La Duchesse de Châteauroux/62

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères, éditeurs (p. 311-315).


LXII

LE CURÉ DE SAINT-SULPICE


Madame de Châteauroux était en proie à une attaque de convulsion que mademoiselle Hébert s’efforçait en vain de calmer, lorsque Vernage rentra dans la chambre ; les moyens qui avaient jusqu’alors tempéré ses douleurs restaient sans effet, la crise dura presque tout la nuit. Vers quatre heures du matin, il y eut quelques moments de calme dont la duchesse profita pour faire demander M. Languet de Gerzi, le vénérable curé de Saint-Sulpice. Puis elle fit prier M. Duverney de venir écrire sous sa dictée. Il s’empressa de lui obéir, et, lorsqu’il l’entendit exprimer ses dernières volontés, ce qu’elle appelait ses derniers conseils au roi, avec autant de raison que d’éloquence, il ne put croire qu’un esprit si lucide, un flambeau si brillant fût sur Je point de s’éteindre.

L’état de la France, ce qu’elle avait droit d’attendre de son souverain, l’avantage pour lui de commander toujours ses troupes, la défiance dont il devait s’armer contre l’influence de ministres plus actifs qu’habiles, de prêtres plus ambitieux que dévots ; la prudence qu’il devait apporter dans la choix delà femme qui le captiverait un jour, rien ne fut oublié dans ce testament moral. « Avec un cœur aussi dévoué, aussi amoureux que celui de Louis XV, disait-elle, on est dans la dépendance de ce qu’on aime. Il n’est point de vertus qu’une femme d’un noble caractère ne puisse lui inspirer. Malheur à lui, malheur à la France, si ce cœur si bon, si courageux, devient la proie du calcul, de la coquetterie et de l’ambition ! »

Cet écrit, souvent interrompu par des douleurs intolérables, finissait ainsi :

« Je désire qu’il ne soit fait aucune enquête sur la cause de ma mort. »

Pendant que M. Duverney remplissait ce triste devoir, les yeux souvent obscurcis par des larmes, la duchesse de Modène était près de là, avec madame de Flavacourt, que le bruit du danger de sa sœur avait fait accourir, qui pleurait, se repentait de l’avoir abandonnée dans la disgrâce, et venait implorer son pardon.

— Pensez-vous, disait-elle avec une vive sollicitude, qu’elle consente à me voir ?

— Ah ! nous ne saurions douter de la générosité, de la tendresse de son âme, répondit la princesse. Je vais la pressentir à ce sujet, ajouta-t-elle en voyant M. Duverney sortir de la chambre de madame de Châteauroux, allez m’attendre dans la bibliothèque, il ne faut pas que vous restiez dans ce salon, il va se remplir de tous les courtisans qui affectent de prendre à son état l’intérêt le plus vif. Ah ! ma chère, j’ai parfois l’affreuse idée que ceux par qui elle meurt sont là…, parmi tant de gens qui prient pour elle près de nous, dont la douleur fait pitié aux indifférents même. Il me semble les voir jouir de cette douleur, et sourire avec une ironie barbare à ce reste d’espoir que nous gardons encore. Ô mon Dieu ! pardonne-moi ces horribles soupçons.

Madame de Modène se rendit auprès de la malade, lui parla du désir que madame de Flavacourt avait de la revoir.

— Qu’elle vienne, répondit-elle, mais qu’elle se presse… Ah ! pourquoi n’est-elle pas là !… je l’embrasserais de bon cœur !…

Madame de Modène ouvrit la porte qui donnait dans la bibliothèque, et madame de Flavacourt s’élança dans les bras de sa sœur.

En ce moment mademoiselle Hébert annonça le curé de Saint-Sulpice, et tout le monde se retira. Avec quel pieux respect les amis dont les soins aident à prolonger une vie qui s’éteint cèdent la place au consolateur qui vient parler au mourant de la vie éternelle ! Comme l’impuissance des choses de ce monde se fait sentir aux âmes les moins religieuses dans ce moment solennel, où la pensée plane forte et pure sur les ruines du corps, où on la voit survivre aux douleurs, comme elle doit survivre à la mort.

Pendant cette confession d’une seule faute, que la mourante appelait son crime, chacun resta dans un muet recueillement. Les personnes qui se trouvaient dans le premier salon, les gens de la maison qui avaient suivi le curé de Saint-Sulpice, se prosternèrent à l’exemple de madame de Flavacourt, et se mirent a prier pour attirer la miséricorde du ciel sur la pauvre pécheresse : c’était un tacle touchant. Le curé lui-même en éprouva une sainte émotion et bénit au nom du ciel la ferveur de cette prière unanime.

— Priez, mais ne pleurez plus, dit-il d’un ton simple et pourtant solennel, car elle est maintenant digne du pardon de Notre-Seigneur, et la miséricorde de Dieu est infinie ! Vernage, qui s’était discrètement éloigné à l’arrivée de M. Languet de Gerzi, revint près de la malade : il ordonna une quatrième saignée, espérant par là détourner le sang qui se portait au cerveau : mais ce violent remède ne fut d’aucun secours contre le retour des convulsions.

