La Duchesse de Châteauroux/53

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 266-271).


LIII

LA RENCONTRE


Au milieu de tant de chagrins, la duchesse de Châteauroux avait senti battre son cœur au récit de l’accueil fait, le 19 août, au premier courrier qui apporta la nouvelle que le roi était hors de danger ; elle se faisait répéter comment, dans sa joie, le peuple avait entouré et presque étouffé de caresses le courrier, que l’on avait baisé son cheval, ses bottes, qu’on l’avait porté en triomphe, en criant le roi est guéri ! et que Louis XV, en entendant raconter ces transports de joie qui avaient succédé à ceux de la désolation, en avait été attendri jusqu’aux larmes, et s’était écrié en se soulevant avec peine :

— Qu’il est doux d’être aimé ainsi ! et qu’ai-jc donc fait pour Je mériter ?

« Tel est le peuple de France, ajoute M. de Voltaire en relatant ce fait, sensible jusqu’à L’enthousiasme, et capable de tout excès dans ses affections comme dans ses murmures. »

Le Dauphin et Mesdames avaient reçu, pendant la maladie du roi, l’ordre de s’avancer jusqu’à Verdun et de s’y arrêter ; mais Le duc de Chàtillon, gouverneur du Dauphin et Le plus constant ennemi de madame de Chàteauroux, avait résolu de conduire son élève jusqu’au lit du roi mourant : eu vain M. d’Argenson et Le maréchal de Belle-Isle lui avaient représenté que la fièvre du roi pouvait se communiquer, et que d’ailleurs c’était risquer de causer une révolution au malade que de lui faire voir son fils en ce moment. Le duc de Chàtillon insista et présenta le Dauphin au roi, qui le reçut froidement. Un souverain a tant de raisons de douter des regrets du fils qui lui succède ! Louis XV ne vit dans cet empressement que celui de régner, et il conserva depuis l’éternel souvenir de cet acte de désobéissance[1].

À peine rétabli, le roi tomba dans une mélancolie profonde ; on s’aperçut qu’il devenait chaque jour plus sombre, et qu’il cherchait à se rappeler les scènes qui s’étaient passées pendant sa maladie. Le duc de Richelieu, en apprenant cette disposition du roi, écrivit de Bâle au cardinal de Tencin et au maréchal de Noailles pour négocier son retour ; ceux-ci lui répondirent qu’il n’avait jamais été mieux dans l’esprit du roi, et il revint aussitôt reprendre ses fonctions d’aide de camp et de premier gentilhomme de la chambre. Ce fut une consolation mêlée de quelque espoir pour madame de Chàteauroux que ce retour de son ami auprès du roi ; ce n’était qu’une voix à opposer à tous les cris de haine qui s’exhalaient contre elle, mais cette voix avait un écho dans le cœur de Louis XV, elle serait la plus forte.

M. de Richelieu connaissait trop bien le caractère du roi pour hasarder de lui parler le premier de madame de Châteauroux, pour L’engager à braver l’opinion publique, l’affection de la reine, et la puissance des prêtres en rétractant les actes de rigueur d’un roi à l’agonie ; mais il lui fit remettre par Lebel la relation exacte de ce qui s’était passé pendant sa maladie. On devine que MM. de Fitz-James, de Bouillon et les princes du sang y étaient peints avec de vives couleurs. M. de Richelieu espérait que Louis XV lui parlerait de cette relation, mais il ne lui en dit rien.

Dans le même moment, le comte de Clermont [2], moitié prêtre et moitié soldat, félicitait Sa Majesté sur le parti qu’elle avait pris de rompre avec une femme qui le trompait ; les duchesses de Fleury et de Boufflers, qui avaient accompagné la reine à Metz, faisaient entendre au roi que madame de Châteauroux n’avait jamais cessé de correspondre avec le duc d’Agénois ; les unes affirmaient qu’elle était tombée évanouie en apprenant que le duc avait été dangereusement blessé à la prise de Château-Dauphin ; les autres assuraient qu’il s’était échappé plusieurs fois de son cantonnement pour venir la voir en secret. Enfin la calomnie achevait l’ouvrage commencé par la haine.

On se cachait de madame de Flavacourt pour médire de sa sœur ; car madame de Flavacourt aussi avait suivi la reine, et lorsqu’elle se présenta aux yeux du roi, ce que la reine ne permit qu’aux derniers moments de son séjour à Metz, on remarqua un grand trouble sur le visage de Louis XV.

Madame de Châteauroux apprend que le roi, encore faible et convalescent, va partir pour Strasbourg, qu’il s’apprête à commander le siège de Fribourg en personne ; elle retombe dans toutes ses inquiétudes pour Louis XV, et souffre de plus du chagrin de s’en voir abandonnée ; car pas un souvenir, pas un seul mot de lui, ne vient l’aider à supporter la vie !

En vain le duc de Richelieu lui écrivait de prendre courage ; qu’en dépit de tout ce qui se réunissait contre elle, plusieurs indices lui faisaient présumer que le roi n’était pas si bien guéri de son amour qu’il affectait de le paraître ; qu’on en avait pour preuve le retour de plusieurs personnes qui avaient été sacrifiées en même temps qu’elle ; le silence du roi éteignait (ont espoir dans l’âme de madame de Châteauroux.

