La Duchesse de Châteauroux/6

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 27-32).


VI

CONVERSATION


Le jour qui suivit cet entretien, madame de la Tournelle fut bien étonnée de voir entrer de bonne heure chez elle le docteur Vernage[1], qu’elle n’avait point fait appeler.

— Comment savez-vous que je suis malade, cher docteur ? dit-elle, vous venez donc de chez la duchesse de Lesdiguières ?

— Non, madame la marquise, répondit-il ; j’ai été, selon ma coutume, au petit lever, et c’est le roi lui-même qui m’a appris que vous étiez souffrante ; il paraissait alarmé de votre état. Voilà un pouls vif ; et cependant nous n’avons pas de fièvre : le sang se porte à la tête, n’est-ce pas ? Je vois cela.

En effet, la rougeur qui couvrait alors les traits de madame de la Tournelle pouvait donner cette idée ; et elle profita de ce prétexte pour dire au médecin qu’elle croyait avoir besoin d’être saignée.

— Un petit moment, n’allons pas si vite, reprit-il avec une importance risible ; nous n’en sommes pas là, il faut laver ce sang avant de le tirer, et quelques verres d’eau de tilleul légèrement acidulée doivent nous disposer au coup de lancette, qui ne sera peut-être point nécessaire ; car, excepté un peu de gêne dans la respiration et des couleurs trop animées, rien n’indique que nous ayons besoin d’y avoir recours ; je crois même que le grand air suffirait pour dissiper cette espèce de migraine. Le temps est beau, essayez d’une promenade en voiture ; je viens d’entendre donner l’ordre de la chasse dans la forêt de Saint-Germain, allez de ce côté, cela vous amusera ; et nous autres médecins, nous avons beau chercher à dissiper vos maux, mesdames, la moindre distraction en fait toujours plus que nous.

Madame de la Tournelle se refusa à suivre cette ordonnance, en assurant le docteur qu’elle ne se sentait pas en état de quitter son lit de la journée.

Un médecin de la cour se connaît mieux qu’un autre en maladie feinte, et sait qu’il n’est point de remède capable de guérir d’un entêtement ; aussi le docteur Vernage n’insista-t-il point sur son ordonnance. Seulement, ayant été mandé après cette visite par M. de Meuse, il répondit franchement aux questions de ce zélé courtisan sur l’état de madame de la Tournelle, qu’elle n’avait qu’une indisposition de jolie femme, c’est-à-dire un accès de caprices ou de vapeurs.

Cet avis, aussitôt communiqué au roi, lui inspira assez de mauvaise humeur pour ne pouvoir la dissimuler. Le voyage de Marly fut triste, malgré tous les frais d’esprit que firent madame de Tencin, la comtesse de Toulouse, mademoiselle de Charollais, MM. de Richelieu, de Maurepas, de Coigny et autres. Louis XV se rapprocha de madame de Mailly, et tous deux causèrent longtemps sur la mort de madame de Vintimille. Ce sujet n’était pas de nature à ranimer la gaieté : malgré la rivalité des deux sœurs, madame de Mailly avait toujours conservé un profond attachement pour madame de Vintimille, et la regrettait sincèrement, dette mort subite et mystérieuse revenait souvent à la pensée du roi ; non-seulement elle l’avait privé d’une femme qui lui plaisait, mais elle devait inspirer la terreur à toutes celles qui pouvaient se dévouer à lui.

Par suite de ce voyage et du retour d’intimité que les épanchements d’une même douleur valurent à l’ancienne favorite, il fut décidé que madame de Mailly conserverait au château l’appartement au-dessus de la chambre du roi, et que celui de M. de Meuse servirait pour les soupers que madame de Mailly donnerait à Sa Majesté. Ces soupers, où peu de courtisans étaient admis, devenaient chaque jour plus tristes : madame de Mailly, plus élégante que belle, avait passé l’âge où l’on plait ; son cœur aimant, désintéressé, était apprécié de Louis XV ; mais son esprit n’offrait pas assez de ressources contre l’ennui, ce monstre corrupteur des femmes et des rois ; et il était facile de prévoir qu’elle ne conserverait son empire qu’autant qu’une plus jeune et plus spirituelle ne voudrait point s’en emparer.

Les gens de la cour, qui redoutaient le plus l’influence que madame de la Tournelle pouvait prendre en cette circonstance, furent les premiers à la blâmer d’avoir laissé échapper cette occasion d’arriver au pouvoir. C’est dans l’ordre. Cède-t-on à son amour, on s’indigne de votre faiblesse ; en fait-on le sacrifice, on rit de votre duperie.

Madame de la Tournelle ne vit pas sans chagrin Louis XV retourner à son ancienne chaîne. Cependant une nouvelle l’eût blessée davantage ; mais ce qui l’affligeait surtout c’était de voir le roi retomber dans ses habitudes d’indolence, et par cela même perdu pour la gloire.

Lorsqu’après avoir entendu le récit de ces soirées passées dans les petits appartements, elle témoignait le regret de voir un prince brave et spirituel dépenser ainsi sa vie.

— C’est bien votre faute, disaient le duc de Richelieu et M. Duverney ; vous pouviez le rendre à une plus noble existence ; vous pouviez assurer son bonheur, celui de l’État et le nôtre, vous ne l’avez pas voulu. Grâce à vous, le cardinal l’emporte, et nous aurons le plaisir de vivre sous son règne, lors même qu’il sera tombé en enfance. Maurepas guette déjà ce moment pour joindre la feuille des bénéfices à son département de la marine[2]. L’imbécillité, la fatuité, voilà les deux puissances qui vont nous asservir. L’affaire du prince de Conti est une preuve assez frappante de la rancune de ce vieux prêtre. Vous savez qu’il a obtenu du roi l’ordre de faire arrêter le prince ?

