La Duchesse de Châteauroux/52

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 261-266).


LII

LA DISGRACE


Le duc de Richelieu, qui connaissait l’énergie de la passion du roi pour madame de Châteauroux, l’engageait à braver les ordres extorqués dans un moment où le malade n’avait plus sa tête ; il se rendait responsable de tout événement ; mais la fierté de la duchesse, son profond désespoir, ne lui permettaient pas de composer avec sa situation.

— S’il meurt, disait-elle, je n’ai plus besoin de rien ; si Dieu le sauve et me conserve son amour, il me tiendra compte des humiliations que j’aurai supportées pour lui. Et, redoublant d’énergie, elle se rend chez elle, où, prévenue par Lebel, mademoiselle Hébert faisait déjà les apprêts du départ.

Avant tout elle écrivit le billet ci-joint à M. de Vernage, premier médecin.

« Je n’ai d’espérance qu’en vous, monsieur ; la tête a tourné à tous les gens qui environnent le roi. Je vous demande en grâce qu’il n’en soit pas autant de vous ; l’on vous a appelé à toute extrémité ; si le malheur arrive, cela ne peut pas rouler sur vous ; je vous dois déjà la vie, si je vous devais la sienne, ce serait vous la devoir deux fois ; quelle reconnaissance n’aurais-je pas ! et assurément celleci serait cent fois plus sensible que l’autre.

» Comptez, monsieur, sur l’amitié la plus tendre.

» LA DUCHESSE DE CHATEAUROUX[1]. »

Le croirait-on ! le départ de la duchesse faillit ne pas s’effectuer le jour même, par la difficulté de trouver une voiture. M. de Maurepas, comme ministre de la maison du roi, s’était empressé de donner l’ordre qu’aucun des équipages de Sa Majesté ne fût mis à la disposition de la duchesse de Châteauroux, et personne ne voulait prêter son carosse à la favorite disgraciée. M. d’Argenson, ce ministre qui lui avait tant d’obligations, fut le premier à s’unir à ses ennemis pour lui refuser protection dans le malheur. Enfin l’homme léger, le roué dont chacun se croyait le droit de médire, fut presque le seul qui brava ces misérables craintes pour secourir son amie en butte à la vengeance des partis, à la fureur du peuple. Le duc de Richelieu la força d’accepter sa voiture et ses gens ; lui-même donna à son cocher toutes les instructions nécessaires pour éviter les endroits où devait passer la reine, car on savait que, prévenue par un courrier du duc de Gèvres, elle était partie de Versailles pour se rendre auprès du roi ; et M. de Richelieu voulait éviter une rencontre que l’exaspération du peuple pouvait rendre funeste à madame de Châteauroux ; mais il fallait une seconde voiture pour les femmes qui l’accompagnaient ; le maréchal de Belle-Isle prêta aussi la sienne.

Déjà toute la populace de Metz, ameutée par les princes et les ministres, était rassemblée sous les fenêtres fie la duchesse, et faisait retentir l’air de menaces, de cris insultants. Mesdames de Bellefonds, du Roure et de Rubempré, qui partageaient sa disgrâce, mademoiselle Hébert, et tous les gens de la duchesse, voulaient l’empêcher de sortir pour monter dans son carosse, en disant qu’on allait la massacrer ; tout le donnait à craindre, car ses ennemis avaient répandu dans le peuple qu’elle était l’assassin du roi, la cause des chagrins de la reine ; qu’après lui avoir enlevé le cœur de son époux, elle la privait encore de la vie du père de ses enfants. Toutes ces déclamations, répétées par le peuple, avaient porté sa fureur au comble.

— Laissez-moi partir seule, disait-elle avec une noble résignation ; ne vous exposez point à partager tant d’outrages, ils ne m’effraient point, moi ; le coup qui m’a frappée me rend insensible à tous les autres.

