La Duchesse de Châteauroux/37
XXXVII
L’ESCAMOTEUR.
Le vaudeville bien joué, bien écouté, fut très-applaudi : madame de Chevreuse, qui l’avait vu déjà représenter à Sceaux, chez la duchesse du Maine, remarqua, avec son inconséquence habituelle, qu’on en avait élagué toutes les plaisanteries trop lestes, et que cette pruderie affadissait beaucoup l’ouvrage : à ce propos encourageant, le roi lui promit de le faire jouer une autre fois pour elle dans toute sa gaieté primitive ; alors il s’établit entre eux une conversation que madame de Tournelle ne pouvait s’empêcher d’entendre, car elle se passait presque sur ses épaules, ayant le roi à gauche et la duchesse à sa droite. Ce qu’on redoute parait toujours certain : madame de la Tournelle croit reconnaître dans les discours du roi un vif désir de plaire à la duchesse, son malaise redouble. Se sentant près de succomber à ce qu’elle éprouve, elle veut se dérober à l’observation ennemie, et dit tout bas d’une voix altérée :
— Sire, permettez que je me retire, que je cède ma place à madame de Chevreuse.
— Eh ! pourquoi cela, madame ?
— Parce que je me sens mourir… que mon courage est épuisé…
— Vous, madame, vous si forte contre le malheur de celui…
Puis, s’interrompant en voyant le mouvement que madame de la Tournelle fait pour se lever, il la retient par sa robe en ajoutant :
— Au nom du ciel, restez… songez à ce qu’on dirait, vous qui redoutez tant les jugements du monde !
— Grâce, reprit-elle, ménagez-moi… je sens que la raison m’abandonne… si vous saviez !…
— Sa Majesté désire-t-elle que l’escamoteur passe avant ou après le ballet ? vint demander humblement le maître des cérémonies.
— L’escamoteur en premier, répondit le roi.
— Oui, l’adresse avant la grâce, dit M. d’Argenson en regardant madame de la Tournelle, car, après celle-ci, qu’est-ce qui plaît.
— Calmez-vous, dit le roi à voix basse, ma résignation doit vous rassurer.
— C’est elle qui me tue, je ne puis la voir… elle me prouve que jamais…
Ici, l’excès de son émotion empêche madame, de la Tournelle de continuer ; elle ne peut qu’ajouter :
— Vous le voyez… je succombe… il faut que je sorte… d’ici…
— Non, dit le roi en s’emparant de la main qu’elle laisse tomber entre son fauteuil et le sien, non… je vous le défends.
Cet ordre impérieux ranime au même instant les forces de madame de la Tournelle ; pensant que l’amour seul peut rendre si despote, elle serre la main qui la retient en signe de soumission, et un sourire dont le charme ne peut se peindre répond de son bonheur à obéir.
Madame de Chevreuse, qui tient à continuer sa conversation avec le roi, déclare que les tours des escamoteurs lui causent toujours quelque frayeur.
— En général, dit-elle, je redoute les surprises, et surtout les coups de pistolet dont les faiseurs de tours vous étourdissent pour vous empêcher de voir leurs manigances.
— On a pourvu à votre tranquillité, madame, dit le marquis de Meuse ; sachant que l’odeur de la poudre déplaît aux jolies femmes, le roi a ordonné que l’escamoteur vous étonnât sans le secours des armes à feu.
— On reconnaît bien là les soins hospitaliers de notre auguste châtelain, reprit la duchesse.
Puis elle revient sur plusieurs des sujets dont le roi venait de parler avec elle, espérant l’attirer de nouveau dans sa conversation ; mais, l’esprit préoccupé d’une seule pensée, Louis XV ne l’écoutait plus.
— À quoi pense donc le roi ? demanda la duchesse à madame de la Tonnelle, on le croirait endormi ?
— C’est peut-être qu’il rêve, répondit la marquise.
