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La Duchesse de Châteauroux/51

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 254-261).


LI

LA MALADIE


Pendant ce temps, le prince de Clermont investissait Ypres et Furnes, et le duc de Boufflers le fort de la Kenoque, qui capitulèrent bientôt. Le roi décidait dans son conseil des opérations de l’armée, et venait ensuite en surveiller l’exécution ; on observa, au siège d’Vpres, qu’il défendit aux canonnière de tirer sur les églises et les maisons de la ville, et que son premier soin en y entrant fut d’aller visiter l’hôpital, pour s’assurer de la manière dont on y traitait les malades.

Il eut la douleur de voir blesser mortellement à cette affaire le marquis de Beauvau, maréchal de camp, homme de talent, de probité et d’esprit, regretté de toute l’armée et pleuré par madame de Châteauroux, dont il était l’ami : succombant aux douleurs les plus vives, il dit aux soldats qui le portaient ces nobles paroles : Mes amis, laissez-moi mourir, et allez combattre.

Les généraux anglais et autrichiens qui commandaient vers Bruxelles, témoins de nos progrès, ne pouvaient les arrêter. Un corps commandé par le comte de Saxe était si bien posté, et couvrait les sièges si à propos, que les succès étaient assurés.

Au milieu de ces succès, la nouvelle arrive que les Autrichiens ont passé le Rhin du côté de Spire ; que l’Alsace est entamée ; que les frontières de la Lorraine sont exposées. Le roi fait aussitôt appeler le maréchal de Noailles, lui ordonne de se mettre en marche avec son corps d’armée, et de courir au secours de l’Alsace, il envoie le duc d’Arcourt avec quelques troupes garder les gorges de Phalsbonrg, puis il se prépare à marcher à la tête de vingt-six bataillons et de trente-trois escadrons. Ce parti que prenait le roi dès sa première campagne transporta le cœur des Français[1].

L’est alors que madame de Châteauroux s’enorgueillit de son ouvrage ; ce roi si actif, si brave, si ingénieux dans ses moyens, si fort dans ses résolutions, qu’il ressemblait peu à l’élève timide du cardinal de Fleury, à l’indolent amant de madame de Mailly !

Lorsqu’elle entendait exalter la conduite de Louis XV par le peuple et l’armée, madame de Châteauroux, sachant la part qu’elle y avait, se Battait qu’on lui en tenait compte.

— Oui, disait le roi, en se séparant d’elle pour voler à l’ennemi, oui, je veux, à force de conquêtes, te rendre l’amour des Français comme tu es le mien : je veux qu’ils bénissent en toi la gloire du pays, Je bras qui les défend, le roi qui les gouverne ; je veux qu’ils sachent que, dans ce cœur adorable, j’ai puisé tous les sentiments qu’ils honorent en moi ; que tu es ma force, ma prudence, mon courage ; que, sans toi, ma vie s’éteignait dans les langueurs de l’indolence ; que tu m’as rendu à moi-même, à la France, et qu’elle te doit trop pour blâmer mon amour.

Comment se refuser à croire à un si bel avenir… et pourtant !… mais qui peut désarmer la colère du Ciel ?…

Le roi assigna le rendez-vous des troupes à Metz ; pendant cette marche il augmenta la paie et la nourriture des soldats ; et cette attention redoubla encore leur affection pour lui. Le surlendemain de son arrivée à Metz, on apprit un événement qui changeait toute la face des affaires, qui forçait le prince Charles à évacuer l’Alsace ; événement qui rétablissait l’empereur Charles VII, et mettait la reine de Hongrie dans le plus grand danger. Le roi de Prusse, si habile à prendre le meilleur parti, se déclarait de nouveau en faveur de la France ; le baron de Schemettau, son plénipotentiaire, vint annoncer à Louis XV l’entrée de ce nouvel allié en Bohême. Les courriers d’Italie étaient des plus favorables : l’espérance renaissait de toutes parts ; les succès de nos armes, la confiance, l’enthousiasme qu’inspirait la conduite du roi, tout semblait présager un grand et beau règne, lorsqu’un malheur inattendu vint jeter la consternation dans tout le royaume.

Le 8 août, pendant qu’on chantait dans Metz un Te Deum, pour la prise de Château-Dauphin, le roi ressentit des mouvements de fièvre. La maladie empira, elle prit le caractère d’une fièvre maligne et il fut, le sixième jour, à toute extrémité.

Sur une lettre du roi qui lui mandait l’effet du traité secret signé entre lui et Frédéric II, et qui l’invitait à venir le rejoindre à Metz, madame de Châteauroux y était arrivée avec les princesses le jour du Te Deum, et depuis elle n’avait pas quitté le chevet du lit du malade. Triomphant de ses terreurs, de sa sensibilité pour lui prodiguer les soins les plus tendres, elle lui montrai ! un visage riant, lorsqu’elle était en proie à l’anxiété la plus cruelle.