Et elle s’arrache des bras de sa sœur, qui l’arrête en vain, descend à la hâte l’escalier, et vient s’offrir calme à la vue des furieux qui assiégeaient sa porte. Étonnés de sa démarche audacieuse, ou ne la reconnaissant pas, dans l’idée où ils sontquela duchesse de Ghâteauroux n’oserait s’exposer à leur rage, ils la laissent passer jusqu’à la voiture. Mademoiselle Hébert accourt en larmes, elle implore les plus nicnaçan is, et dénonce ainsi sa maîtresse. Alors ils ramassent des pierres, cassent les glaces du carrosse ; mademoiselle Hébert se précipite sur la duchesse dans l’espoir de parer les coups qu’on porte à madame de Châteauroux. Un tel dévouement intimide cette populace ; elle s’apaise un moment : madame de Lauraguais profite de cet intervalle pour venir retrouver sa sœur, et presser les postillons de partir. Alors les huées, les lapidations recommencent ; c’est à ce bruit qu’elles traversent Metz, et l’on est contraint de quitter la grande route pour n’être point suivi de ville en ville par un semblable cortége.

Elles s’arrêtèrent dans une maison de campagne à quelques lieues de Metz ; mais les propriétaires de cette maison, craignant la populace, refusèrent ; de les loger ; il fallut aller à un château plus éloigné dont les maîtres étaient absents C’est à prix d’or qu’on détermina le concierge à leur donner asile jusqu’au lendemain soir, car elles ne pouvaient sans imprudence marcher que la nuit.

Ces dangers, ces humiliations, ces fatigues mortelles, madame île Ghâteauroux ne s’en apercevait point ; elle s’affligeait seulement de ce que sa marche errante ne permettait pas aux courriers du duc de Richelieu de la rejoindre, et la livrait à l’inquiétude la plus cruelle sur la vie du roi. M craintes, ni larmes, ne soulageaint son cœur ; sans sommeil, prenant à peine quelques aliments, il fallait toute la force de la jeunesse pour ne pas succomber à un état si violent. Elle faillit mourir de douleur au moment où, traversant la l’erté-sous-Jouarrc, elle fut reconnue, et où ces mots affreux : C’est elle qui a tué le roi, lui firent croire qu’il n’existait plus. Heureusement l’excès de son émotion la priva de tout sentiment ; elle n’entendit pas les menaces du peuple, qui voulait briser sa voiture et se porter à d’épouvantables violences. On ne sait, disent les mémoires du temps, ce qui serait arrivé sans un notable du pays qui imposa à la populace, et prit la malheureuse disgraciée sous sa protection.

Enfin, après tant de périls et tant d’avanies, elles arrivèrent à Paris, a l’hôtel de Lauraguais, où la duchesse trouva une lettre de M. de Richelieu : c’était la relation de ce qui s’était passé à Metz depuis son départ.

« Il est sauvé, écrivait-il ; il est sauvé par la grâce de Dieu et d’un empirique que Lebel et moi avons pris sur nous de faire entrer dans la chambre du roi, quand les médecins eurent déclaré qu’il n’y avait plus d’espoir. En effet, ces barbares prêtres armés des foudres de l’Église, avaient tellement terrifié son esprit, et abattu le peu de forces qui lui restaient, qu’il était en pleine agonie.

» Voici les détails de leur conduite depuis qu’ils ont fait le siège de la chambre du roi.

» Après vous avoir signifié l’ordre de vous retirer, qui a été dicté au roi par l’évêque de Soissons, sous peine de n’être point administré, le grand aumônier a eu l’audace d’ajouter à haute voix que les lois de l’Église et les saints canons lui défendaient d’apporter le viatique tant que vous seriez à Metz (et cela dans des termes que je ne saurais vous répéter ) ; qu’il fallait que Sa Majesté ordonnât de nouveau votre départ de la ville, sans perdre de temps, « car Votre Majesté, dit-il, mourra bientôt. »

» Concevez-vous la férocité de ces paroles ! Elles eurent tout l’effet qu’on en pouvait attendre ; le roi paraissait tout approuver du regard, il avait les yeux fixes, et l’on croyait qu’il pensait encore. Fitz-James, l’évêque de Metz, et les princes profitèrent de ce moment pour solliciter mon exil, ou, pour mieux dire, ils le décidèrent ; on tint la main du mourant pour lui faire signer plusieurs lettres de cachet, l’ordre de vous démettre de votre place de surintendante de la maison de la Dauphine, de votre place de dame du palais, un ordre semblable donné à madame de Lauraguais. On prétend que la lettre de cachet qui vous exile à cinquante lieues de Paris est restée dans la poche de d’Argenson, qui ne la fera point paraître, en cas de convalescence.

