La Duchesse de Châteauroux/40

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 207-211).


XL

LA SOIRÉE


Si madame de la Tournelle avait pu douter de l’amour du roi, la manière dont elle fut accueillie à son entrée dans le salon l’aurait suffisammenl rassurée. Elle seule n’avait point souffert de la pluie, et la sollicitude de tous était pour elle ; c’était à qui lui témoignerait de l’intérêt, tandis qu’on pensait à peine à s’informer de ce que ressentaient, les autres femmes d’une inondation dont elles avaient supporté tous les inconvénients.

Le roi resta longtemps enfermé avec les ministres ; lorsqu’il sortit de son cabinet, sa figure avait une expression de tristesse qui frappa madame du la Tournelle : elle attendit qu’on fût à dîner pour lui dire sans être entendue de tout le monde :

— Qu’avez-vous ? quelque chose vous afflige ?

— Oui, répondit-il, la seule qui puisse m’attrister aujourd’hui.

— Le cardinal de Fleury serait-il plus mal ?

— Hélas ! oui ! ce malheur, quoique prévu depuis longtemps, me sera fort sensible. C’est mon plus vieil ami, et, malgré les reproches que j’ai peut-être droit de lui faire, je sens qu’il n’y a qu’un être au monde qui puisse me consoler de sa perte.

— J’étais fière de votre joie, et votre douleur me touche plus encore ; que puis-je pour l’adoucir ?

— Me donner les moyens de vous en parler souvent, de vous voir tous les jours sans contrainte. J’ai promis d’être demain matin à Issy. L’évêque de Soissons est chargé de prévenir le cardinal de ma visite, d’y donner un prétexte pour qu’elle ne l’éclaire point sur son danger. Ce sera une bien douloureuse entrevue, hélas ! peut-être la dernière !… Je me rendrai de là à Versailles. Faites que je vous trouve établie dans l’appartement qui est au-dessus du mien. Les ordres seront donnés à cet effet.

— Mais, Sire, ne craignez-vous point ?…

— Je ne crains au monde que d’être loin de vous. D’ailleurs, M. de Vauréal est rappelé ; il lui faut son appartement au château. C’est une raison excellente…

— Pour le lui rendre, interrompit madame de la Tournelle : mais qui ne motive pas…

— Il est vrai, dit le roi en soupirant, rien ne vous force à occuper celui que je vous offre, si ce n’est le désir que j’en ai.

— Et cela ne suffit-il pas ? reprit-elle avec un sourire qui semblait venir du cœur.

Quand le roi parlait particulièrement à une personne quelconque, il était d’usage de causer d’un autre côté, pour n’avoir pas l’air de chercher à entendre ce qu’il disait : et cet entretien ne fut point troublé ; M. d’Argenson ayant appris à plusieurs de ses amis l’état de faiblesse où se trouvait le cardinal, la tristesse du roi fut bientôt expliquée ; elle était sincère, mais que pouvait un regret d’amitié contre le bonheur qui remplissait son âme ? n’exagérait-il pas un peu son chagrin pour être mieux consolé ? l’amour imagine tant de ruses dont il nous rend innocemment complices.

Il devait y avoir concert le soir, le roi le décommanda par égard pour l’état de son vieux ministre ; il ne permit que le cavagnole.

Avant que le jeu commençât, le comte d’Argenson, M. Amelot el M. Orry s’approchèrent de madame de la Tournelle, sous prétexte de lui parler du cardinal de Fleury ; mais dans la seule intention de causer avec elle des changements que cette mort prochaine devait amener dans la composition du cabinet : de lui insinuer les admissions à faire dans l’intérêt de l’État, et pour s’assurer de la conservation particulière de leur portefeuille.

Elle leur répondit avec confiance et dignité, sans nier, sans l’aire valoir le crédit que rattachement du roi pouvait lui assurer, que le moment était arrivé de donnera l’État et au prince toutes les preuves d’un dévouement éclairé ; qu’il ne s’agissait plus de continuel’le système du vieux cardinal en maintenant le roi dans l’ignorance des affaires ; mais bien (remployer ses hautes qualités et la justesse de son esprit à leur donner une nouvelle direction. En l’écoutant, ces messieurs se convainquirent de la nécessité de suivre cet avis, sous peine d’être bientôt remplacés, et ils se vouèrent sans restriction aux nobles projets de madame de la Tournelle.

