La Duchesse de Châteauroux/58

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 290-295).


LVIII

LES APPRÊTS DE VOYAGE


Le roi était avec toute la cour de retour à Versailles, où de nouvelles acclamations, de nouvelles fêtes l’attendaient. Tant qu’une lueur d’espérance avait soutenu madame de Châteauroux, l’idée de vivre loin de Paris ne lui était point venue ; mais alors ce séjour lui devint chaque instant plus insupportable, et le peu d’amis qui lui restaient l’engagèrent à s’en éloigner ; car il était facile de prévoir qu’elle succomberait bientôt à la triste vie qu’elle y menait. Madame de Lauraguais et le chevalier de Mailly lui conseillaient un voyage, en Italie ; M. Duverney voulait qu’elle s’établit au château de Plaisance, le duc d’Aven seul insistait pour qu’elle restât à Paris, tant il redoutait pour elle de nouvelles insultes.

— Ah ! si je ne l’aimais plus, pensait-elle, je trouverais facilement un asile contre la méchanceté et l’injustice du monde ; mais mon cœur, encore tout à lui, n’est pas digne d’être offert à Dieu. Cependant je veux me rapprocher de ces bienheureuses dont aucune passion ne trouble l’existence. La vue de leur bonheur, de cette douce paix de l’âme que je goûtais avant d’être à lui, calmera mes tortures : oui, je partirai demain, j’irai chez les dames de Sainte-Marie, à N… ; l’abbesse m’a élevée, elle sait que je n’étais pas née pour la honte ; elle a toute l’indulgence de la vertu, elle ne me repoussera point… j’aurai sa pitié, car, pour sa bénédiction, je n’y prétends pas… oui, je partirai…

En prenant cette décision, madame de Châteauroux cédait moins à l’espoir de se convertir qu’au désir généreux de rendre ses amis plus libres ; elle savait que les longs malheurs fatiguent la constance des plus zélés, et que le soin d’accorder ce qu’on doit à la disgrâce avec le désir de rester en faveur demande une préoccupation de tous les instants dont l’esprit se lasse bientôt. C’était pour que madame de Lauraguais pût recouvrer sa place à la cour, pour que MM. D’Ayen et Duverney y conservassent les leurs, qu’elle s’exilait volontairement du monde.

Mademoiselle Hébert n’avait pu recevoir l’ordre de tout préparer secrètement pour s’éloigner à jamais du voisinage de la cour, sans fondre en larmes. Sa maîtresse ne lui avait pas fait l’injure de croire qu’elle pût la laisser partir seule, et ce n’est pas sur elle que cette excellente fille pleurait ; mais aller ainsi s’enterrer dans un cloître, sans vocation, sans espoir de repos ! c’était la fin de tout pour sa jeune maîtresse : et l’on sait à quel point le malheur avait redoublé son attachement pour madame de Châteauroux.

Les malheureux sont comme les malades, chaque mouvement les blesse ; l’idée de ce départ mettait le comble à la tristesse de madame de Châteauroux ; elle voulait profiter, pour s’éloigner de Paris, de la nécessité où était madame de Lauraguais d’habiter encore quelques jours l’hôtel de Brancas ; car elle ne se sentait pas la force de dire adieu à sa sœur.

C’était le soir du 28 novembre, les chevaux de poste étaient commandés pour deux heures du matin. Voulant tenir son départ secret, la duchesse avait mis dans sa confidence deux de ses gens seulement ; le reste de sa maison était déjà couché. Mademoiselle Hébert mettait à part les objets que voulait emporter sa maîtresse ; la Bible donnée par le roi vint à tomber, madame de Châteauroux se précipite pour la ramasser, la pose sur son canapé auprès d’elle :

— C’est le premier don de son amour, dit-elle, il ne me quittera plus ! Ah ! puissé-je y puiser tous les sentiments qui épurent l’âme et qui aident à mourir !

Alors ses yeux tombèrent sur ce proverbe de Salomon : Le cœur des rois est inscrutable… »

— Est-il donc vrai, mon Dieu ! s’écria-t-elle ; et des pleurs vinrent la soulager.

— Que voulez-vous, dit mademoiselle Hébert au domestique qui ouvrait la porte.

— Mademoiselle, c’est quelqu’un qui demande… à…

— Vous savez bien que madame la duchesse n’est point visible : dites à cette personne qu’elle ne peut entrer.

— Ce n’est point à madame la duchesse, mais à vous, mademoiselle, que ce monsieur veut parler…

— Ah ! oui ; c’est sûrement l’homme d’affaires que j’ai fait avertir ; mais il vient bien tard… N’importe ; dites-lui d’attendre un instant, je vais lui remettre la note de madame. Et mademoiselle Hébert, après avoir pris un papier qui se trouvait sur la cheminée, sortit de la chambre en laissant madame de Châteauroux absorbée dans ses pensées douloureuses.

Elle était encore dans la même attitude, quand mademoiselle Hébert rentra précipitamment, le front pâle, les lèvres tremblantes, les regards animés, enfin dans un état d’agitation qui l’empêchait de proférer une parole.

— Qu’avez-vous donc ? s’écria madame de Châteauroux avec effroi, qu’arrive-t-il ?

— Rien… rien… madame… il De faut pas que madame s’inquiète ;… bien au contraire… c’est quelqu’un qui voudrait… lui parler.

