La Duchesse de Châteauroux/59

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 295-301).


LIX

BONHEUR MORTEL


Il faudrait avoir passé par les joies du ciel et les tourments de l’enfer pour donner une idée juste de ce qu’éprouva madame île Ghâteauroux pendant ces vingt-quatre heures. Elle frémit à chaque coup de marteau qui ébranle la grande porte de l’hôtel de Lauraguais ; car ce peut être un courrier du roi chargé de la prévenir qu’un motif impérieux le retient à Versailles. Cependant le jour s’éteint, l’heure sonne où Louis XV doit monter incognito en voiture avec Lebel pour se rendre à Paris. Alors l’agitation de madame de Châteauroux change d’effet ; elle a peine à se soutenir. Assise près de la cheminée, elle tombe dans une sorte de recueillement d’amour qui tient de l’extase. Oubliant qu’un sentiment profane offense le ciel, elle lui rend grâce du bonheur qu’elle attend. Ce moment Je calme, elle en fait un présage. Il a quitté Versailles, pense-t-elle, plus de doute. Je vais le voir, je le sens à la douce quiétude qui s’empare de mon âme… Non, ce n’est point l’accablement, suite d’une trop longue torture…, c’est la confiance calme et douce de l’innocent condamné, qui attend sa délivrance ; c’est l’aspect du soleil pour des yeux depuis longtemps aveuglés par la foudre.

Ô supériorité d’une véritable passion sur cet amour vulgaire dont l’intérêt, la vanité, sont si souvent la cause et le soutien ! Dans cette rêverie de vingt-quatre heures, où tant d’idées, d’orgueil, de vengeance pouvaient trouver place, madame de Châteauroux n’a qu’une pensée : revoir celui qu’elle aime. Son avenir ne va pas au delà. Toute son existence est concentrée dans la marche des aiguilles de sa pendule, dans l’horloge de l’église de Saint-Thomas, dont la cloche vient de sonner onze heures. Alors les battants de la grande porte crient sur leurs gonds, un carrosse entre dans la cour. Madame de Châteauroux devrait se lever pour aller au-devant de celui qui arrive, elle n’en a ni la force ni la puissance, ni l’envie ; elle est trop émue ; et puis le revoir devant témoins ! quelle profanation ! L’excès de sa joie est tel, que, pour n’y pas succomber, elle cherche à la contenir par un doute : si ce n’était pas lui !

Mais le roi est à ses pieds ; il les couvre de baisers et de larmes.

— Est-il bien vrai ? tu m’aimes ? s’écrie-t-il, tu me pardonnes ? Ah ! oui, tu as deviné qu’il fallait être mort pour te laisser traiter ainsi ! Ton cœur te dit que le mien n’a pas cessé d’être à toi… à toi à qui je dois tout, gloire, bonheur… Ah ! réponds-moi… répète que tu me pardonnes les horribles chagrins que je t’ai causés…

— Je ne m’en souviens plus.

Et ces mots étaient accompagnés d’un sourire céleste.

— Moi, je m’en souviendrai pour l’en consoler sans cesse ! Ah ! le ciel m’est témoin que sans la crainte de te rendre victime de leur rage, il y a longtemps que je t’aurais rappelée sur ce cœur qui t’adore : mais une horrible pensée me glaçait de terreur. Retenu à l’armée, je ne pouvais te protéger par ma présence contre les mêmes dangers qui avaient menacé ta vie. Je voyais nos ennemis ameuter le peuple contre toi ; je te voyais la proie de sa fureur. C’est à ce tableau sinistre, sans cesse devant nies veux, que j’ai dû le courage de te laisser souffrir. Mais il fallait conquérir l’amour de ce peuple pour l’éclairer sur toi ; il fallait mériter son estime pour oser lui dire : Cette estime, cet amour que j’obtiens aujourd’hui, c’est à elle, à ses conseils, à son dévouement que je les dois. Rendez-lui justice, tombez avec moi a ses pieds, car c’est l’ange sauveur de la France ! Il est des paroles pour peindre toutes les douleurs ; mais l’excès du bonheur est si rare, qu’on manque d’expressions pour en donner l’idée. Après quatre mois d’absence, de larmes, livrée à l’abandon, à la certitude de n’être plus aimée ; passer de la mort à toutes les félicités d’une résurrection céleste ; retrouver dans l’amour qu’on pleurait de nouveaux trésors de tendresse, une passion éprouvée par le malheur, un délire excité par le regret, (pie de motifs d’exaltation pour madame de Châteauroux !