Bientôt le bruit de cet événement porta le crainte et la désolation de ville en ville ; on accourait de tous les environs de Metz, pour avoir des nouvelles du roi. Les chemins étaient couverts d’hommes de tous états et de tout âge qui, par leurs différents rapports, augmentaient leur commune inquiétude. Enfin le danger du roi se répand à Paris au milieu de la nuit ; on se relève, tout le monde court en tumulte : on assiège les maisons desgens en place pour avoir des nouvelles, ou s’assemble dans les carrefours. Le peuple s’écrie : S’il meurt, c’est pour avoir marche à notre secours. Enfin, dans plusieurs églises, les prières pour la santé du roi, sont interrompues par les pleurs du prêtre, et lui répond par ses cris[2]. « Les courtisans ne sont pas comme le peuple, dit un philosophe du temps, le péril de Louis XV fit naître parmi eux plus d’intrigues et de cabales qu’on en vil autrefois quand Louis XIV fut sur le point de mourir à Calais. »

Le roi avait envoyé le maréchal de Xoailles commander à sa place ; c’est au moment où la maladie semblait l’accabler qu’il dit à M. d’Argenson ces paroles mémorables :

« Écrivez de ma part au maréchal de Noailles que, pendant qu’on portait Louis XII au tombeau, le prince de Condé gagna une bataille. »

Les médecins attribuaient la maladie du roi aux fatigues de la campagne, et surtout à une longue marche où le soleil, dardant sur sa tête, avait enflammé son sang. Mais le peuple, Fomenté parles ennemis de madame de Châteauroux, y donnait une autre cause ; et les prêtres, à l’imitation des oracles de l’antiquité, criaient d’un air inspiré que ce fléau tombé sur le roi au milieu de sa gloire, était la punition d’un commerce adultère : que Louis XV ne renaîtrait à la vie qu’en faisant au Ciel le sacrifice de son amour.

Le duc de Richelieu, que ces clameurs faisaient trembler pour son amie, tâchait de les lui laisser ignorer, en empêchant tout le monde de pénétrer dans la chambre du roi ; hormis les médecins et les gens de service.

Les princes du sang écartés du roi, et les grands officiers de la couronne privés par là des prérogatives de leurs charges, se réunirent alors dans l’antichambre du roi, et formèrent un parti. Les ducs de Bouillon, de la Rochefoucauld de Villeroi et le père Perusseau, jésuite et confesseur du roi, se mirent à la tête de ce parti. Un résolut de faciliter les approches du confesseur, que les favoris tenaient éloigné dans la crainte des canons de l’Église que les prêtres citent aux malades : on résolut enfin de se servir des sentiments religieux de Louis XV, et de l’accablement où le plongeait sa maladie, pour faire renvoyer la favorite, sa sœur et le duc de Richelieu, dont le crédit excitait la jalousie de toute la cour.

Madame de Châteauroux, absorbée dans son inquiétude pour le roi, ne pensait pas à rallier son parti pour l’opposer à celui des princes ; mais M. de Richelieu, qui voyait se former l’orage, tenta de le dissiper en se conciliant par des promesses et des menaces le jésuite confesseur. Il eut un long entretien avec lui, dans le désir d’apprendre si, en cas de confession, l’éloignement de madame de Châteauroux ne serait pas la condition préalable d’une absolution. Le jésuite, partagé entre le désir de satisfaire aux volontés de l’évêque de Soissons, et la crainte de se faire des ennemis puissants dans la favorite et le duc de Richelieu, si le roi guérissait, répondit avec embarras qu’il n’était pas permis de prévoir la confession d’un malade ; que la conduite du confesseur dépendait des aveux du pénitent ; qu’il ne croyait pas que ceux du roi fussent tels qu’on dût lui refuser l’absolution ; enfin, il laissa le duc dans l’incertitude.

Si le roi mourait, la cour dévote et jésuitique du roi futur et de la reine remontait le pouvoir entre les mains du clergé.

Si le roi revenait à la vie sans confession, madame de Châteauroux et son parti triomphaient de celui des princes du sang et des prêtres ; dans ces circonstances, la conduite d’un ambitieux devenait difficile.

On parlait dans l’antichambre du roi mourant de la possibilité de ces événements, et l’on remarquait l’effet étrange que la crainte et l’espoir opéraient sur les différents visage. Dans cette agitation extrême, les princes tinrent conseil sur le moyen de pénétrer jusqu’au roi, pour lui témoigner les regrets des seigneurs de sa cour. Le comte de Clermont s’offrit pour braver l’ordre ; son rang, sa franchise militaire son habitude de vivre avec le roi, dont il était aimé, lui donnaient bien des droits ; on le laissa entrer, il dit au roi :

— Sire, je ne puis croire que Votre Majesté ait l’intention de priver les princes de votre sang de la satisfaction de savoir par eux-mêmes des nouvelles de votre santé. Nous ne voulons pas que notre présence vous importune, mais nous désirons, à cause de cotre amour pour vous, d’avoir la Liberté d’entrer quelques moments, et pour vous prouver que nous n’avons pas d’autres desseins, Sire, je me retire[3].