— D’où lui vient cet air absorbé ? il était si gai au dîner ; en vérité, je suis très-fachée de l’avoir vu ici ; à Versailles j’en ai peur, l’idée du maître m’empêche de penser à l’homme aimable : c’est un être à part qui ne m’inspire que du respect et de la gène. Ici je ne le trouve pas moins redoutable ; mais c’est d’une autre manière.
Tout cela fut dit avec le ton mystérieux d’une confidence ; mais assez haut pour être entendu de celui qu’elle flattait.
Madame de la Tournelle porta ses yeux sur Louis XV pour voir l’effet que produisait sur lui un aveu direct ; il continuait sa rêverie : mais l’espèce de magnétisme qui tient au regard qu’on redoute, ou qu’on aime, le tira tout à coup de sa rêverie.
— Vous me parliez ? demanda-t-il à madame de la Tournelle comme s’arrachant à un songe.
— Non, Sire, c’est madame de Chevreuse qui vous disait…
— Moi ! interrompre Votre Majesté an milieu d’une telle préoccupation, dit la duchesse ; je me serais bien gardée d’être indiscrète vraiment, et je ne sais pourquoi madame me prête ce tort, car c’est à elle que je parlais…
— Pardon, madame la duchesse, dit le roi, c’est qu’en effet j’avais l’esprit troublé ; mais voilà l’homme surprenant, il réclame toute notre attention.
Puis il ajouta (oui bas penché vers madame de la Tournelle et d’un ton affectueux :
— Vous souffrez moins, j’espère ?
— Presque plus, Sire.
Après trois grands saluts, l’escamoteur s’établit à sa table couverte d’un drap d’or et de trois énormes gobelets, les muscades obligées parurent el disparurent à son commandemant, puis vinrent les tours de cartes plus étonnants les uns que les autres.
— Nous allons avoir l’honneur de vous offrir du nonveau, messeigneurs et dames, dit l’escamoteur ; si l’un devons daignait me confier sa montre, et l’une de ces dames une bague, |e feur montrerais ce que peut la puissance du grand magicien.
— Tenez, dit le roi, en présentant sa montre.
— Voici la bague, dit madame de la Tournelle. Et le marquis de Croissy prit les deux objets des mains du roi pour les remettre à l’escamoteur. Celui-ci parut les broyer dans un creuset ; on entendit le bruit du verre cassé, celui du marteau qui frappait sur la bague de turquoise gravée.
— Y pensez-vous, not’maître, dit le Paillasse compère, savez-vous bien de qui vient cette montre pour l’arranger ainsi ?
— Ne sais-je pas tout, mon ami Paillasse ? Ne sais-je pas que cette montre est celle du grand Louis XIV, qu’elle m’a été confiée par son digne héritier, le plus respecté des monarques de la terre ?
— Eh bien, si vous savez tout cela, not’maître, pourquoi l’avoir brisée, cette superbe montre ?
— Pour prouver à l’honorable assemblée la fragilité des choses de ce monde, Paillasse.
— Et cette jolie bague, not’maître, n’est-ce pas un meurtre de la faire fondre sur ce vilain réchaud. Ne craignez-vous pas que l’on vous soupçonne de l’avoir escamotée ?
— Le sort de cette bague est écrit là-haut, dit l’escamoteur d’un ton solennel ; de grandes destinées y sont attachées. C’est le premier [anneau d’une chaîne fortunée, un talisman de bonheur, de fidélité, de gloire pour la personne qui la portera.
— Et qui voulez-vous qui s’en pare, not’maître, après l’avoir ainsi mutilée ?
— Imbécile, comment, toi qui as été si souvent témoin des miracles de l’amour, peux-tu douter de sa puissance ?… Allons, va chercher l’amour.
— Vous croyez qu’il se trouve comme cela, not’maître ? mais il faut quelquefois chercher bien bien longtemps avant de pouvoir l’attraper.
— Ne t’inquiète pas, te dis-je, partout où il y a des seigneurs aimables et de belles dames, on est bien sûr de le trouver.
