La Duchesse de Châteauroux/41

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères, éditeurs (p. 211-214).


XLI

MADEMOISELLE HÉBERT


Le jeu finit de bonne heure ; l’association du roi et de madame de la Tournelle faillit l’aire sauter la banque du gnole, tant chacun s’appliqua à suivre leur chance heureuse.

— Nous retournons demain à Versailles, dit madame de la Tournelle à mademoiselle Hébert pendant que celle-ci la déshabillait ; vous partirez quelques heures avant moi pour ordonner et surveiller notre déménagement. M. de Vauréal revient, il faut que je lui rende son appartement. Lebel vous fera connaître celui que je dois occuper.

— Il me l’a déjà dit, madame, répond mademoiselle Hébert d’une voix étouffée qui fait tressaillir madame de la Tournelle. Surprise, elle lève les yeux sur la glace qui les réfléchit toutes deux, et voit les larmes couler sur les joues de mademoiselle Hébert.

La pauvre fille n’ose pas les essuyer, tant elle craint qu’on ne s’en aperçoive ; et ce blâme silencieux, ces regrets profonds d’une admiration sainte qu’il lui faut perdre, frappent madame de la Tournelle plus que n’auraient pu le faire les mépris du monde, la colère du ciel.

Elle se retourne vers mademoiselle Hébert, et, ne pouvant réprimer le sentiment de sa fierté blessée :

— S’il vous en coûte de me suivre dans ce nouvel appartement, dit-elle, avouez-le sans hésiter, mademoiselle. Je vous ferai reconduire à Nesle, chez votre tante ; vous y recevrez la pension due à vos bons services ; et croyez que je n’oublierai jamais le long attachement de votre famille pour la nôtre, ni celui dont vous m’avez donné tant de preuves.

— Moi, vous quitter ! madame, s’écria en sanglotant mademoiselle Hébert, vous quitter lorsque tant de dangers, tant de malheurs vous menacent ! Ah ! Dieu m’est témoin que j’aurais donné ma vie pour vous conserver la paix… ou le bonheur (elle allait dire l’honneur), mais puisqu’il en est autrement… puisqu’on a ameuté déjà contre vous ces mêmes ennemis qui ont tué madame de Vintimille, pensez-vous que je puisse vous livrer à leurs méchants complots ? Non, madame, vous me renverriez en vain, je resterais malgré vous, surveillant tout ce qui vous approche, épiant les démarches de vos ennemis ; vous avertissant de leurs projets, veillant jour et nuit pour les déconcerter. Songez donc, madame, que, depuis votre entrée au couvent, je suis à vous ; que mon respect, mon attachement pour ma bonne maîtresse ont remplacé tous mes sentiments de famille, et que je ne saurais que faire de ma vie, si je ne pouvais plus l’employer à vous servir !

Madame de la Tournelle pleurait aussi.

— Jamais, non, jamais, nous ne [nous quitterons, dit-elle en prenant la main de mademoiselle Hébert, la compagne de mon enfance sera celle de toute ma vie ; ses bons soins, son attachement me seront si nécessaires dans les chagrins que je prévois ! Hélas ! en lui rendant sa liberté, je me résignais au seul sacrifice qui me reste à faire ; j’éloignais de moi la seule personne qui connaisse l’étendue de mon dévouement, qui sache à quel point il est pur de tout intérêt vil, et qui en prévoie ainsi la récompense. Je mourrai jeune, mademoiselle Hébert, ajouta la marquise avec un accent prophétique ; peut-être serez-vous alors l’unique amie qui me restera pour me fermer les yeux pour justifier… ma…

— Ah ! madame, écartez ces tristes pressentiments, croyez plutôt qu’à force de prudence, nous déjouerons la haine des envieux, interrompit mademoiselle Hébert avec véhémence : ces misérables auront beau faire, M. Lebel m’a prévenue de toutes les précautions qu’il fallait prendre : les ordres sont donnés, il ne sera servi à madame que les plats apprêtés par les cuisiniers du roi ; des valets de pieds se relaieront à la porte de l’appartement de madame pour empêcher qu’il ne s’y introduise furtivement personne car M. Lebel prétend que, s’il vous arrivait malheur, le roi en mourrait de chagrin ; il soupçonne les moyens dont on s’est servi contre la malheureuse comtesse, contre son directeur, et assure qu’il saura bien les empêcher de commettre un nouveau crime.

— Mais ce crime n’a pas été prouvé ?…

— Ah ! madame, la mort subite du confesseur est une preuve satisfaisante ; Lebel n’a aucun doute à cet égard : c’est ce qui l’a déterminé à m’instruire de ce que nous aurons à craindre. Je ne vous en parle que pour que vous soyez aussi prudente que nous.

— Peu m’importe ! ces soins vous regardent tous deux, je ne saurais m’en occuper ; en me dévouant au roi, je fais le sacrifice de ma vie ; je ne demande à ceux qui la veulent que de me laisser le temps d’accomplir mon vœu, que de rendre au roi sa puissance.

— Je le savais bien, s’écria fièrement mademoiselle Hébert, que madame ne pouvait être guidée que par un dessein louable, par les meilleurs sentiments. On verra la différence de son règne avec celui des autres : car vous régnerez, madame, oui, vous régnerez par le courage, par toutes les qualités que je vous connais : par vos conseils, le roi changera sa vie indolente, il ne perdra plus son temps dans les plaisirs, on parlera d’autre chose que de ses petits soupers, et nous vous devrons d’avoir un roi comme il en faut un à la France.

— Puissiez-vous dire vrai, ma chère mademoiselle Hébert ! mais, que je réussisse ou non dans ce vœu que je forme, Songez que vous me serez également utile, et que, quel que soit mon sort, je trouverai toujours une vraie consolation dans la pensée que nous ne nous séparerons jamais.

À ces mots, mademoiselle Hébert baisa la main de sa maîtresse, la baigna des larmes de l’attendrissement, et sortit en répétant :

— Moi, vous quitter !… ah ! madame… jamais.

Le lendemain elle reçut de madame de la Tournelle le brevet d’une pension de cent louis sur la cassette du roi.