» Toutes ces mesures prises, les évoques ont fait un grand étalage des apprêts de l’extrême-onction ; l’effroi, les agitations, les troubles d’esprit furent tels alors dans le malade et dans les assistants, que les valets, désolés de voir qu’on tuait leur maître (c’est leur expression), disaient : « Notre bon maître va donner son royaume à M. de Fitz-James, s’il le lui demande pour son salut[2] ! »

» Avant d’appliquer les saintes huiles, l’évêque de Soissons tenu ce discours : « Messieurs les princes du sang, et vous grands du royaume, le roi nous charge, monseigneur l’évêque de Metz et moi, de vous faire part du repentir sincère qu’il a causé dans son royaume, en vivant comme il l’a fait avec madame de Châteauroux ; il en demande pardon à Dieu[3]. »

» À peine la cérémonie sinistre accomplie, les symptômes de mort succédèrent rapidement. Le 15, à six heures du matin, on appela les princes pour assister aux prières des agonisants, qui durèrent jusqu’à midi. D’Argenson lit emballer ses papiers, le duc de Chartres lit atteler sa chaise de poste pour se rendre à l’armée du Rhin ; les médecins, les courtisans se retirèrent. C’est alors qu’ayant entendu parler à M. Leroi-du-Gué d’un ancien chirurgien-major du régiment d’Alsace, qui faisait, dit-on, des miracles, je proposai à Lebel de l’introduire dans la chambre du roi. Le malade avait les yeux fermés, le pouls presque insensible ; on dit au chirurgien qu’il succombe aux suites d’une inflammation d’entrailles : — Il n’y a point d’inflammation, répond le chirurgien, j’espère le sauver. À ces mots, comme par l’effet d’un enchantement, le roi ouvre les yeux, demande quel est cet homme, lui fait signe de le palper encore, le chirurgien répète que L’estomac est sain, et dit au roi qu’il répond de sa vie. La-dessus, il lui fait avaler une forte dose d’émétiqqe, et le soir même on criait partout : « le roi est sauvé[4]. »

» La reine est arrivée pour jouir de cette résurrection ; elle a été fort bien reçue. Les prêtres, protégés par elle, recommencent leurs Intrigues, et l’état de faiblesse où le mi sera longtemps après une si cruelle maladie leur promet de nombreux succès ; mais ils feront bien de mettre à profit ces moments de terreur et d’atonie, car je me trompe fort, ou le roi reprendra ses anciens sentiments avec ses esprits et ses forces ; la crainte d’irriter le peuple, de perdre quelque chose de l’enthousiasme qu’il montre aujourd’hui pour son roi, contiendra, pendant quelque mois, la passion de son âme, mais nous la verrons triompher encore, il vous rappelera, soyez-en sûre, chère nièce ; justice sera rendue à votre noble caractère, à votre glorieuse influence sur lui ; vivez donc pour attendre ce jour, il est marqué dans le ciel, il est dû à vos malheurs, à mon dévouement pour vous, il sera notre récompense.

« LE DUC DE RICHLIEU. »

Il est sauvé, repétait madame de Châteauroux ; et cette pensée calma longtemps toutes ses peines. Mais lorsque, exempte d’inquiétude, il lui fallut se résigner à vivre loin de celui qu’elle adorait, lorsqu’elle vit s’établir cette habitude d’absence, cette cessation complète de toute correspondance entre elle et le roi, qui lui écrivait dix billets par jour, lors même qu’il la voyait chaque soir, elle sentit qu’un désespoir profond s’emparait de son âme. Ne plus régner, c’était pour elle le repos ; mais ne plus être aimée, c’était la mort.


  1. Billet de la duchesse de Châteauroux au docteur Vernage, trouvé dans les papiers du duc de Richelieu.
  2. Mémoires de Richelieu, tome VII, page 35.
  3. Vie de Louis XV. (Relation de la maladie de Louis XV. Manuscrits de la bibliothèque.
  4. Relation de la maladie de Louis XV, à Metz. Manuscrits de la bibliothèque royale.