— Si c’est ainsi, je vous le ramène à l’instant.
En effet, Paillasse revient bientôt avec une petite fille costumée en amour et jolie à faire illusion sur le personnage qu’elle représentait. Chacun s’écria :
— C’est un véritable amour !
— Pauvre enfant ! dit madame de la Tournelle ; voyez donc comme elle tremble.
— Il faut l’encourager, dit le roi. Prenez-la, M. de Meuse, nous lui donnerons des bonbons.
L’escamoteur prit l’enfant, la remit dans les bras de M. de Meuse, et l’Amour vint se prosterner aux pieds du roi, qui le releva en lui faisant mille caresses. Toutes les boites de bonbons se versèrent dans la tunique du petit dieu ; il se mit à les dévorer d’une manière fort terrestre, puis il retourna remplir son rôle. Son attitude était bien différente depuis que le roi l’avait embrassé, il avait l’air triomphant. Il déposa d’abord son carquois sur la table ; puis, faisant de grands gestes avec son arc sur les bords du creuset :
— Le grand œuvre est accompli, dit-il d’une voix comiquement solennelle.
— J’en suis charmé, dit le roi, car le sort de la montre héréditaire me donnait quelque inquiétude.
— Le grand œuvre est accompli ! répète le Paillasse avec emphase ; cela est bientôt dit. Mais le creuset est vide ; je n’y vois ni montre ni bague.
— Cela ne peut l’étonner, Paillasse, puisque tu les as vues fondre.
— Comment ! deux si belles choses ne se retrouveraient point ?
— Oui et non, Paillasse ; il se peut que la montre soit tombée aux pieds de madame la marquise, et que Sa Majesté ait la bague dans sa poche.
— Ah ! ceci est un peu fort, dit le roi en tirant la bague de la poche de son habit, tandis que madame de la Tournelle ramasse la montre qui se trouve sur la peau de tigre où se posaient ses pieds.
— C’est un vrai sorcier, s’écria-t-on de toutes parts.
— Et qui peut faire pendre ceux qu’il voudra, dit le roi ; car il fait des voleurs des plus honnêtes gens du monde. Pendant que chacun s’extasiait sur l’adresse de l’escamoteur, madame de la Tournelle admirait cette montre qui était suspendue au chevet du lit de Louis XIV, lorsque su dernière heure sonna.
— Cardez-la jusqu’à demain, dit le roi, pour qu’elle me soit plus chère.
— Non, répondit-elle avec embarras, vous en aurez besoin, peut-être…
— Vrai ! reprit vivement Louis XV dont les yeux étincelaient d’espoir ; ah ! pour que je le croie, il faut que vous même marquiez l’heure…
Alors madame de la Tournelle baissa les yeux, ouvrit le verre de la montre, et ses doigts tremblants firent tourner plusieurs fois les aiguilles sur le cadran ; elle s’apprêtait à rendre la montre au roi, lorsque madame de Chevreuse dit avec instance :
— Par grâce, ma chère, laissez-moi la voir avant de la remettre à Sa Majesté.
Et, en parlant ainsi, elle s’empare de la montre, se récrie sur la beauté des diamants qui l’entourent, sur la manière dont la chaîne est montée.
— Jamais on ne verra une plus belle montre, ajoute-t-elle, mais elle fait bien d’être admirable, car elle va tout de travers.
— Quelle heure marque-t-elle donc ? demanda le roi d’une voix émue.
— Deux heures, et il en est à peine dix, je crois.
— Deux heures ! est-il possible ! S’écria le roi d’un accent qui retentit au cœur de madame de la Tournelle.
— Votre Majesté peut s’en convaincre, dit madame de Chevreuse en remettant la montre au roi. Et il resta longtemps les yeux fixés sur le cadran, comme pour s’assurer qu’il n’était pas le jouet d’une illusion.
— Mais je fais peut-être mal, ajouta la duchesse avec malice, de rendre ce gage avant qu’on ne vous ait remis le vôtre.
