La Duchesse de Châteauroux/46

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 231-236).


XLVI

LA PRÉSENTATION


Depuis le premier voyage de Choisy, la marquise de Flavacourt ne venait plus chez sa sœur ; cette dernière l’avait exigé, prévenant ainsi l’insulte que M. de Flavacourt n’aurait pas manqué de lui faire. Mais les deux sieurs s’écrivaient régulièrement, se rencontraient souvent chez la reine, lorsqu’elles étaient toutes deux de service ; et leur attachement mutuel s’augmentait encore de cette contrainte. La duchesse de Lauraguais, dont Le mari était à l’armée, ne quittait pas madame de Châteauroux ; moins belle que ses sœurs, madame de Lauraguais était vive, gaie, enjouée, fertile en bons mots et avait beaucoup de l’esprit de sa mère, la marquise de Nesle. Elle amusait le roi par ses réparties, et parvenait souvent à distraire madame de Châteauroux des intérêts sérieux, et quelquefois tristes qui l’occupaient.

La puissance de la duchesse de Châteauroux sur le cœur et le caractère du roi, l’usage qu’elle en voulait faire, n’étaient plus un secret pour la France ni pour l’Europe ; son amour pour la gloire de Louis XV fixait l’attention des cours étrangères, ou s’attendait à la voir déterminer le roi à prendre le commandement de ses armées, et comme cette détermination devait avoir une grande influence sur l’esprit belliqueux de la nation française, et portait sur les intérêts de plusieurs puissances, Les différents ambassadeurs épiaient ce moment avec inquiétude[1].

Sous Louis XIV même, jamais la cour d’une favorite n’avait offert un semblable spectacle. Car, dans son désir d’entourer le roi de toutes les illustrations, de toutes les supériorités du royaume, la duchesse de Châteauroux avait soin de les réunir chez elle ; et de son côté le roi, sachant tout ce que méritait son noble caractère, se plaisait à lui attirer les hommages, les respects qu’on accorde quelquefois aux qualités supérieures, mais toujours à la puissance.

On ne peut mieux donner l’idée de l’empressement des plus grands personnages à témoigner leur admiration pour la duchesse de Châteauroux, et a flatter le roi dans son amour pour elle, qu’en citant ce trait de Frédéric II, qui, voulant former une alliance secrète avec le roi de France contre l’Angleterre, négocia avec M. de Courten, envoyé de France à Berlin, lui donna son portrait enrichi de diamants, le chargea d’une lettre spirituelle, flatteuse, comme il savait les écrire, et tout cela pour obtenir de Louis XV la permission de faire prendre une copie du beau polirait de la duchesse de Châteauroux fait par la Tour[2] ; désirant, ajoutait le roi de Prusse, parer la galerie de Potsdam de l’image de la plus belle et de la plus spirituelle de toutes les femmes.

L’étiquette voulait que madame de Châteauroux fut présentée au roi, à la reine, à la famille royale, en qualité de duchesse de Châteauroux. Le roi exigea que cette présentation fût faite avec appareil par la duchesse de Lauraguais, un jour de grande réception, en présence de huit dames dont cinq titrées et assises comme elle, les duchesses de Duras, d’Aiguillon, etc.. et trois debout, madame de Flavacourt. madame de Rubempré et madame de Maurepas.

C’était une petite vengeance que le roi exerçait contre cette dernière, qui faillit mourir de dépit. Fatigué des preuves d’une haine acharnée que le généreux silence de madame de Châteauroux ne parvenait point à modérer, Louis XV, ne pouvant sévir contre Maurepas et sa femme sans déplaire à madame de Châteauroux, résolut de placer cette dernière assez haut pour qu’il leur fût impossible d’arriver jusqu’à elle.

— J’ai trop souvent remarqué l’effet de cette Fièvre d’envie, disait le roi à la duchesse ; on ne l’apaise point par des ménagements ; il faut la frapper, l’éblouir, mettre enfin tant de distance entre l’envieux et l’objet de sa rage qu’il désespère de l’atteindre ; il ne peut y avoir de rivalité de ce genre qu’entre égaux ; et je prouverai bien à madame de Maurepas qu’elle est aussi loin par son rang que par son mérite de la duchesse de Châteauroux.

En vain la duchesse chercha-t-elle à détourner le roi de cette idée.

— Je vous obéis en ne les chassant pas, répondait-il, obéissez-moi en décourageant leur envie.