— Non, je n’ai rien souffert, répétait-elle, en inclinant sa tête sur le sein du roi. Ce moment acquitterait une éternité de peines, bonis m’aime encore ! sa vie, sa gloire, son amour, le ciel ne m’a-t-il pas accordé tout ce que je demandais ? Ah ! que j’ai peur de la mort aujourd’hui ! Mon Dieu, faites que je résiste à tant de joie !

— Bannis ces tristes idées, cher ange ; oui, tu vivras pour éterniser mon bonheur, pour te voir rendre tout ce qui t’est dû, pour partager avec moi la puissance, et cet amour du peuple qui est ton ouvrage. Déjà tout est disposé à Versailles pour recevoir la dame du palais, la surintendante de madame la Dauphine, enfin madame la duchesse de Châteauroux.

— Non, plus de ces faveurs, de ces places qui excitent l’envie : elles m’ont trop coûté ! L’amour de bonis, cet amour qui vaut à lui seul tous les biens de la terre, est l’unique trésor que je veuille conserver. Ici, cachée dans un coin de cette grande ville, je vivrai pour attendre l’heure qu’il me donnera ; j’irai, s’il le faut, habiter une cabane des bois de Satory pour être plus rapprochée de lui, pour l’entendre plus souvent ; mais revoir mes bourreaux, m’exposer de nouveau à me voir arracher par eux d’auprès de tout ce que j’aime ! non, je n’en aurais pus le courage.

— Vous ne les verrez plus, dit le roi, l’évêque de Soissons a déjà reçu l’ordre de se rendre dans son diocèse[1] et dès demain le ministre qui a osé vous signifier l’ordre extorqué à un mourant viendra lui-même ici vous soumettre la liste de ceux que votre retour exile.

— C’est vouloir redoubler leur haine. Ah ! Sire, laissez-les croire qu’ils m’ont accablée à jamais ; que m’importent leurs insolents mépris, lorsque j’ai votre amour.

— Non, tu ne connais pas ce besoin de venger la femme qu’on aime, ce point d’amour commun à l’artisan, au roi, à tout ce qui possède une âme. Cette soif que je dévore depuis quatre mois pour mieux assurer ma justice, il faut que je la satisfasse. Je ne puis, sans lâcheté, laisser flétrir, par une longue disgrâce la femme à qui je dois mes succès, mon pardon. Elle reprendra son rang à la cour, car elle a gardé sa place en mon cœur ; elle sera encore l’objet du respect de tous, car son noble caractère ne s’est point démenti au milieu de tant de dangers, de tourments non mérités. La vérité sera enfin connue, dussé-je la soutenir, comme nos aïeux, la lance au poing. On saura que je serais un monstre d’ingratitude, si je pouvais oublier tant de bienfaits ; on m’applaudira d’accomplir un devoir sacré : oui, le plus saint de tous, c’est la reconnaissance. Tu me laisseras y satisfaire, ton roi l’ordonne, ton amant t’en supplie.

Cet ordre, cette prière, accompagnés par tant de serments d’amour, de caresses délirantes, madame de Châteauroux n’y pouvait résister. Cependant elle tenta encore quelques représentations sur l’éclat de son retour à Versailles.

— Sois tranquille, dit le roi, ce retour n’étonnera personne. Sais-tu où j’ai passé tout le temps que m’ont laissé les fêtes depuis mon arrivée à Versailles ? Dans ton appartement, assis à ta place ordinaire, écrivant sur la table où tu m’écrivais ; enfin j’ai vécu de ton souvenir, de l’espoir de ce moment ; et ceux qui m’entouraient ont deviné, sans peine, qu’aussitôt les fêtes terminées, les convenances satisfaites je volerais vers toi.

— Mais que dira la reine ?…

— Silence, je ne veux rien entendre, dit le roi en l’embrassant : j’ai retrouvé mon guide, mon ange tutélaire, il ne me quittera plus. C’est de lui que j’ai appris à régner, c’est à lui à subir ma puissance. Il s’y résigne, n’est-ce pas ?…

Un regard plein d’une douce langueur, un soupir répondirent seuls à cette impérieuse question. Pour le maître qui se fait adorer, la soumission n’est pas douteuse.

— Que de moments perdus, que de transports à me rendre ! s’écrie le roi ivre d’amour et de bonheur, que de baisers sont dus à ces yeux charmants, fatigués de larmes ! que de soins réclame cette pâleur touchante qui m’accuse et me ravit ! Non, jamais la douleur et la joie n’ont tant ajouté à la beauté d’une femme. C’est un charme qui défie tout ce qu’il y a d’adorable au monde, une vision céleste ! Ô Marianne ! parle-moi, que j’entende ta voix divine ; dis-moi que tant de félicité n’est pas un rêve, dis-moi que tu me suis dans le ciel.