— En effet, ma bague !… dit madame de la Tournelle.
— C’est juste ; la voici, madame, reprit le roi. Puis, en baissant la voix :
— Je vous la prête.
En cet instant, l’escamoteur annonça qu’il allait finir par le tour du carquois.
— Vous allez voir messeigneurs et dames, comment ce qu’on fait pour l’Amour est récompensé ; allez, mon petit, allez demander la charité d’un bout de ruban à ces dames. L’enfant détacha son carquois, prit des ciseaux et vint quêter, en prévenant qu’il n’accepterait qu’un échantillon des rubans de différentes couleurs que portaient ces dames. Madame de la Tournelle jeta dans le carquois un nœud de ruban blanc. Il y en eut de bleu, de vert, de rose, d’amaranthe, enfin d’autant de couleurs qu’il y avait de femmes.
L’escamoteur, après les avoir foulés dans le carquois, les fit disparaître sous ses gobelets ; puis il les brûla sur un réchaud d’où s’exalèrent des parfums. Enfin la métamorphose opérée, l’Amour posant son carquois en forme de pyramide, pria M. le gouverneur de vouloir bien venir lever le carquois, en promettant toutefois d’obéir au commandement de l’Amour.
— Au ruban rose ! cria l’enfant.
Et le comte de Coigy, levant le carquois, y trouva une aigrette en diamants qu’il présenta à la princesse ; chaque couleur appelée successivement, il se trouva un riche présent sous le carquois, et M. de Coigny le porta à sa destination.
— Voilà un Amour généreux et galant comme un roi, dit la duchesse de Ruffec.
— Au ruban blanc ! cria l’Amour.
Et le gouverneur vint offrir à madame de la Tournelle des tablettes d’ivoires garnies d’or ; un camée antique, représentant les noces de Psyché, décorait un des côtés ; de l’autre, une peinture sur émail montrait Charles VII aux pieds d’Agnès Sorel.
Au bas de ce médaillon étaient gravés en caractère gothiques ces vers inscrits par François Ier au bas du portrait d’Agnès Sorel.
Plus de louange et d’honneur tu mérites,
La cause étant de France recouvrer
Que ce que peut dedans un cloître ouvrer,
Close nonain, bien dévots hennîtes.
— Ce sont des vers de roi, dit Louis XV d’un ton humble pendant que madame de la Tournelle les lisait, mais c’est la pensée d’un bon Français.
— Et la flatterie la plus enivrante, répondit-elle.
Le pas de ballet commença ; la Camargo parut aussi légère, aussi gracieuse que dans ses débuts ; sa grâce ravit tout le monde, et elle fut surtout fort applaudie par les deux personnes qui pensaient le moins à la regarder.
Le roi éprouve une agitation qui tient de la fièvre ; il n’ose parler, tant il se méfie de sa raison, à peine prend-il soin de faire les honneurs du souper, lui qui s’était montré si gracieux, si brillant au dîner, on vante les plaisirs de la soirée, on l’accable de remercîments pour les charmantes surprises du dernier tour de l’escamoteur, on ne peut obtenir de lui la moindre attention à ce qui se dit. La voix seule de madame de la Tournelle peut le sortir de sa pensée.
— Permettez-nous, Sire, dit-elle, de faire venir ce pauvre Amour pour remplir son carquois de bonbons, nous lui devons bien quelque reconnaissance.
— Ordonnez, dit le roi.
L’enfant, conduit par M. de Meuse, arriva bientôt ; les femmes mirent dans son carquois tout ce qui se trouvait sur les assiettes montées ; le roi y jeta sa bourse pleine d’or, et tous les courtisans, cherchant à imiter la générosité du maître, substituèrent un double louis au chocolat que renfermaient les papillotes à devises.
Cette petite fille, si choyée, si heureuse, qui depuis fit tourner tant de têtes, s’appelait mademoiselle Guimard.