La Duchesse de Châteauroux/61

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 306-310).


LXI

DERNIERS CONSEILS AU ROI


Cependant madame de Châteauroux s’est parée pour recevoir le roi : un couvre-pieds de dentelle, doublé d’une étoffe bleu de ciel, un manteau de lit pareil, des nœuds de ruban, une baigneuse élégante d’où s’échappent quelques boucles de ses beaux cheveux, offrent l’aspect d’une parure de convalescente. Mais tant de soins pour dissimuler l’effet de ses horribles souffrances en rendent encore les ravages plus frappants.

La duchesse de Modène, madame de Lauraguais, mademoiselle Hébert sortent. Elles trouvent les salons, les antichambres remplis des seigneurs, des dames de la cour qui viennent eux-mêmes savoir des nouvelles de la duchesse. La foule de curieux qui ont suivi le carrosse du roi questionnent avec intérêt les gens de l’hôtel. La pitié, la justice ont remplacé la malveillance.

Resté seul avec la malade, le roi veut lui parler, mais le souvenir de madame de Vintiraille, ce même regard, brillant dans des yeux battus, dont la paupière se soulève avec peine, cette oppression, ces couleurs vives de la fièvre qui animent une partie du visage, quand l’autre est déjà couverte de la pâleur de la mort, il les reconnaît, et la terreur s’empare de son âme ; il ne peut proférer un mot.

Madame de Châteauroux devine sa pensée.

— Non, je n’aurai pas le même sort, dit-elle, rassurez-vous, cher Louis, je me sens beaucoup mieux : Vernage prétend que, si je passe cette nuit sans crise nerveuse, je serai bientôt guérie : le plaisir de vous voir me l’ait tant de bien !

Le roi, abusé par la confiance feinte de madame de Châteauroux, retrouve un peu d’espoir. Il lui parle de l’intérêt général qu’on prend à sa souffrance, de la réparation éclatante qu’elle obtient à la ville comme à la cour. Il lui peint le bel avenir qui l’attend, car c’est toujours d’avenir qu’on parle aux malheureux qui n’en ont plus.

Elle sourit avec complaisance à ces riants tableaux ; elle affecte de lui demander un appartement à Trianon pour y passer le temps de sa convalescence.

— Les malades ont des caprices, ajoute-t-elle, eh bien, moi, je veux que vous me promettiez de fêter aussi mon retour à la vie ; je n’exige point de char de triomphe, d’acclamations du peuple, de festins, de bals, enfin ! rien de ce qu’on a fait pour vous. Je veux tout simplement que vous rappeliez notre ami Richelieu qui s’ennuie à Montpellier, pour recommencer le petit souper que nous finies tous trois, il y a deux ans, à sa grande surprise. Il ne sera pas moins étonné de me voir faire les honneurs de celui-là que de l’autre.

— Je lui écrirai ce soir même, il sera près de nous avant peu, car il est destiné à l’honneur d’accompagner madame la surintendante, lorsqu’elle ira au-devant de la Dauphine, dit le roi en baisant avec un respect affecté la main de la duchesse.

— Mais si la pauvre surintendante ne peut remplir ce pompeux devoir, il ne faut pas que son oncle soit moins favorisé ; il a été si parfait pour elle dans ses malheurs. Vous ue l’oublierez jamais, n’est-ce pas, Louis, ce qu’il a fait pour moi ?

— Dites pour nous, reprit le roi ; oh ! non, jamais, et si la guerre continue, comme il ne peut manquer de s’y distinguer encore, c’est des mains de ma belle Marianne qu’il recevra le bâton de maréchal de France.

— M. de Chavigny ne mérite pas moins vos bontés, Sire : c’est un homme attaché à votre gloire, à celle du pays. Lui et Duverney sont les seuls qui aient toujours approuvé votre résolution de prendre le commandement de l’armée ; leurs conseils vous seront toujours profitables, promettez-moi de les écouter ?

— Oui, s’ils s’accordent avec les vôtres, mon amie, répondit le roi, effrayé de l’espèce de testament que madame de Châteauroux semblait lui dicter. Mais tant que vous serez mon ange gardien, je n’aurai pas besoin d’autre guide.

— Il n’est pas vrai que j’aie à me plaindre du maréchal de Noailles, ainsi qu’on a pu vous le dire, continua madame de Châteauroux ; il était alors trop occupé de l’armée, de l’effet que votre danger pouvait avoir sur l’esprit des troupes, pour pensera moi ; et d’ailleurs cet oubli est bien compensé par les soins que j’ai reçus constamment de sa famille.

— Pourquoi vous inquiéter du sort de vos amis ? ne sont ils pas les miens ? ne serez-vous pas toujours là pour les protéger ? Obère Marianne, parlez-moi de vous ; je ne puis m’occuper d’un autre intérêt aujourd’hui, Je crains que cette conversation ne vous fatigue : il me semble que vous souffrez davantage… votre main est brûlante ; si vous buviez quelque chose de calmant ?…

— Oh ! oui, dit-elle vivement ; quelques gouttes de ce lait qui est là sur la table ; donné par vous il doit détruire l’effet du… mal… qui me déchire…

Le roi frémit de la pensée que madame de Châteauroux croyait lui déguiser ; il souleva doucement cette tête si belle, approcha de ces lèvres décolorées la tasse de lait.

— Quel dommage, dit-il, qu’il faille acheter par tes souffrances le bonheur de te soigner !

