m’en donnerais le plaisir.

LE DUC D’AYEN.

Sais-tu bien, mon cher Coigny, que j’ai souffert pour toi hier ; le roi en voulait terriblement à madame de Chevreuse, et tu faisais une mine…

LE COMTE DE COIGNY.

Je n’en fais pas mystère, lorsqu’il faut combattre contre tant de puissance, je me regarde comme vaincu ; tant qu’un roi tel que le aôtre n’a pas fixé son choix, il n’est pas un pauvre amoureux qui puisse dormir tranquille ; ce n’est pas que je convienne que je sois épris de madame de…

LE DUC D’AYEN.

lit qu’est-ce qui se donne la peine de convenir d’un secret que personne n’ignore ? Mais enfin, toi que cela touche de plus près qu’un autre, conçois-tu quelque chose à ce qui se passe ici ; d’Eduville assure que le roi est décidément brouillé avec madame de la Tournelle ; il prétend avoir làdessus des renseignements positifs. Madame de Ruffee pense qu’ils se sont raccommodés hier au moment où elle a reçu les tablettes.

LE DUC GÈVRES.

J’en doute ; ils ne se sont pas dit deux mots pendant tout le souper : je ne les ai pas perdus de vue, et j’en puis répondre : ma foi, je commence à croire ce que dit madame de Flavacourt.

LE COMTE DE COIGNY.

Que le roi ne sera jamais heureux près de madame de la Tournelle ? Ah ! mon Dieu ! vous me faites frémir. Si elle persiste a être cruelle, j’en connais qui ne le seront pas, et gare à leurs pauvres soupirants ; aussi quelle folie que de s’attacher à une étourdie, à une coquette !…

LE DUC GÈVRES.

Oh ! les plus sages sortiraient difficilement d’une semblable épreuve.

LE MARQUIS DE JUMILHAC.

J’avoue que la conduite de madame de la Tournelle me confond ; mettre toutes les prudes contre elle, et n’avoir point les avantages de sa position apparente, c’est déplorable.

LE MARQUIS DE CROISSY.

Un fait certain, c’est que le voyage a été uniquement arrangé pour madame de la Tournelle ; qu’on a eu beaucoup de peine à la décider à en être, et cependant le roi était de bien mauvaise humeur hier matin ; j’ai cru qu’il se romprait le col dix fois en galopant comme un fou à travers les taillis, en sautant des fossés, en faisant caracoler son cheval d’une manière effrayante. Ah ! la vie ne l’amusait pas hier, je vous l’assure, il avait trop envie de la risquer.

LE COMTE DE COIGNY.

Nous sommes tous ainsi quand nos amours vont mal.

LE VICOMTE DE ROHAN.

Le croyez-vous fort amoureux ? moi j’en doute ; il prend goût aux affaires ; d’Àrgenson prétend qu’on ne peut plus lui rien faire signer de confiance ; qu’il passe des heures à lire la correspondance, à s’instruire de beaucoup de choses auxquelles il n’a jamais pensé, tout cela ne s’accorde pas avec les langueurs de l’amour.

LE DUC D’AYEN.

Erreur : il est sous l’influence d’une ambition féminine qui lui commande la gloire ; et le désir de plaire triomphe seul de sa paresse. Ces maudites femmes ont un empire sur nous !… ce n’est pas que nous autres, gens d’épée, nous ayons rien à craindre de celui que madame de la Tournelle peut prendre ; elle aime l’éclat, les grandeurs, la renommée : et je parierais bien que, si son règne s’établit, grâce à elle nous verrons avant un an le roi à la tête de ses armées.

LE DUC D’AYEN.

Et que dirait, bon Dieu, le cardinal ?

LE DUC D’AYEN.

Bon ! il ne sera plus là pour nous contrarier.

LE DUC GÈVRES.

Qu’importe ! sa cabale ne mourra pas avec lui, et vous verrez ce qu’elle tentera pour empêcher le pouvoir de revenir aux mains gui l’ont laissé échapper. Il y a de par le monde un certain abbé Couturier qui a voué la plus belle haine à madame de La Tournelle, seulement sur ce qu’il a entendu dire de son caractère noble et indépendant ; s’il la voyait arriver au crédit, cet homme-là serait capable de tout pour se débarrasser d’elle.

LE MARQUIS DE JUMILHAC.

Elle n’y arrivera pas, elle ne ménage point assez ses ennemis.

LE DUC DE GÈVRES.

Ménager des ennemis, et qui obtient jamais rien de cette engeance par la douceur ? Le mieux est de ne s’en pas faire, j’en conviens ; mais, morbleu ! une fois qu’on les a, il faut les braver, sinon ils vous accablent. Voyez Maurepas, comme il est humble devant madame de la Tournelle.

LE VICOMTE DE ROHAN.

À propos, est-il vrai que sa femme ait ici un chargé de pouvoir qui lui rend compte de tout ce qui s’y passe ?

LE DUC GÈVRES.

Si c’est celui que je soupçonne, son rapport d’hier soir aura été fort agréable au ministre, car il m’a quitté convaincu, malgré les arrangements pris, que la duchesse de Chevreuse aurait tous les profits du voyage.

LE COMTE DE COIGNY, vivement.

Que dites-vous ?

LE DUC GÈVRES.

Ah ! pardon, mon cher, j’oubliais… mais enfin quand cela serait, il faut se faire une raison, et la garde qui veille au château de Choisy n’en défend pas les gouverneurs.

LE COMTE DE COIGNY.

Mauvaise parodie !

En ce moment la duchesse de Chevreuse entr’ouvrit la porte du salon où ces messieurs causaient ; elle était dans le négligé le plus élégant, et tenait à la main un bouquet de jacinthes mêlées de jonquilles qui répandaient un parfum très-fort.

