La Duchesse de Châteauroux/57

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 287-290).


LVII

UNE LETTRE AUTOGRAPHE


— Se peut-il que vous nous mettiez dans une semblable inquiétude ! s’écrièrent à la fois madame de Lauraguais et M. Duverney ; voyez, vos pauvres domestiques en sontaussi tourmentés que nous, lin effet tous les gens de la maison étaient dans un trouble qui prouvait assez leur attachement pour leur bonne maîtresse.

Elle leur demanda à tous pardon du tourment qu’elle leur avait causé, promit île rester enfermée chez elle les trois jours que dureraient les réjouissances publiques, et recommanda à ses gens de ne laisser entrer personne, à moins qu’un courrier… mais non, ajouta-t-elle tout bas il n’en viendra point.

M. Duverney et le chevalier de Mailly furent seuls exceptés ; c’est par eux que madame de Châteauroux devait apprendre les nouvelles de ce qui se passerait à l’hôtel de ville, à Notre-Dame, enfin partout où l’on fêterait, L’on bénirait le roi.

On voudrait en vain donner une idée de l’agitation où elle fut livrée pendant les trois jours et les trois nuits que Louis XV passa aux Tuileries. Ne pouvant supposer qu’il restât si près d’elle sans lui donner une preuve de souvenir, elle écoutait les moindres mouvements qui se faisaient dans sa maison ; les pas d’un cheval sur le pavé de sa cour la faisaient tressaillir : une porte ouverte un peu vivement la rendait tremblante. Mademoiselle Hébert, qui lisait si bien dans sa pensée, n’osait lui remettre une lettre qu’après lui avoir répété plusieurs fois de quelle part elle venait. C’était vers la nuit surtout que l’espérance et le découragement l’oppressaient tour à tour.

— À force de fêter le roi, disait M. Duverney, le soir du dîner de l’hôtel de ville, on ne lui laisse pas un moment de liberté, et je crois avoir vu aujourd’hui qu’il commençait à se fatiguer d’un si long enthousiasme : je ne sais si quelque attraction le conduisait vers moi, mais il m’a fait l’honneur de m’adresssr plusieurs fois la parole, il m’a demandé si j’avais du monde à Plaisance.

— Se rappellerait-il qu’il y a deux ans… pensa madame de Châteauroux…

— Il avait l’air distrait, préoccupé en me faisant cette question, continua M. Duverney, et quand j’ai répondu : « Je ne connais personne, Sire, qui n’ait voulu être témoin du triomphe de Votre Majesté, » son visage a pris une expression que je ne saurais définir ; il y avait de la joie, de la tristesse ; enfin il a une arrière-pensée qui le tourmente.

— Quelques remords d’ingratitude, et voilà tout, dit la duchesse avec un sourire amer.

En cet instant un domestique apporta la liste des personnes qui s’étaient fait écrire, dans la journée, chez le suisse. En lisant les noms du duc d’Ayen, du comte de Coignv, du président de Montesquieu, madame de Châteauroux fut touchée de reconnaissance, car dans la disgrâce on tient compte des moindres démarches ; mais le nom qui lui produisit le plus d’effet ce fut celui du cardinal de Tencin. Était-ce la pudeur du protégé ou la prévoyance du courtisan qui lui valait cette politesse ? Ah ! qu’elle eût été moine incertaine si madame de Tencm lut venue avec son frère !

N’importe, s’il n’y avait pas d’avantage, au moins ne craignait-on pas de déplaire au maître en se montrant bienveillant pour elle ; son cœur trouvait momentanément quelque consolation dans cette idée. C’est alors qu’elle écrivit cette lettre au duc de Richelieu, à Montpellier.

« Paris, 16 novembre 1714[1].

» Il est venu à Paris, cher oncle, et je ne puis vous rendre l’ivresse des bons Parisiens ; tout injustes qu’ils sont pour moi, je ne puis m’empêcher de les aimer à cause de leur amour pour le roi : ils lui ont donné le nom de Bien-Aimé, et ce titre efface tous leurs torts envers moi. Vous ne savez pas ce qu’il m’en a coulé de le savoir si près, et de ne pas recevoir la moindre marque de son souvenir ; mon trouble, mon agitation ne peuvent se décrire ; je n’osais paraître ; on est si cruel à mon égard que toute espèce de démarche aurait para un crime. D’ailleurs, je n’ai plus d’espérance, mon cher oncle, je n’extravague plus, et loin de vouloir mettre des conditions à mon retour par l’exil des uns et des autres, je me sens assez de faiblesse pour me rendre à une simple demande du maître.

» Mais, dites-moi donc, croyez-vous qu’il m’aime encore ? Non, vous me faites assez entendre qu’il ne faut pas compter sur son retour. Il croit peut-être avoir trop de torts à effacer, et c’est ce qui l’empêche de revenir. Ah ! il ne sait pas qu’ils sont tous oubliés. Je n’ai pu résister à ce désir de le revoir ; j’étais condamnée à la retraite, à la douleur, pendant que tout le monde se livrait à la joie ; j’ai voulu en avoir au moins le spectacle ; je me suis mise de manière à n’être point reconnue, et, avec mademoiselle Hébert, j’ai été sur son passage, je l’ai vu : il avait l’air joyeux et attendri ; il est donc capable d’un sentiment tendre ! Je l’ai regardé longtemps, et voyez ce que c’est que l’imagination, j’ai cru qu’il avait jeté les yeux sur moi, et qu’il cherchait à me reconnaître. Je ne puis vous exprimer ce qui se passa en moi ; je me trouvai dans la foule, très-pressée, et je me reprochai cette démarche pour un homme par qui j’avais été traitée si inhumainement ; mais, entraînée parles éloges qu’on faisait de lui, par les cris que l’ivresse arrachait à tous les spectateurs, je n’avais plus la force de m’occupe ! de moi. Une seule voix sortie près de moi me rappela à mes malheurs, en me nommant d’une manière bien injurieuse. » Vous me blâmerez, sans doute, cher oncle, mais je n’ai pu résister à la tentation. Depuis ce temps, je suis plus agitée que jamais ; je compare mon état à celui que j’avais ; je n’ai de tout temps pas trop compté sur les amis, mais je vois avec peine l’abandon de plusieurs. Je crois que tôt ou tard il m’arrivera quelque malheur ou que je serai victime de quelque fausse accusation. J’ai des pressentiments que je ne peux éloigner : j’ai bien besoin de votre présence ! vos états seront donc éternels ? »

Ce récit touchant et simple, cette profonde mélancolie d’un cœur découragé, ces avertissements du ciel, cette prévision d’une destinée implacable, peignent mieux que nous ne saurions le faire l’effet de la fatalité sur une âme noble et tendre. Madame de Ghàteauroux, malgré tout ce qui excusait sa faiblesse, se sentait coupable devant Dieu. Aussi attendait-elle les derniers coups de la justice divine avec une sainte résignation.

— Je l’ai voulu, pensait-elle, oui, j’ai voulu payer de mon repos dans ce monde, de mon salut, le bonheur de le conduire par l’amour à la gloire : j’ai réussi, que le ciel me punisse !


  1. Lettre de madame de Châteauroux, trouvée dans les papiers du maréchal de Richelieu.