Il faut l’avouer, lorsqu’elle traitait de ces grands intérêts avec ceux qui pouvaient les servir, lorsqu’elle entrevoyait le degré d’estime et de gloire où son ascendant devait porter le roi, tous ses scrupules disparaissaient, et cette même femme, si honteuse de sa faiblesse, si timide dans son bonheur, retrouvait toute l’audace de la vertu, toute l’autorité du dévouement, pour obliger Louis XV à ressaisir le sceptre.

Lorsque les tables furent dressées, le roi vient prier madame de la Tournelle de jouer pour lui.

— J’ai l’esprit troublé, ajouta-t-il, vous saurez mieux que moi diriger ma fortune, et puis je suis bien aise de savoir jusqu’où elle peut aller, unie à la vôtre.

— Vous me laites trembler ! si j’allais perdre.

— Le proverbe serait là pour nous consoler, dit le roi en plaisantant ; et il s’assit un peu en arrière de madame de la Tournelle, le bras appuyé sur le dossier de son fauteuil.

— Votre Majesté me conseillera ? dit-elle.

— J’en aurai l’air, si vous l’exigez, mais, vrai, je pense à tout autre chose.

— À la triste visite de demain, sans doute ?

— Je le devrais, mais une plus douce pensée m’absorbe tout entier… vous me rendez hypocrite.

— Quel indigne reproche !

— Certainement, ajouta le roi en baissant la voix et avec une vive émotion, j’abuse en ce moment du droit de paraître triste pour mieux me livrer aux brûlants souvenirs… à la plus enivrante espérance…

— Votre Majesté a gagné, interrompit madame de la Tournelle, les joues colorées d’un incarnat éblouissant… ; le trente-trois est sorti…[1].

— Je vous l’ai dit, nous les ruinerons tous ce soir : mettez cinquante louis sur 24 ; il ne sera pas moins heureux j’espère.

Et plusieurs des joueurs, sachant que ce nombre était celui des années de madame de la Tournelle, surchargèrent le numéro dans leur confiance en son bonheur ; mais le banquier seul profita de la superstition ; le numéro ne sortit point.

— Je suis désolé de ce revers, dit le roi, je voudrais tant que vous fussiez la plus heureuse ?… mais au fait c’est impossible…

— Décidément ce tableau me porte malheur, s’écria madame de Ghevreuse ; si Sa Majesté daignait m’en choisir un autre ?

— Volontiers, madame ; voilà une confiance qui m’honore, j’ai peur de ne la point mériter.

— Ceci est bien fait, dit tout bas M. de Coigny à la duchesse, voilà une coquetterie de perdue.

— Maintenant je suis sûre de gagner, dit madame de Ghevreuse.

— Ne vous eu flattez pas, reprit le comte, on perd toujours quand on a de l’humeur.

— À force de penser à vous, dit le roi à madame de la Tournelle, j’oublie même ce qui vous intéresse. Lauraguais est arrivé hier matin de l’armée, il approuve tous nos arrangements ; j’ai défendu à Richelieu de le mener chez la duchesse de Lesdiguières ; c’est à vous à l’y présenter et à fixer le jour du mariage.

— Ah ! vous appelez cela oublier mes intérêts, assurer à ma sœur la plus belle existence !

— Sans doute, car j’aurais pu vous dire tout cela hier…

— Et juger plus tôt de ma reconnaissance.

— C’est justement de cette reconnaissance dont je me méfiais ; j’aurais été si malheureux de lui devoir… !

— Eh bien, maintenant que vous n’avez plus rien à craindre, interrompit-elle, vous m’en laisserez parler, n’est-ce-pas ?

— Tant que vous voudrez, reprit le roi, mais plus tard.

  1. Louis XV venait d’atteindre trente-trois ans.