— Ah ! ne me plains pas, s’écria-t-elle, d’une voix oppressée, non, jamais, je ne fus plus heureuse…

Et sa tête appesantie tomba sur les bras du roi ; les vives couleurs de ses joues s’éteignirent. Elle porta la main à son front : c’est là qu’était le siège de ses douleurs. Le roi couvre de baisers ce front pâle et abattu, il voudrait prendre tout entière cette fièvre qui la dévore. L’amour, le désespoir le dominent ; il ne se sent plus la force de se contraindre ; un soupir profond s’échappe de son sein, ses yeux se remplissent de larmes. En. ce moment madame de Châteauroux lève les siens sur lui.

— Tu me pleures, dit-elle. Oh ! non, rassure-toi cher Louis je ne mourrai point… Le ciel me fera grâce pour toi… il n’a pas mis tant d’amour dans mon cœur pour l’éteindre si tôt… Je le vois, la prédiction de cette femme, de cet oracle de Choisy, vous revient à l’esprit ; j’en ai été moi-même un instant frappée ; mais la raison nous défend de céder à ces sortes de prévisions. Ce soûl de tristes mensonges ; il n’y a de vrai au monde que mon amour, que tes soins, la tendresse, ton retour a moi. Ah ! c’est le modèle d’un bonheur trop rare sur la terre pour n’en pas perpétuer l’image. Louis… espère… je le veux…

Cet ordre donné par une voix si douce… c’était le despotisme d’un ange.

— Oui, s’écria le roi dans une exaltation douloureuse, oui, je crois à ta vie, à ton amour, à tout ce qui fait mon existence ; je crois que le ciel ne m’a pas soumis à un être si parfait pour me ravir sa protection, son âme, qui est la mienne, cette âme où j’ai puisé tous les sentiments qui honorent ; il sait que je suis ton ouvrage que le sort de la France dépend de ta vie, il vous la conservera.

En cet instant Vernage entra : c’était l’heure où les convulsions reprenaient avec le redoublement de fièvre. La duchesse lui avait elle-même recommandé d’interrompre son entretien avec le roi s’il se prolongeait jusqu’à ce moment, tant elle craignait de l’affliger par le spectacle de son martyre.

— Pardon, dit Vernage en s’adressant au roi, il faut que nous prévenions le retour de la fièvre par un peu de cette potion.

— Approchez, docteur, et voyez comme je respire plus librement ; je suis mieux, n’est-ce pas ? assurez-en donc le roi, pour qu’il retourne sans inquiétude à Versailles.

Vernage ne savait que répondre, car, en l’écoutant, il tâtait le punis de la malade, et le sentait devenir à chaque minute plus convulsif.

— À bientôt, Sire, dit-elle en pressant la main du roi… Adieu… Cette visite m’a l’ait tant de bien !… Ah ! je vous reverrai encore ?… J’espère…

— Demain, je reviendrai savoir…

— À demain… Oui, partez… il est tard, interrompit-elle vivement, à demain… Adieu…

Ce dernier mot fut à peine articulé.

Mais son visage était ranimé ; son sourire gracieux dissimulait si bien sa souffrance, que le roi s’y trompa. L’espoir rentra dans son cœur : autrement aurait-il pu la quitter !

Mais à peine a-t-il empreint ses lèvres sur la main de madame de Châteauroux, à peine est-il sorti de la chambre, qu’ayant perdu avec la présence du roi la force de se contraindre, la malade laisse voir l’excès des maux qui la déchirent. Cependant elle étouffe ses cris, car elle n’a point entendu le carrosse du roi sortir de la cour ; madame de Modène, madame de Lauraguais ne sont pas rentrées dans sa chambre ; le roi n’est donc point encore sorti ? quelle raison le retient ?

Vernage voit à quel point cette idée la tourmente ; il appelle mademoiselle Hébert, la laisse auprès de sa maîtresse et va voir ce qui se passe dans le salon. Hélas ! malgré l’espérance qu’il conserve, Louis XV a été si cruellement frappé de l’état de madame de Châteauroux, qu’en sortant de sa chambre il est tombé sur un siège presque entièrement privé de sens, car, ainsi qu’elle, il avait épuisé toutes ses forces à feindre le calme, la confiance, quand l’inquiétude rongeait son sein.

— Grand Dieu ! s’écria Vernage en voyant la pâleur du roi, son cœur l’avertissait trop bien. Ah ! Sire, par pitié pour elle, prenez courage, ou votre souffrance achèvera de la tuer ; tout n’est pas désespéré, le repos le plus complet, sa jeunesse, les douces pensées qui occupent maintenant son esprit, peuvent triompher de la maladie ; mais songez que la moindre émotion peut ramener des crises mortelles, que votre chagrin peut l’éclairer sur son danger, et qu’elle est en ce moment même fort inquiète de savoir ce qui vous retient ici.

— Oui, c’est une faiblesse impardonnable, dit le roi en essuyant la sueur froide qui coule de son front ; elle qui donne si bien l’exemple du courage ! Partons, Meuse, donnez-moi votre bras. Puis, s’adressant à Vernage : Ne la quittez pas d’un instant, mon ami ; dites-vous bien qu’en sauvant ma vie vous n’aurez rien fait pour moi, si je ne vous dois encore la sienne.

Puis il serra affectueusement la main du docteur et sortit du salon, laissant tout le inonde ému de sa douleur.