La Duchesse de Châteauroux/7

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 32-36).


VII

LA CHAISE À PORTEURS


Dans le courant de cette année, déjà marquée par tant d’événements pénibles pour madame de la Tournelle, elle fut cruellement frappée dans ses affections et dans son existence par la mort de la duchesse de Mazarin. Cette perte la laissait sans protection, et même sans asile, car sa tante, âgée seulement de cinquante-trois ans, ne s’attendait point à mourir si tôt, et elle n’avait eu le temps de faire aucune disposition testamentaire en faveur de ses nièces. Cet oubli rendait le comte de Maurepas et sa femme héritiers de la duchesse de Mazarin.

L’esprit et le bon goût sont impuissants contre les petites passions ; la conduite de M. de Maurepas en cette occasion en offre une preuve. Ses prévisions jalouses sur la destinée de madame de la Tournelle, sa crainte de la voir rester à la cour à portée d’exercer d’un moment à l’autre l’empire qu’elle avait dédaigné, l’antipathie innée de tout ambitieux pour une supériorité quelconque, le portèrent à une action qui paraît incompréhensible, surtout de la part de ce qu’on appelle un homme comme il faut. Il enjoignit à ses gens d’affaires de mettre textuellement à la porte de l’hôtel Mazarin madame de la Tournelle et madame de Flavacourt. Celle-ci, que l’absence de son mari mettait dans la même situation que sa sœur, prit un singulier parti qui lui réussit assez bien.

Pendant que madame de la Tournelle, pénétrée de sincères regrets, cache ses larmes par fierté, se dispose à se retirer dans le couvent où elle avait été élevée, madame de Flavacourt se fait porter dans sa chaise au beau milieu de la cour des ministres ; et là, elle attend qu’un des seigneurs de la cour vienne à passer, sûre que le premier venu voudra savoir ce qu’elle peut faire là. Elle se dit :

— Je suis jeune, sans père ni mère, mon mari est absent, mes parents m’abandonnent ; le ciel, sans doute, ne m’abandonnera point.

Placée au milieu de la cour, entre le ciel et la terre, elle fait ôter les brancards de la chaise, renvoie ses porteurs, et attend le secours de la Providence.

D’abord plusieurs personnes passent à côté d’elles sans s’inquiéter d’une station si singulière. Mais le duc de Gesvres arrive, ouvre la portière, et s’écrie :

— C’est madame de Flavacourt : et par quel hasard vous trouvez-vous là ?

— Parce que ma tante est morte, répond-elle, parce que M. de Maurepas et sa femme ont expulsé ma sœur et moi comme des aventurières. Madame de la Tournelle, dans son désespoir, est allée je ne sais où. Quant à moi, me voilà entre les mains de la Providence[1].

Le duc de Gesvres, encore plus surpris de ce qu’il entend, la prie d’attendre un moment, vole chez le roi, le conduit à la fenêtre, lui montre la chaise solitaire qui figure d’une manière si étrange au milieu de la cour, et lui apprend qu’elle renferme depuis deux heures la marquise de Flavacourt. Il raconte le motif de cette singulière démarche ; et le roi, vivement ému, s’écrie :

— Allez donc vite la chercher ; qu’on lui donne un logement, et qu’on aille aussi à la recherche de sa sœur, madame de la Tournelle.

Pendant ce temps, la reine, sachant dans quel abandon les laissait la mort de leur tante, de cette femme respectable pour laquelle elle avait toujours eu de l’amitié, avait envoyé chercher les deux pauvres sœurs, pour les prendre sous sa protection. La personne qui amenait madame de la Tournelle rencontra madame de Flavacourt dans le moment même où le roi envoyait l’ordre de leur donner asile au château ; on conduisit les deux sœurs chez la reine. Cette princesse les reçut avec une bonté touchante, pleura avec elles, et leur dit que, si la duchesse de Mazarin leur avait tenu lieu de mère, son intention était de la remplacer. L’officier de la chambre qui les avait annoncées, témoin un instant de ce spectacle, en fut ému lui-même, et a raconté à plusieurs personnes cette scène attendrissante[2].

