La Duchesse de Châteauroux/45

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 226-230).


XLV

LA GUERRE, LE DUCHÉ


Le maréchal de Belle-Isle venait de quitter, le 2 janvier, son cantonnement sous Égra avec l’armée de Prague. Madame de la Tournelle reçut une lettre de lui qui lui mandait son arrivée à Francfort, où il avait trouvé le collier de la Toison d’or envoyé par le roi d’Espagne au prince de Bavière, pour qu’il l’en revêtît lui-même. « Vous voyez, écrivait-il, combien votre amitié porte bonheur. »

En effet, le titre d’ami de madame de la Tournelle était alors un brevet d’avancement ou de crédit ; mais il faut avouer que son esprit et son goût pour la supériorité lui faisaient choisir ses amis dans la classe des hommes de mérite, et que jamais favoritisme ne fût plus profitable aux intérêts de la France.

La campagne allait s’ouvrir, et madame de la Tournelle se vit privée de la présence de ses meilleurs amis. Le duc de Richelieu, le comte de Noailles, le duc d’Ayen, le prince de Soubise, le marquis de Gontaut partirent pour rejoindre le corps d’armée du maréchal de Noailles, campé sur les bords du Mein.

Cette campagne, qui s’annonçait d’une manière si brillante, grâce aux dispositions du maréchal, ne fut point heureuse. Une faute commise par le duc de Gramont, dont le zèle imprudent faillit compromettre le sort de l’armée, nous fit perdre tout l’avantage d’une affaire où nos troupes firent des prodiges de valeur[1]. Tout était habilement disposé par le maréchal de Noailles pour que l’armée anglaise, commandée par le roi d’Angleterre en personne, tombât dans une embuscade où le roi pouvait être pris lui-même : c’était un de ces moments décisifs qui semblaient devoir mettre fin à la guerre.

Les postes étant assignés par le maréchal, il recommande à son neveu, le duc de Gramont, colonel des gardes, d’attendre que L’ennemi vienne se livrer ; celui-ci, au lieu de le laisser s’engager dans le défilé, fond avec deux régiments sur la première colonne ennemie ; les Anglais qui défilaient se forment aussitôt en bataille. Par là, les Français, qui avaient attiré les Anglais dans le piège, y tombèrent eux-mêmes ; on se battit avec acharnement de part et d’autre, les pertes lurent presque égales, enfin le maréchal de Noailles ordonna la retraite.

Dans cette confusion, vingt-sept officiers périrent, et un grand nombre furent grièvement blessés ; les comtes d’Eu, d’Harcourt, de Bernois, de la Motte Oudancourt, le marquis de Gontaut furent blessés ; les marquis de Sabran, de Fleury, les comtes d’Estrade, de Rostaing, le duc de Rochechouart y laissèrent la vie ! Le jeune comte de Boufflers, âgé de dix ans et demi, qui combattait à côté de son père, eut la jambe cassée par un boulet de canon. Il reçut le coup, dit Voltaire, se vit couper la jambe et mourut avec un égal courage. Tant de jeunesse et d’intrépidité attendrirent ceux qui furent témoins de ce malheur.

La nouvelle de l’affaire de Dettingen plongea Paris et Versailles dans une grande anxiété.

« Il y a eu de quoi mourir d’inquiétude, écrivait madame de la Tournelle au duc de Richelieu, car on a su lundi, après dîner, qu’il y avait eu une affaire, et le courrier du maréchal n’est arrivé que mardi à trois heures[2]. »

Madame de la Tournelle s’aperçut, à quelques mots dits par le roi, que ses ministres lui laissaient ignorer la plus grande partie des malheureux détails de cette affaire ; alors, prenant la lettre qu’elle venait de recevoir du duc de Richelieu, elle prouva sans peine à Louis XV le soin qu’on prenait de lui atténuer les désastres de l’armée, dans la crainte qu’il ne lui vint à l’idée de vouloir les réparer, en la commandant en personne. C’est en se servant habilement de la peinture de nos revers, en y opposant le tableau des triomphes qui attendaient le roi de France ranimant ses troupes par sa présence, el les conduisant à la victoire, qu’elle suggéra à Louis XV le projet qu’elle méditait depuis si longtemps, et qu’elle eut le bonheur de voir s’accomplir.

Il était impossible qu’un crédit si noblement employé ne s’accrût pas chaque jour davantage, et ne donnât pas au roi le désir de récompenser tant de soins pour sa gloire.

Madame de la Tournelle écrivait aussi dans ce temps au duc de Richelieu :

« J’ai grand besoin de vous pour me conduire dans ces moments épineux. C’est un désir bien difficile à satisfaire que celui de vouloir faire quelque bien. Tout le monde veut avoir raison ; chacun crie que c’est lui qui fait le mieux : lequel croire ? On se plaint que les affaires ne sont traitées au conseil que pour la forme ; que le roi a eu sa leçon faite d’avance par le secrétaire d’État du département, lequel a soin de se faire des amis pour amener la réussite de son opération. Le roi, prévenu et ne pouvant pas approuver tout, signe ce qu’il croit être pour le mieux. Nous nous concerterons là-dessus ; car je vois que vous vous intéressez véritablement à la gloire du roi, et vous savez que c’est ma folie de vouloir qu’il soit ce qu’il peut être ! Mais il y a bien des choses à refaire et peut-être des gens à refondre[3]. »

Le renvoi de M. de Maurepas, sans cesse offert par le roi à madame de la Tournelle, et jamais accepté, ne lui faisait point trouver grâce auprès de ce ministre et de sa femme. Toujours passionnés contre elle, ils cherchaient quels obstacles ils pourraient apporter à son élévation au rang de duchesse.