— Quoi ! s’écria madame de la Tournelle, pour avoir sans permission été rejoindre le maréchal de Maillebois à l’armée, et cela dans la seule intention de le forcer à l’employer et de se battre pour la France ! Cet exemple-là n’est pourtant pas fort dangereux.

— Eh bien, le cardinal a prouvé au roi que c’était une insulte faite à son autorité ; un courrier a été dépêché aussitôt à M. de Maillebois pour mettre le prince aux arrêts dès son arrivée. En vain la princesse de Conti est allée implorer le cardinal-ministre ; il a prétendu qu’il n’était pour rien dans cet acte de rigueur. La pauvre princesse a fini par lui avouer qu’elle avait approuvé le projet de son fils, et qu’il devrait être imité par tous les princes en état de porter les armes. Elle l’a quitté en disant qu’elle allait se jeter aux pieds du roi pour lui demander pardon et grâce. En effet elle est arrivée à Choisi pendant que le roi était à la chasse ; elle a prévenu madame de Mailly et de Meuse qu’elle allait attendre le roi chez le concierge pour le surprendre. Madame de Mailly ne l’a point permis ; et au retour de la chasse, elle a elle-même introduit la princesse dans le cabinet du roi.

» — Votre fils a fait une grande faute, madame, a dit le roi.

» — Cela est vrai, sire, a-t-elle répondu, c’est pourquoi je viens supplier Votre Majesté de lui faire grâce.

» — J’ai envoyé mes ordres à Maillebois.

» Alors mademoiselle de la Roche-sur-Yon, qui était présente, a essayé quelques mots en faveur du prince, elle a vanté son zèle. Le roi a dit : « Il a montré beaucoup trop de zèle. » Puis la princesse n’a rien obtenu de plus. On dit qu’elle a si bien intéressé tous les princes au sort de son fils, qu’ils viennent d’adresser des réclamations au roi et qu’ils menacent d’en faire autant que le prince de Conti[3], si on persiste à le punir.

— Voilà où nous mènent les petites haines de ce bon cardinal, dit M. de Chavigny d’un ton ironique : il a déjà éloigné des affaires tous ceux qui en avaient le génie ; il ne lui manquait plus que de chasser de l’armée ceux qui savent bien se battre et commander. Avec de semblables mesures, vous verrez où nous mènera cette belle guerre de Bohême. Voici déjà l’Angleterre qui se déclare pour Marie-Thérèse : on fait des souscriptions pour elle. C’est la veuve du grand Marlborough qui monte la tête de toutes les vieilles ladies en faveur de la belliqueuse reine ; elles lui ont déjà offert cent mille livres sterling ; mais le parlement se promet de lui en faire accepter bien davantage. Ainsi nous voilà obligés de combattre contre les troupes de l’Autriche et l’argent de l’Angleterre, tout cela pour la gloriole de mettre la couronne impériale sur le front d’un prince bavarois dont nous ne nous soucions pas le moins du monde. En vérité, quand on prévoit où ce ministère nous conduit, on frémit pour la France.

— Mais si vous disiez tout cela à la reine, peut-être l’effroi d’un sort affreux la déterminerait-elle à éclairer le roi sur le mérite qu’il suppose au cardinal.

— Ah ! madame, vous connaissez bien peu l’impuissance où on a réduit la reine ; savez-vous ce que le roi lui a répondu dernièrement, quand elle a été se plaindre à lui du refus que le cardinal venait de lui faire, d’accorder à M. de Nangis une légère grâce ?

» Il lui a dit :

» — Faites comme moi, ne lui demandez jamais rien.

» Et chacun rit de ce bon mot, où se peint si bien toute la naïveté d’une soumission sans bornes.

— À propos de bon mots, vous a-t-on répété celui de Souvré ? demanda le duc de Richelieu ; on dit que le vieux gouverneur en est resté tout ébahi. Sauf respect pour messieurs de la finance, ajouta le duc en regardant M. Duverney, on reprochait au cardinal sa singulière protection pour les fermiers généraux ; on lui démontrait ce qu’ils gagnaient sur l’État, et la nécessité de réduire leurs bénéfices ; le vieil entêté, sachant ces messieurs appuyés par l’argent, s’évertuait à répéter que les fermiers généraux étaient les soutiens de l’État.

» — Oui, répondit Souvré, mais c’est comme la corde soutient le pendu.

Le financier Duverney[4] lui-même trouva la réponse excellente, et la conversation, détournée par cette plaisanterie, ne revint plus à des sujets sérieux. C’est ainsi que l’esprit et la gaieté faisaient alors tout oublier, même les malheurs inévitables qui menaçaient les rieurs.


  1. Médecin de Louis XV et de la duchesse de Mazarin.
  2. Le comte de Maurepas, secrétaire d’État au département de la marine et au département de la maison du roi.
  3. La princesse, ne sachant plus qu’imaginer, envoya à Versailles le jeune comte de Lamarche, en priant le cardinal de Fleury de le présenter au roi : on avait fait apprendre par cœur à cet enfant ces mots : « Sire, pardonnez à mon papa. » Le roi, touché de sa grâce, dit : « Il faudra bien vous accorder ce que vous demandez. » Puis il l’embrassa. Le prince de Conti servit ensuite comme volontaire, (Vie de Louis XV, tome II.)
  4. L’un des quatre frères Paris, qui rendirent de grands services au gouvernement après les désastres du système de Law. Paris-Montmartel était garde du trésor royal ; Paris-Duverney avait l’entreprise des vivres. Ce dernier avait beaucoup contribué au mariage de Louis XV avec la fille de Stanislas. Il jouissait d’un grand crédit à la cour et d’une immense fortune.