Madame de Lauraguais et la duchesse de Modène, qui réparaient, par les soins les plus tendres, les torts d’une jalousie mal fondée, ne pouvaient obtenir de madame de Châteauroux un moment de distraction. Enfermée depuis six semaines dans le grand appartement de l’hôtel Lauraguais, que sa sœur l’avait forcée d’accepter, on n’avait pu la décider à prendre l’air, ni à l’aire un peu d’exercice ; enfin sa sœur, la voyant dépérir, la conjura en larmes de se laisser soigner par elle. Madame de Châteauroux, touchée du chagrin de madame de Lauraguais, consentit à la suivre un matin au Luxembourg.

Elles descendent de voiture à la petite porte du jardin, et se dirigent vers les allées les plus sombres et les moins fréquentées ; mais la duchesse de Châteauroux, affaiblie par tant de souffrances diverses, ne put marcher longtemps ; elle fut forcée de s’asseoir sur un des bancs de pierre de l’allée solitaire.

In promeneur qui se dirigeait de ce côté les aperçoit ; il croit deviner à leurs gestes que l’une des deux se trouve mal, il vient leur offrir ses secours ; son âge déjà avancé, son ton noble et poli, la manière simple dont il s’offre pour rendre un service, inspirent de la confiance à madame de Lauraguais ; elle accepte la proposition qui lui fait d’aller chercher un verre d’eau chez le concierge, car la pâleur de madame de Châteauroux augmente : mais celle-ci s’oppose à ce qu’on s’occupe d’elle, la peur d’être reconnue l’empêche même de remercier celui qui l’ait preuve de tant d’obligeance. Cependant, voyant qu’il peut être utile, le promeneur s’assied sur le banc, la conversation s’engage entre lui et madame de Lauraguais : après quelques questions de part et d’autre, il dit à la duchesse qu’il était officier supérieur dans les armées du roi ; qu’après avoir servi vingt ans avec honneur, les ministres lui ont fait un passe-droit de la dernière injustice, et qu’il s’est retiré dans une petite ville de province, n’ayant pas de quoi vivre à Paris.

— Je ne m’y trouve en ce moment ajouta-t-il, que pour réclamer le paiement de ma modique pension de retraite. À ce récit, madame de Châteauroux, certaine de n’être pas connue de l’officier, hasarda de lui demander pourquoi il n’avait pas eu l’idée de s’adresser, dans le temps, à la duchesse de Châteauroux, pour faire parvenir au roi la juste réclamation du prix de ses services.

— Elle aimait à obliger le mérite, dit-elle d’un ton timide, elle se serait intéressée à…

— Moi ! madame, interrompit l’officier avec feu, moi, avoir recours à cette femme perdue ! Hélas !… je suis son parent, et c’est la seule tache que je connaisse à mon nom ; non, madame, l’honneur m’est trop cher pour vouloir rien tenir de la main d’une femme qui a vendu le sien… profiter de la faveur d’une…

— Malheureux, s’écria madame de Lauraguais, envoyant sa sœur tomber sans connaissance, vous l’assassinez.

— Qu’ai-je dit ?… grand Dieu ! s’écrie l’officier en aidant madame de Lauraguais à secourir sa sœur. Quelle est cette femme ?…

— Eh ! ne le devinez-vous pas, répond-elle, avec indignation ; quelle autre que celle que vous insultez pourrait ainsi mourir de vos paroles. Oh ! si vous connaissiez la bonté de son cœur, la noblesse de son caractère, jamais vous ne l’auriez outragée à ce point. Elle est si malheureuse !…

— Pardon, s’écrie l’officier en se jetant aux pieds de madame de Châteauroux, je suis un barbare, un monstre, d’insulter ainsi une faible femme ; c’est l’exaltation d’un sentiment auquel j’ai tout sacrifié dans ma vie qui me rend sévère, injuste ; mais je ne suis pas méchant, jugez-en plutôt, l’état où je la vois m’arrache des larmes. Ah ! je donnerais ce qui me reste au monde pour la voir se ranimer, pour lui ôter le souvenir de cet affreux moment.

L’accent de cette voix implorante pénétra jusqu’au cœur de madame de Châteauroux ; elle ouvrit les yeux et vit tant de repentir de l’avoir offensée dans ceux de l’officier, qu’elle lui tendit la main ; il la pressa de ses lèvres, lui demanda encore pardon de sa cruauté, jura de la réparer dans un entier dévouement ; car, disait-il dans son regret d’avoir été si barbarement sincère, on n’a pas de traits si nobles, un regard si pur, une douleur si vraie sans mériter l’indulgence, l’amitié.

— Ah ! c’est votre prospérité passée que j’insultais ! laissez-moi vous venger en me permettant de me dévouer à votre malheur, croyez que j’y serai fidèle.

— Je le veux, bien, répondit madame de Châteauroux, en respirant plus librement, vous savez ce qui m’accuse, vous viendrez entendre ce qui me justifie.

Alors madame de Lauraguais, craignant de prolonger l’émotion de sa sœur, pria l’officier de l’aider à soutenir madame de Châteauroux jusqu’à l’endroit où se trouvait leur voiture ; dans l’excès de son zèle, le chevalier de Mailly la porta plus qu’il ne la soutint vers la grille du jardin, et ne la quitta qu’après avoir obtenu la permission de se présenter le lendemain chez sa parente la duchesse de Châteauroux.

  1. Histoire de France, par Lacretelle. — (Vie privée de Louis XV.)
  2. Le comte de Clermont, abbé de Saint-Germain-des-Prés, général des armées du roi.