La Duchesse de Châteauroux/54

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 271-274).


LIV

LE SIÉGE DE FRIBURT.


Le siége de Fribourg occupait alors tout Paris ; l’arrivée de chaque courrier était l’événement de la journée ; celui qui apporta la nouvelle de la prise du chemin-couvert inspira de vives craintes, car ce succès avait coûté beaucoup de monde. Les fougasses de l’ennemi avaient fait sauter une compagnie entière des grenadiers Bourbons ; le capitaine d’Argeulieu avait eu le bras emporté ; on parlait avec enthousiasme de la conduite du maréchal de Coigny, du comte de Lowendal[1], du comte de Mailly[2], et de plusieurs officiers qui s’étaient distingués pendant ce long siége ; on vantait surtout le courage du prince de Soubise, qui, ayant eu le bras cassé par une pierre en montant à la tranchée, s’était fait porter en cet état sur tous les points où sa présence était nécessaire[3].

Chaque dépêche contenait un nouveau trait de bonté, de présence d’esprit, d’intrépidité de la part du roi. En vain ses généraux le suppliaient de moins exposer sa personne, il redoublait d’ardeur pour terminer le siège, voulant, disait-il, finir glorieusement cette campagne, et revenir à Paris plus digne des sentiments que les Parisiens lui avaient témoignés lors de sa maladie.

Le duc de Richelieu tenait madame de Châteauroux au courant de tous ces événements ; il lui parlait des soins du roi pour le prince de Soubise, qu’il allait voir panser tous les jours, et combien cette preuve de sensibilité le faisait adorer de l’armée et des chefs ; toujours pénétré de l’idée que les sentiments du roi pour elle étaient comprimés et non éteints, le duc lui en donnait pour preuve les vives remontrances que le duc de Châtillon venait de recevoir de Louis XV, à propos d’une lettre de madame de Châtillon à la reine d’Espagne, qui instruisait cette princesse de ce qui s’était passé à Metz, et cela dans les termes les plus injurieux pour la duchesse de Châteauroux. « Je sais à n’en pas douter, ajoutait le duc, toutes les démarches que le roi à fait faire à M. de Vauréal, notre ambassadeur, pour avoir un double de cette lettre et en connaître Fauteur ; j’ai remarqué, en dépit de son aptitude à surmonter ses impressions, qu’il éprouvait un vif ressentiment de l’injure que l’on vous faisait, et je parierais bien qu’avant deux mois le duc de Châtillon et sa femme seront exilés ; ne vous laissez donc point abattre par le chagrin : si le roi vous venge ainsi, c’est qu’il vous aime encore. »

Enfin, après deux, mois de tranchée ouverte, le drapeau blanc flotta sur les remparts de Fribourg ; les châteaux que l’Autriche regardait comme imprenables étaient déjà détruits par nos bombes. Dannis, gouverneur de la ville, vint lui-même au quartier du roi, et lui dit qu’il n’apportait aucune capitulation, s’en remettant à sa générosité. Louis XV accorda une suspension d’armes, ensuite il lit évacuer la place, et démolir les fortifications.

Après avoir tout ordonné, le roi se mit en roule pour Paris ; un courrier du duc de Richelieu en vint apporter la nouvelle à madame de Châteauroux. Hélas ! l’impression de joie qu’elle en éprouva fut cruellement empoisonnée par ce que lui mandait son ami ; d’abord le roi lui avait ordonné de ne pas le suivre, et de se rendre sans délai en Languedoc, pour y tenir les états ; ensuite, malgré toutes les insinuations de M. de Richelieu et ses questions indirectes, il n’avait pu obtenir un seul mot du roi sur elle.

« Il est clair, ajoutait-il, que les prêtres, la cabale de la reine, et, plus que tout cela, le désir de ne diminuer en rien le triomphe qui l’attend, remportent sur tous ses autres sentiments : il souffre visiblement de votre absence, rien ne lui plaît, rien ne l’intéresse ; mais comme vous n’êtes plus là pour stimuler cette âme engourdie, elle cède à l’ombre du cardinal qui semble avoir passé dans le corps de l’aumônier. Je ne saurais blâmer la fierté qui vous enchaîné ; je sens qu’il est des insultes dont le ressentiment ne permet pas de faire certaines démarches, et cependant le moindre souvenir de vous… un seul mot peut-être… »

— Ah ! je ne le dirai pas, ce mot humiliant, s’écria la duchesse ; jamais il ne saura de moi ce que je souffre par son abandon cruel. Il l’a voulu, il le vent encore ; non, puisque son retour à la vie n’a point été le signal de mon rappel, i nul ordre n’a rétracté ses ordres barbares ; puisque nul souvenir de lui n’est venu adoucir mes larmes, c’est que son cœur m’est fermé sans retour… Ah ! qu’il soit du moins tout à cet amour de gloire que j’ai fait naître en lui ! qu’il me sacrifie à sa renommée, qu’elle s’augmente, s’il le faut, de son ingratitude ; mais que j’implore sa pitié, après avoir eu son amour… non, je l’aime trop encore pour m’avilir ainsi !… il est trop puissant pour que je lui pardonne.

Et des pleurs inondaient son visage ; alors, pour calmer un peu les accès d’une douleur si déchirante, madame de Châteauroux se rendait à l’église ; un carrosse sans armoiries, des gens sans livrée, une mantille dont le capuchon retombait sur ses yeux, l’empêchaient d’être reconnue ; d’ailleurs, le curé de Saint-Sulpice, touché des aumônes qu’elle faisait aux pauvres de sa paroisse, lui avait donné le privilège d’entrer dans la petite chapelle réservée qui tient à celle de la Vierge. C’est là que, se livrant à toute la piété de son âme, elle demandait au Ciel le pardon de ses erreurs et la fin de sa souffrance ; exaltée, superstitieuse comme toutes les âmes tendres, elle implorait la sainte Vierge pour en obtenir la faveur de mourir le jour d’une de ses fêtes.

Cette faveur lui fut accordée.

  1. Ulric-Frédéric Voldemar, comte de Lowendal, était arrière-petit-fils naturel de Frédéric III, roi de Danemarck. Ayant porté les armes en Pologne, l’an 1713, comme simple soldat, il devint bientôt capitaine, et se signala dans plusieurs batailles avant de pasa r au service du roi de France. C’est madame de Châteauroux qui engagea Louis XV à le nommer lieutenant-général. Quoique M. de Lowendal ne fût pas de tranchée lorsqu’on attaqua le chemin-couvert, il s’y porta par un excès de zèle ; il y fut blessé d’un coup de feu qui fit craindre pour sa vie ; il a été fait maréchal de France après le siége de Bergopzoom. (Fastes de Louis XV. — Dictionnaire historique.)
  2. Le comte de Mailly, depuis maréchal de France, est mort sur l’échafaud en 1793, après avoir offert, pendant sa longue et glorieuse vie, l’exemple des talents, de la bravoure d’un commandant d’armes unis aux qualités les plus douces d’un homme aimable, au mérite d’un bon administrateur ; les institutions fondées par lui en Roussillon, pendant son commandement, font encore bénir sa mémoire. Il avait épousé dans un âge avancé mademoiselle Narbonne Poulet, digne par son ancien nom de s’allier au nom illustre des Mailly, et non moins digne par son noble caractère de s’unir à un des hommes les plus distingués de son siècle ; on sait avec quel dévouement elle a partagé sa captivité. Le respect dû aux sentiments modestes de madame la maréchale de Mailly nous oblige à taire tout ce que nous pourrions ajouter à cet éloge.
  3. Voltaire. Richelieu. Lacretelle.