Aujourd’hui que l’usage autorise les jeunes femmes à se passer du patronage d’une vieille parente ; qu’elles peuvent vivre seules, sortir seules et se montrer en public sans la compagnie d’une autre femme, on ne peut se faire une idée de l’important service que la reine rendait aux deux sœurs en les logeant près d’elle. Car, dans ce temps de mœurs légères, quelle que fût la fortune d’une jeune veuve, elle ne pouvait avoir ce qu’on appelait alors sa maison, qu’autant que ses grands parents habitaient avec elle, il fallait, sous peine de perdre sa réputation, se retirer au couvent, tant qu’on était jeune et jolie, ou bien obtenir le haut patronage de quelque princesse du sang.

Madame de la Tournelle accepta celui de la reine comme un bienfait du ciel. C’était à ses yeux le bouclier qui devait la défendre contre toutes les attaques. Car si la sagesse devenait impuissante contre la séduction, elle serait enchaînée à la vertu par la reconnaissance.

Le roi, qui s’était d’abord réjoui de l’abandon où se trouvait madame de la Tournelle, sentit tout ce que la protection de la reine allait ajouter d’obstacles à ses vœux. Il s’en affligea au point d’être obligé d’en parler, lui qui savait si bien dévorer une peine !

Le duc de Richelieu essaya de le consoler, en lui démontrant que la nécessité de la rencontrer chez la reine et les princesses était le moyen le plus sûr de combattre toutes les sages résolutions de madame de la Tournelle : qu’ajouter à tant de séductions l’idée d’un crime d’ingratitude, c’était la conduire à la passion par le remords.

Le roi désirait savoir les particularités de la mort de madame de Mazarin ; il fit demander madame de Flavacourt, n’osant pas s’adresser à sa sœur. Il la plaisanta sur sa station étrange dans la cour des ministres, et fit la réflexion gracieuse et spirituelle qu’une semblable démarche ne pouvait venir à l’idée que d’une femme honnête. Car, pour faire ainsi parler de soi, il fallait être certain qu’il n’y avait que du bien à en dire. Ensuite il lui promit la première place vacante de dame du palais, et lui donna un appartement dans l’aile gauche du château, qui avait été occupé autrefois par madame de Mailly. Madame de la Tournelle eut l’appartement de M. de Vauréal, évêque de Rennes, alors ambassadeur en Espagne.

Lorsque madame de Flavacourt revint près de sa sœur, avec quelle attention madame de la Tournelle écouta les moindres détails de cet entretien, et qu’elle sut bon gré à Louis XV de lui avoir épargné des remercîments qu’elle n’aurait pu lui adresser sans embarras.

Par suite de cet événement, M. de Maurepas fut mal reçu du roi pendant plusieurs jours. Il avait prévu cette disgrâce momentanée, et s’appliqua à y parer en se rendant utile. Il avait toujours en réserve, pour ce qu’il appelait les moments difficiles, quelque affaire épineuse, quelque décision embarrassante à prendre où son avis et son travail étaient indispensables ; et, quand cette ressource ne suffisait pas pour apaiser la colère du maître, il en passait par tout ce que le roi voulait. C’est ainsi qu’il s’humilia auprès de madame de Flavacourt au point de lui dire que ce qui s’était passé à l’hôtel de Mazarin était l’effet d’un malentendu ; qu’il la priait d’en recevoir ses excuses ; qu’il était prêt à les faire à madame de la Tournelle ; mais celle-ci ne voulut recevoir ni explications ni excuses de la part d’un homme qui les avait si outrageusement insultées.

Cette réponse dédaigneuse fut la base de l’inimitié éclatante qui a toujours régné depuis entre le ministre, sa femme et madame de la Tournelle.


  1. Mémoires de Richelieu, tome VI.
  2. Vie privée du maréchal de Richelieu.