Les cloches du couvent voisin de l’hôtel de Lauraguais sonnèrent en cet instant les matines.

— Grâce, grâce ! s’écria madame de Châteauroux tremblante, les yeux égarés : grâce, pas encore, suspendez ce glas funèbre. Fermez, ah ! fermez ce cercueil… Pitié pour tant d’amour ! que je le serre encore une fois sur mon cœur… niais non… la cloche ne s’arrête point… c’est l’heure fatale… Vois-tu les prêtres qui s’avancent, ajoute-t-elle d’un accent étouffé, en se pressant contre le roi, les vois-tu, ils viennent encore m’arracher de tes bras : cette fois c’est pour toujours !… Ah ! ne permets pas qu’ils nous séparent, Louis, entends-tu ?… ce serait pour toujours.

— Cher ange, calme-toi, dit Louis XV effrayé de ce cruel délire. Je suis là pour te défendre, pour te préserver de tout danger ; nul malheur ne saurait t’atteindre sur mon cœur.

— Vaine assurance ! ils marchent toujours vers moi. Vois-tu cette croix noire qui se balance dans les airs, ces ornements de deuil ? Entends-tu ces chants funèbres ?… c’est le repos de mon âme, c’est le pardon de mon amour qu’ils demandent à Dieu !… c’est le supplice éternel qu’ils m’annoncent, empêche-les de me saisir… dis-leur de m’épargner. Ah ! grâce ! grâce ! refermez ce cercueil… que je le serre encore une fois sur mon cœur.

En répétant ces mots, elle retomba presque inanimée dans les bras du roi.

— Grand Dieu ! s’écria-t-il, le malheur a troublé sa raison ! Marianne, reviens à toi ; ah ! ne me livre pas à cette affreuse inquiétude !

Madame de Châteauroux reprend ses esprits aux accents de cette voix chérie ; elle passe sa main sur les yeux de Louis, y recueille une larme, et veut le rassurer en disant :

— C’est une vision affreuse qui a frappé mon imagination ; je ne me pardonne pas l’effroi qu’elle vous a causé ! Mais j’ai tant pleuré ce bonheur ! j’ai si peur de le perdre encore ! Ma tête succombe sous le poids d’impressions si cruelles et si délirantes ! je ne sais quel effroi me glace au moment de nous séparer !

— Eh bien, suis-moi… ne nous quittons plus ;… mais non, ce n’est point ainsi que tu dois reparaître à la cour. Ta fierté, la mienne exigent que la justice autant que l’amour t’y rappellent. Cette détermination ne doit pas être l’effet du délire ; l’offense a été publique, scandaleuse, il faut que la réparation soit grave et éclatante. Dans peu d’heures, ceux qui ont bravé la duchesse de Châteauroux viendront ici demander son retour ; et ce soir même elle reviendra à Versailles. D’ici là, cher ange, calme-toi, ajouta le roi avec inquiétude, car la fièvre brillait dans les yeux de l’heureuse Marianne ; songe que ta vie est tout pour moi ; chasse un moment des souvenirs trop doux, trop vifs pour ne pas l’agiter. Ne pense qu’au plaisir sérieux de te voir vengée et honorée, de voir tes ennemis à la merci de ta clémence.

— Adieu, répondi-t-elle d’un accent douloureux.

— Ah ! ne sois plus triste, reprit le roi en la serrant sur son cœur, dis que je te laisse heureuse.

— Trop heureuse pour n’en pas perdre la raison… ou la vie.


  1. Le duc de Fitz-James, fils du maréchal de Berwick, renonça aux dignités de son père dont il avait la surveillance, pour embrasser l’état ecclésiastique. Après un tel sacrifice, on ne peut douter de la sincérité de ses sentiments religieux. Son mérite, ses vertus épiscopales lui donnaient le droit d’être sévère, il le fut envers madame de Châteauroux ; le roi l’en punit par un trop long exil. Chaque fois que ce prince venait à Compiègne, il trouvait sur son bureau une lettre, ou plutôt un petit sermon de l’évêque de Soissons. On en a conservé plusieurs fragments. Ces rigides conseils donnés dans la disgrâce suffisent pour prouver la noblesse du caractère du duc de Fitz-James, et le justifient assez des bruits calomnieux répandus sur son compte à la mort de madame de Châteauroux.