Alors le roi monta la maison de la duchesse de Châteauroux, il lui donna un attelage de six beaux chevaux, et voulut qu’elle se montrât le jour de sa présentation comme duchesse, dans tout l’éclat d’une parure admirable ; elle reçut le matin même un écrin qui devait servir à la rendre encore plus éblouissante. C’était bien connaître l’esprit des courtisans, et même du public que de dorer, pour ainsi dire, un amour coupable. Tant que la passion du roi pour madame de la Tournelle fut timide, esclave des convenances, on l’accabla de blâme, de chansons, d’épigrammes ; dès qu’elle se montra sans crainte, avec tout l’éclat que le trône sait donner à la galanterie, l’acharnement cessa.

— Allons, dit M. de Maurepas, s’avouant vaincu, nous voici revenu aux amours pompeux de Louis XIV : c’est toujours cela, les victoires viennent peut-être aussi.

L’amour vit de prestige, et c’en est un bien grand que la puissance. Se revêtir d’une parure étincelante, traverser les salons resplendissants où se presse la cour brillante de l’Europe, pour aller saluer respectueusement le monarque dont chacun attend ou redoute le regard, ce regard qui, la veille, était si tendre ; s’incliner trois fois comme une humble sujette, devant ce roi qu’on a vu si peu d’heures avant à ses pieds, voilà une de ces sensations qu’on ne saurait peindre, car elle est toute dans l’imagination poétique, dans le cœur exalté de celle qui l’éprouve.

Madame de Châteauroux était également enivrée de ses souvenirs, de la pompe qui l’entourait, des éloges qui bravaient la silencieuse étiquette pour venir jusqu’à ses oreilles, et surtout de la fierté du roi en la voyant si belle. L’amour le plus passionné n’est pas à l’abri d’un peu de vanité ; et puis, un souverain contraignant les ambassadeurs de toutes les puissances, les plus grands seigneurs de sa cour à rendre hommage à la femme qu’il aime ; offrant lui-même l’exemple d’une admiration respectueuse, d’une estime honorable, que de motifs pour troubler la raison !

Celle de madame de Châteauroux résista cependant à tant de pièges d’amour-propre, elle resta simple et digne au milieu de tous les enchantements de la flatterie, de la magnificence et du pouvoir ; il y avait dans son aspect quelque chose d’imposant et de doux qui déconcertait le mépris, et désarmait la malveillance. Cette sorte de fascination, le Dauphin l’éprouva. Élevé par un prêtre dans la haine de la favorite, regardée par lui comme l’ennemie de la reine, il ne manquait pas une occasion de manifester son ressentiment à madame de Châteauroux. On prétend même que, s’étant laissé aller, en enfant qu’il était encore, jusqu’à lui faire la grimace, il avait été vivement grondé par sa mère. Eh bien, lorsque madame de Châteauroux vint le saluer, il fut tellement frappé de sa beauté, de la noblesse de sa démarche, de l’expression calme et fière qui régnait sur son visage, qu’il oublia ses préventions et lui adressa même quelques mots de politesse.

Ces mots lui valurent le soir même le bonheur d’être tendrement embrassé par son père, et le don d’un équipage de chasse qu’il désirait depuis longtemps.

Enfin, quitte de toutes ses révérences, la duchesse de Châteauroux rentra chez elle, heureuse de pouvoir se livrer à tous les plaisirs de l’intimité, après avoir satisfait aux fatigants devoirs de la représentation. Elle s’apprêtait à ôter ses diamants et son habit de cour, brodé d’or et de perles ; mais sa sœur s’y opposa.

— Vous avez l’air, la parure, la beauté d’une reine, dit madame de Lauraguais, le roi va venir : c’est à lui maintenant à vous rendre hommage. Je veux bien lui faire l’honneur de vous le présenter ; mais il vous rendra vos trois saluts ; sinon, point de souper ce soir dans les cabinets, point de voyage demain à Fontainebleau ; il faut savoir tenir son rang, ajouta la duchesse en riant comme une folle, puisque le roi a voulu que vous fussiez assise devant lui, il faut que Louis XV soit à genoux devant vous, c’est indispensable.

— Rien de si juste, dit le roi qui attendait à la porte du salon la fin du discours plaisant de la duchesse de Lauraguais, et me voici prêt à me laisser présenter par vous. Mais je n’aurai jamais sa grâce à saluer, ajouta-t-il en montrant madame de Châteauroux. Mon Dieu, qu’elle est belle !…

— Toutes ces réflexions ne sont point d’usage en pareille circonstance, dit madame de Lauraguais en prenant gaiement la main que le roi lui présentait… Si, quand Votre Majesté est assise sur son trône et daigne recevoir nos salutations, nous disions ainsi tout haut ce que nous pensons d’elle, cela lui paraîtrait fort inconvenant.