LA DUCHESSE DE CHEVREUSE.

Je viens vous demander ce qu’on fait ce matin ?

LE COMTE DE COIGNY, avec dépit.

Mais c’est à vous, madame la duchesse, que nous devrions adresser cette question : on prétend que vous avez dû savoir avant tout le monde les destins de la journée.

LA DUCHESSE DE CHEVREUSE.

En effet, le roi m’avait dit hier qu’il espérait que le temps se maintiendrait beau, que nous pourrions suivre la chasse, et voilà qu’on parle d’aller visiter les ruines du château de Beauté.

LE DUC D’AYEN.

C’est un pèlerinage en l’honneur d’Agnès Sorel, une galanterie de circonstance.

LA DUCHESSE DE CHEVREUSE.

Ce sera ce que cela voudra, mais on devait au moins m’en avertir.

LE COMTE DE COIGNY.

C’est une surprise que le roi vous ménageait, madame ; mais qui a donc été assez heureux pour vous offrir ce beau bouquet ?

LA DUCHESSE DE CHEVREUSE.

Cela n’est pas difficile à deviner. On ne trouve dans cette saison de si belles fleurs que dans les serres de Plaisance ou de Choisy.

LE COMTE DE COIGNY.

Ah ! c’est le roi…

LA DUCHESSE DE CHEVREUSE.

Qui me l’a envoyé tout à l’heure.

LE COMTE DE COIGNY.

Il aurait mieux fait de l’apporter lui-même, n’est-ce pas ?

LA DUCHESSE DE CHEVREUSE.

— Certainement, car je m’ennuyais chez moi à la mort, aussi ai-je pris le parti de descendre.

— Vous vous en repentirez peut-être, dit le duc d’Anville, qui était survenu avec plusieurs autres personnes pendant la conversation.

— Aon, je ne me repens jamais de rien, dit la duchesse en riant : je suis très-fataliste, je crois que succès, revers, peines, plaisirs, tout est écrit là-haut.

— C’est plus commode, dit M. de Coigny ; et il sortit brusquement du salon. Alors chacun se rapprocha de la duchesse, et lui rendit tous les hommages dus à un astre naissant.

Madame de Chevreuse s’enivrait d’encens et d’espérance, lorsque la princesse, madame Ruffec’et madame d’Antin entrèrent portant chacune un bouquet pareil à celui de la jolie duchesse.

Ce fut un véritable coup de théâtre que l’apparition de ces trois autres bouquets. Madame de Chevreuse en resta interdite ; les gens qui l’entouraient, déconcertés dans leur supposition, s’éloignèrent naturellement d’elle pour aller saluer la princesse de la Roche-sur-Yon, et elle se trouva tout à coup abandonnée. Heureusement M. de Coigny n’était point témoin de cette humiliation. Comme son humeur jalouse s’en serait réjouie !

L’incertitude s’empara de nouveau des observateurs, et la crainte de tomber dans quelque bévue irréparable fit prendre tacitement à chacun la résolution de ne faire nulle démarche qui put trahir un préférence, et de ne pas dire un seul mot qui décelât une idée quelconque.

LA PRINCESSE, à madame de Chevreuse.

Pourquoi n’être pas venue prendre votre chocolat avec nous : il était convenu que l’on déjeunerait aujourd’bui chez moi. Je croyais vous l’avoir dit hier en nous quittant.

LA DUCHESSE DE CHEVREUSE.

Je puis affirmer à Votre Altesse qu’elle l’a complètement oublié ; je n’en suis pas moins très-reconnaissante… mais j’en suis désolée…

LA PRINCESSE.

Je le suis bien davantage, vraiment ! vous m’auriez donné votre avis sur les cbiffons qu’on vient de nous apporter de Paris ; il y a entre autres un petit chapeau à plumes roses que madame de Flavacourt et madame de la Tournelle nui trouvé charmant.

LA DUCHESSE DE CHEVREUSE.

Ces dames déjeunaient avec Votre Altesse ?…

LA PRINCESSE.

Certainement ; il ne manquait que vous. Le roi devait aller à la chasse, et nous voulions nous réunir pendant son absence. L’arrivée tl’un courrier l’a forcé à travailler ce matin avec M. d’Argenson ; mais je pense qu’il aura bientôt fini, car il nous a lait prier de nous rendre ici, en disant qu’il allait nous y rejoindre.

LA DUCHESSE DE CHEVREUSE.

Et madame de la Tournelle ?

LA PRINCESSE.

Elle nous suit.

Alors tous les yeux se tournèrent du côté de la porte par laquelle la princesse était venue. Bien’ôt les deux sœurs entrèrent, madame de Flavacourt avait un bouquet de violettes entourées du lilas blanc, celui de madame de la Tournelle était composé de roses et d’héliotropes ; au même instant le cabinet du roi s’ouvrit.

LE ROI, au marquis de Meuse.

Faites savoir au cardinal de Tencin, au contrôleur des finances et à M. Duverney, que je les attends ici avant l’heure du dîner. (En saluant les dames.) En vérité le ciel nous favorise, mesdames ; plus de nuages, un soleil de printemps ; fut-il jamais de plus belle journée !…

À ces mots prononcés avec feu, on vit un visage charmant se couvrir d’une rougeur subite.

LE DUC DE GÈVRES, au marquis de Croissy en lui montrant le roi.

Voyez donc comme il est animé ! quel sourire !… que de joie dans sesyeux !…il ne lui dit rien, et pourtant il ne parle que pour elle. (Bas au comte de Coigny.) Va, mon cher, tu peux dormir tranquille, ta petite duchesse ne régnera pas.