La crainte le saisit en effet, et il se mit en devoir de sortir, mais le roi le retint quelques moments près de lui.

Après ce premier succès, les princes préparèrent la confession ; pour y résoudre le roi, l’évêque de Soissons lui parla avant la messe de la nécessité de se concilier le Ciel par l’aveu de ses fautes.

— Il n’est pas temps, répondit le roi d’une voix faible ; j’ai un trop grand mal de tête, et trop de choses à retrouver pour me confesser à présent…

Et, malgré ses instances, l’évêque de Soissons n’en put obtenir davantage.

Ce peu de mots avait jeté un grand trouble dans l’esprit du malade : madame de Châteauroux, désolée de l’agitation qu’il éprouvait, engagea le duc de Richelieu à demander au duc de bouillon ce que l’évêque de Soissons avait pu dire au roi pour le plonger dans cet état cruel.

— Je n’en sais rien, dit M. de Bouillon, mais quand il lui aurait parlé d’affaires sérieuses, on ne pourrait pas le blâmer : il aurait fait son devoir[4].

Le duc de Richelieu, devinant trop bien ce qu’était ce devoir, résolut alors d’exclure tout le monde de la chambre du roi, pour empêcher cette confession redoutable, dont la seule idée redoublait le danger de Louis XV par les terreurs de la mort.

Comme les princes et les grands officiers assiéraient la chambre pour ne pas perdre l’occasion favorable de la confession, M. de Richelieu vint leur dire, à onze heures du soir, que le roi ne voulait plus leur donner l’ordre ; c’est alors que les princes ce révoltèrent contre le duc.

Le lendemain, Lapéronie, chirurgien, leur déclara que le roi n’avait plus que deux jours à vivre. Le duc de Richelieu s’obstinait à nier le danger du roi et a prétendre que les terreurs qu’on lui donnait augmentaient sa fièvre, et seraient seules cause de sa mort ; il s’opposait de tout son pouvoir à ce qu’on alarmât le malade en effrayant sa conscience ; il poussa le courage jusqu’à résister longtemps au duc de Chartres, qui, le traitant avec toute la hauteur de son rang, finit par lui dire :

— Eh quoi ! un valet tel que toi refusera la porte au plus proche parent de son maître !

Et la porte s’ouvrit avec fracas ; le bruit de cette scène avait fait tomber le malade en défaillance ; sa pâleur, son insensibilité alarmèrent les assistants ; madame de Châteauroux, sans prendre garde à eux, cherchait à ranimer le mourant en lui faisant respirer des sels, en baignant ses tempes de vinaigre : enfin, il rouvrit les yeux, et dit d’une voix éteinte :

— Adieu… je me meurs… je ne vous… reverrai plus[5].

Puis il demanda le père Perusseau.

Alors l’évêque de Soissons, s’approchant de madame de Châteauroux, lui dit avec autant de dureté que d’insolence :

— Le roi va se confesser madame, n’empêchez pas, par votre présence, les bénédictions du ciel de tomber sur lui.

À ces mots, la dignité l’emportant sur le désespoir, la duchesse, plus pâle que le mourant, se leva et porta sur le roi un dernier regard qui semblait dire :

— Meurs tranquille, car ta mort ne nous séparera point.

Puis elle se retira dans un cabinet voisin de la chambre du roi, où madame de Lauraguais se trouvait, ainsi que le duc de Richelieu. Là, en proie à toutes les tortures d’une anxiété déchirante, elle attendit l’événement qui devait décider de son sort.

Enfin les deux battants de la porte s’ouvrirent, l’évêque de Soissons parut, les yeux étincelants la figure animée ; il dit d’une voix menaçante :

— Le roi vous ordonne, mesdames, de vous retirer sur-le-champ de chez lui[6].

Madame de Châteauroux l’écoute immobile, et garde le silence. Dès que l’évêque est rentré dans la chambre du roi, elle veut obéir ; mais à peine a-t-elle quitté son siège, qu’elle tombe presque inanimée dans les bras de sa sœur ; alors, frémissant de succombez sous les yeux de ses ennemis, elle rassemble ses forces, et bientôt elle obtient de sa fierté un miracle de courage.

  1. Voltaire. — Lacretelle. — Mémoires du maréchal de Noailles.
  2. Voltaire. Siècle de Louis XV. — Lacretelle. Histoire des Bourbons.
  3. Mémoires de Richelieu. — Vie de Louis XV.
  4. Vie privée de Louis XV.
  5. Mémoires de Richelieu.
  6. Histoire de France. — Vie privée de Louis XV.