Le roi ménageait dans M. de Maurepas un ministre qui lui rendait le travail facile ; mais il voulait être obéi, et, malgré les oppositions suscitées par le ministre, et les intrigues de sa femme pour faire traîner en longueur l’arrêt concernant les lettres patentes du duché de Châteauroux en faveur de madame de la Tournelle, le roi persistait dans son projet.

Pour terminer cette affaire, il fallait réunir d’abord, selon l’usage, des rentes proportionnées à la dignité. Il fallait un enregistrement des lettres patentes au parlement. M. de Maurepas, stimulé par sa femme, ne cessait de trouver ou de prétexter toutes sortes d’inconvénients à cette donation[4]. On ne concevait pas qu’il eussent tous deux l’audace de s’opposer ainsi aux volontés du roi. Mais cette résistance fut vaine. Les lettres patentes furent expédiées, et Louis XV voulut que le mérite personnel de madame de la Tournelle fût spécifié dans les lettres patentes comme le principal motif de cette faveur.

Le roi avait ordonné qu’aussitôt enregistrées, ces lettres lui fussent envoyées directement ; car, tous ces débats, il avait eu soin de les laisser ignorer à madame de la Tournelle ; il savait trop bien qu’elle aurait employé toute sa puissance sur lui pour le détourner de son dessein.

Un coffret d’ébène incrusté d’or, aux armes de la maison de Mailly de Nesle, sur lequel se trouvait inscrit en lettres de diamants le nom de la duchesse de Châteauroux, renferma ces lettres patentes et le contrat de quatre-vingt mille livres de rentes ; le roi y joignit la prière la plus instante d’accepter ces témoignages de sa haute estime. Ce billet ne renfermait pas un mot d’amour, rien qui put alarmer la délicatesse de madame de la Tournelle. Il finissait par cette phrase si simple :

« Ne refusez pas l’ami qui doit tant à vos conseils » Louis XV saisit le moment où elle rendait visite à la princesse de Conti pour faire porter le coffret sur la console du salon de madame de la Tournelle.

Cette royale surprise fut mêlée de quelques regrets : la nouvelle duchesse craignit qu’une faveur d’un si haut prix n’excitât des murmures ; mais le roi, qui avait prévu ces craintes, s’était arrangé pour que les félicitations l’emportassent de beaucoup sur les murmures.

Et puis tant de personnes étaient attachées à la fortune de madame de la Tournelle !

Le coffret sur ses genoux, elle méditait encore sur ce don magnifique et sur la manière charmante dont il était offert, lorsqu’on annonça madame de Tencin ; elle cacha vite le coffret sous la console, car elle désirait ne faire connaître sa nouvelle dignité que le lundi suivant, quand elle serait avec le roi à Fontainebleau.

Madame de Tencin fut bientôt suivie de mesdames de Brancas, de Chevreuse, enfin de presque toute la cour. Accablée par tant d’hommages, de visites, elle eut à peine le temps décrire ces mots sur ses tablettes, et de les envoyer à Louis XV

« À ce soir pour gronder l’ami et remercier le roi.

» LA DUCHESSE DE CHÂTEAUROUX. »
  1. Voltaire, Siècle de Louis XV ; — Histoire de France par Lacretelle ; — Mémoires du maréchal de Noailles,
  2. Lettres de madame de la Tournelle au duc de Richelieu, t. III.
  3. Correspondance de madame de la Tournelle.
  4. On a imprimé à tort dans plusieurs mémoires que la ville de Châteauroux avait été érigée en duché en faveur de madame de la Tournelle. L’arrêt des lettres-patentes, conservé aux archives du palais, prouve que ce duché-pairie avait été acquis en 1736 par le roi, du comte de Clermont, prince du sang, comme on peut te voir par ce début des lettres patentes copiées sur l’original.
    LETTRES PATENTES
    DU DUCHÉ DE CHATEAUROUX.

    « Louis, par la grâce de Dieu, etc., salut. Le droit de conférer di titres d’honneur et de dignité étant un des sublimes attributs du pouvoir suprême, les rois nos prédécesseurs nous ont laissé divers monuments de l’usage qu’ils ont fait en faveur des personnes dont ils ont voulu illustrer les vertus et le mérite par les dons dignes de leur puissance. À ces causes, considérant que notre chère et bien-aimée cousine, Marie-Anne de Nesle-Mailly, veuve du marquis de la Tournelle, est issue d’une des plus grandes et illustres maison de notre royaume, alliée à la nôtre et aux plus anciennes de l’Europe ; que ses ancêtres ont rendu depuis plusieurs siècles de grands et importants services à notre couronne, qu’elle est attachée à la reine, notre chère compagne, comme dame du palais, et qu’elle joint à ces avantages toutes les vertus et les excellentes qualités de l’esprit et du cœur qui lui ont acquis une estime et une considération universelle ; nous avons jugé à propos de lui donner, par brevet du 21 octobre dernier, le duché-pairie de Châteauroux, ses appartenances et dépendances, sis en Berry, que nous avons acquis, par contrat du 26 décembre 1736, de notre très-cher et très-aimé cousin Louis de Bourbon, comte de Clermont, prince du sang. Nous avons commandé par ledit brevet qu’il fût expédié à uotredite cousine tout is les lettres sur ce nécessaires ; en conséquence duquel brevet elle a pris le titre de duchesse de Châteauroux, et joui en notre cour de tous les honneurs attachés à ce titre, etc., etc.

    » Signé : Louis.
    Plus bas : Phelipeaux.
    » Visa : p’Aguesseau.

    Et scellés du grand sceau de cire verte avec lacet de soie rouge et verte. » (Archives du Palais.)