— De quelle part ? demanda la duchesse en se levant, et avec une émotion qu’elle ne put maîtriser.

— Mais c’est de la part… au nom du ciel… calmez-vous, madame… vous allez le savoir… c’est un billet que l’on vous apporte.

— D’où vient-il ?

— Sans doute, il fera plaisir à madame.

— D’où vient-il ? Ah ! vous me fades mourir d’impatience.

— Et c’est pour éviter l’état où je vous vois, madame, que je n’osais vous dire qu’il vient…

— De Versailles ?

— Oui, madame… entrez M. Lebel… entrez donc, aidezmoi à la secourir… Sainte Vierge !… elle ne respireplus ! Lebel et mademoiselle Hébert portent madame de Châteauroux évanouie sur son lit. On coupe son lacet, on lui fait respirer des sels.

— Revenez à vous, madame, répétait Lebel : c’est le roi qui m’envoie. Ah ! ne vous rendez pas malade, il serait si malheureux !…

Lebel avait raison de compter sur l’effet de ces paroles ; elles auraient rappelé madame de Châteauroux du fond de son tombeau.

— Ah ! ne me trompez pas… dit-elle d’une voix faible.

— Aon, c’est bien moi, reprend Lebel ; et cette écriture est bien celle du roi.

Il fallut aider madame de Chàteauroux à soutenir sa tête pour lire ce billet :

« À madame la duchesse de Châteauroux.

» Un coupable, qui pourtant vous est resté fidèle, se rendra demain soir secrètement à votre porte : daignerez-vous le recevoir ? peut-il espérer son pardon ?

» Louis.

— J’en mourrai de joie, dit-elle en retombant sur son oreiller ; mais non, donnez-moi quelque chose qui me ranime de l’air surtout. Ah ! je me sens mieux… ajouta-t-elle. lorsque mademoiselle Hébert eut ouvert une fenêtre.

Quelques gouttes d’élixir dissipèrent bientôt son oppression, et lui rendirent ses forces : alors seulement elle s’aperçut que Lebcl la contemplait d’un air attendri :

— J’ai bien souffert, n’est-ce pas ?

— Le roi aussi, madame ; je suis le seul au monde qui sacbe les chagrins qu’il dévore depuis sa maladie : il avait beau vouloir me les cacher comme aux autres ; je surprenais chaque jour quelques nouvelles marques de sa profonde tristesse ; et pourtant l’on sait les triomphes, les fêtes, les acclamations qui lui ont été prodigués ! Mais j’oublie qu’il m’attend avec impatience : si madame la duchesse voulait…

— Oui, repartez bien vite, dit madame de Chàteauroux, en faisant signe à mademoiselle Hébert de lui donner de quoi écrire.

« au roi,

» Ce pardon, il est là sur mon cœur, il vous attend, depuis cet affreux jour où… Mais je vous verrai demain : tant de bonheur efface tout.

» LA DUCHESSE DE CHATEAUROUX. »

— Veillez à ce que le roi ne soit rencontré de personne, dit Lebel à mademoiselle Hébert, pendant que madame de Chàteauroux cachetait sa réponse ; il ne pourra sans doute partir de Versailles qu’à l’heure du jeu de la reine : il sera ici vers dix heures.

— Soyez tranquille ; madame la duchesse de Lauraguais est depuis plusieurs jours chez la duchesse de Brancas, elle n’en reviendra qu’après-demain. L’ordre sera donné pour qu’on ne laisse entrer qu’un seul carrosse dans la cour.

— Demain, répéta madame de Chàteauroux après le. départ de Lebel ; je le verrai demain !… je crois rêver… Il semble que mon cœur bat trop vite pour aller jusque-là… C’en est trop pour ma raison… pour ma vie peut-être… Ah ! si c’était une dérision du ciel… si tant de joie ne m’était offerte que comme un piège ?… si quelque obstacle… l’adresse de Maurepas… les menaces du grand aumônier… si ses craintes… sa faiblesse allaient le détourner ?… Mais ces mots écrits de sa main… cet appel à mon cœur… ce n’est point une illusion !… Il me demande grâce… il m’aime encore… Ah ! je ne croirai à ce bienfait du ciel que lorsque j’aurai entendu sa bouche me répéter qu’il n’a cessé de répondre à mon amour.

Ainsi, la fièvre de L’espérance avait succédé à l’anéantissement du cœur. Après ce passage subit du désespoir à la joie, l’agitation de madame de Châteauroux ne lui permit pas de rester au lit. Cette nuit d’attente, elle la passa à marcher dans sa chambre, en vain mademoiselle Hébert la suppliait de prendre quelque repos ; en vain elle fit servir le lendemain son déjeuner, son dîner, la duchesse ne pouvait ni rester en place, ni manger, ni même penser : car la crainte et l’espoir brouillaient, tellement ses idées qu’elle n’en pouvait suivre une seule…

L’habitude du malheur rend défiant pour les chances heureuses : madame de Ghâteauroux n’ose se flatter que nul obstacle ne s’opposera au projet du roi, elle en garde le secretà sa sœur, elle ne sait pas d’ailleurs l’importance que le roi peut mettre à laisser ignorer cette démarche : enfin elle attend ses ordres pour agir, comme elle attend sa présence pour revivre.