— Et peut-être fort désagréable, interrompit le roi en riant.

— Eh bien, que Votre Majesté se soumette à l’étiquette : un grand sérieux, un silence complet, l’attitude respectueuse, et le premier salut à une grande distance. Songez que toute la cour vous regarde !

— Ah ! que cela est ennuyeux, dit le roi, et qu’il y a de mérite à ne pas être d’une gaucherie extrême en faisant ces éternelles révérences !

— Eh bien, pour un roi vous saluez à merveille, seulement vous ne baissez point assez les yeux ; c’est manquer à la puissance souveraine que de la regarder ainsi.

— Ah ! pour cela, je me révolte, dit Louis XV ; je veux bien m’incliner ; me prosterner même devant ma souveraine, mais c’est pour l’admirer de plus près.

— Voilà un hommage bien respectueux, vraiment, reprit-elle ; au premier avis, à la moindre contrariété, Votre Majesté se révolte. Ah ! j’en suis fâchée, Sire, mais vous ne ferez jamais qu’un mauvais sujet.

Le roi était de bonne humeur, il prit fort bien la plaisanterie, et madame de Châteauroux fut traitée en reine le reste de la journée.

  1. C’est vers ce temps que la duchesse de Châteauroux écrivait au maréchal de Noailles la lettre suivante :
    « À Choisy, 3 novembre 1713.

    » Je sais bien, monsieur le maréchal, que vous avez autre chose à faire qu’à lire mes lettres, mais pourtant je me flatte que vous voudrez bien me sacrifier un petit moment, tant pour me lire que pour me répondre ; ce sera une marque d’amitié à laquelle je serai sensible. Le roi a eu la bonté de me confier la proposition que vous lui aviez faite d’aller à l’armée en ce moment ; mais n’ayez pas peur, quoique femme, je sais garder un secret. Je suis fort de votre avis, et crois que ce serait très-glorieux pour lui, et qu’il n’y a que lui capable de remettre les troupes comme il serait à désirer quelles fussent, ainsi que les têtes qui me paraissent en fort mauvais état, par l’effroi qui gagne tout le monde. Il est vrai que nous sommes dans un moment bien critique, et que le roi sent mieux qu’on ne le croit l’envie d’aller à vous ; je vous réponds qu’elle ne lui manque pas. Mais moi, ce que je désirerais, c’est que cela fût généralement approuvé, et qu’au moins il recueillit le fruit qu’une telle démarche mériterait. Pour un début, ne faudrait-il pas faire quelque chose ? Aller là pour rester sur la défensive, cela ne serait-il pas honteux ? et si, d’un autre côté, le hasard faisait qu’il y eût quelque chose avec le prince Charles, on ne manquerait peut-être pas de dire qu’il a choisi le côté où il y avait le moins d’apparence d’une affaire. Je vous fais peut-être là des raisonnements qui n’ont pas le sens commun, mais au moins j’espère que vous me direz franchement que je ne sais ce que je dis ; n’imaginez pas que c’est parce que je n’ai pas envie qu’il aille à l’armée, car, au contraire ; premièrement ce ne serait pas lui plaire, et en second lieu tout ce qui pourra contribuer à sa gloire et l’élever au-dessus des autres rois sera toujours fort de mon goût. Je crois, monsieur le maréchal, que, pendant que j’y suis, je ne saurais mieux faire que de prendre conseil de vous généralement sur tout. J’admets que le roi parte pour l’armée, il n’y a pas un moment à perdre. Il faudrait que cela fût très-prompt. Qu’est-ce que je demanderais ? Est-ce qu’il serait possible que ma sœur et moi nous le suivissions ? et au moins si nous ne pouvions aller à l’armée avec lui nous mettre à portée d’en recevoir des nouvelles tous les jours. Ayez la bonté de me dire vos idées et de me conseiller ; car je n’ai point envie de rien faire de singulier, et rien qui puisse retomber sur lui, et lui faire donner des ridicules. Vous voyez que je vous parle comme à mon ami, comme à quelqu’un sur qui je compte ; n’est-ce pas encore un peu de présomption ? Mais elle est fondée, monsieur le maréchal, sur les sentiments d’amitié et d’estime singulière que vous a voués pour la vie votre Ritournelle*.

    » Je crois qu’il est bon de vous dire que j’ai demandé au roi permission de vous écrire sur ces matières, et que c’est avec son approbation.

    » Mailly de Chateauroux. »

    (L’original de cette lettre est parmi les manuscrits de la Bibliothèque royale).

    (*) Petit nom donné par le maréchal à madame de la Toumelle.

  2. Campagnes de Louis XV. — Mémoires de Richelieu.