Dans les moments où elle reprenait ses esprits, madame de Châteauroux exigeait qu’on trompât le roi sur son état ; pour être [dus certaine d’être obéie sur ce point, elle avait fait entrer dans sa chambre l’un des courriers qui venaient de Versailles, d’heure en heure, et lui avait recommandé de dire au roi qu’elle allait beaucoup mieux, et que c’était elle-même qui l’en avait assuré.

Elle employait à écrire les courts moments où ses douleurs aiguës la laissaient respirer. Mademoiselle Hébert, la voyant ainsi épuiser le peu de forces qui lui restaient, demanda tout lias au médecin s’il ne fallait pas s’opposer à ce qu’elle se fatiguât de cette manière ?

— Ne la contrarions pas, avait-il répondu, c’est inutile.

Et mademoiselle Hébert, comprenant trop bien cette condescendance, cacha son visage eu larmes derrière les rideaux qui voilaient le jour d’une des fenêtres.

M. Duverney fut encore rappelé par madame de Châteauroux ; elle lui remit le testament qu’elle avait fait deux mois après son retour de Metz, lorsqu’elle pensait, avec trop de raison, ne pouvoir survivre à son chagrin. Ce testament était en faveur de la duchesse de Lauraguais ; elle lui léguait toute sa fortune en reconnaissance de l’asile et des soins qu’elle eu avait reçus, sauf deux contrats de renies, dont l’un était destiné au chevalier de Mailly. l’autre à mademoiselle Hébert ; plusieurs pensions allouées à ses bons serviteurs, et tout sou argent comptant qu’elle laissait aux pauvres.

Puis elle fit apporter son écria, mit à part un magnifique collier pour la duchesse de Modène ; la bague la plus simple pour madame de Flavacourt ; ses riches tablettes données par le roi furent destinées au duc de Richelieu ; elle ordonna de faire porter sa belle vierge du Corrége dans la galerie de tableaux de M. Duverney. Les plus belles éditions de sa bibliothèque furent pour M. de Chavigny, le maréchal de Belle-Isle, le maréchal de Xoailles ; chacun de ses amis reçut un souvenir d’elle.

Quand elle eut satisfait à ces adieux de cœur, elle fit approcher mademoiselle Hébert, et lui dit :

— Vous ne monterez plus cette montre. Quand ma dernière heure sera venue, vous la marquerez sur ce cadran, pour qu’elle lui rappelle longtemps le moment où j’ai cessé de vivre pour lui ; ensuite vous chargerez M. Duverney de la remettre au roi… avec mes cheveux. Je sais que, malgré tout ce que ce soin a de pénible, vous le remplirez avec exactitude. Prenez courage, ajouta-t-elle en entendant les sanglots qui suffoquaient la pauvre fille, tant de fidélité et de zèle, le ciel les récompensera.

Et ses forces, succombant à de si tristes émotions, elle resta plusieurs minutes sans connaissance ; bientôt après les convulsions revinrent, et elle passa alternativement des tortures les plus déchirantes, d’un délire effroyable, dans un profond anéantissement.

Le roi arriva. Malgré l’opposition des médecins, des amis, enfin de tout ce qui se trouvait là, il voulut la voir, et l’on ne saurait peindre son désespoir à l’aspect de son amie mourante. Hélas ! elle n’avait plus sa tête ; mais la Bible qu’elle tenait dans sa main contractée, le portrait qu’elle serrait sur son sein, disaient assez que son cœur pensait encore.

— Marianne, s’écria le roi éperdu, Marianne ! répondez-moi ; ô mon Dieu, rendez-moi sa vie ! ne souffrez pas qu’un si grand crime s’accomplisse !… C’est donc là cette puissance qu’on m’envie… Elle était tout pour moi, on me l’arrache, on la tue sous mes yeux… et je ne puis ni la sauver, ni la venger. C’est moi ! c’est mon amour qui l’assassine… Les monstres ! ils ont juré la perte de tout ce qui m’est cher. Ah ! que rie commencent-ils par moi ; j’attends leurs poisons, leurs poignards, pour cesser de souffrir, de haïr… de pleurer !…

Et l’excès de la douleur étouffant sa voix, il tombe à genoux près du lit de la mourante, il baigne de larmes ses mains à demi glacées ; on dirait que ses cris, ses pleurs la raniment ; elle fixe sur lui des yeux sans regard ; ses lèvres s’entr’ouvrent, elle voudrait lui parler, elle le reconnaît sans doute, mais elle n’a plus de voix, mais ses bras ne peuvent plus s’étendre vers lui. Le roi semble deviner qu’elle rappelle, il la presse sur son sein, mais il voit ses yeux se refermer ; alors son courage, l’abandonne, il retombe à genoux aussi pâle qu’elle.

Au même instant, les deux battants de la porte s’ouvrent, des chants d’église se font entendre, la croix divine s’abaisse sous les riches draperies, le saint sacrement resplendit sous le dais ; les prêtres se rangent autour du lit de mort ; une voix s’élève :

— Votre Majesté ne peut rester ici, dit-elle.

À cette voix qui vient du ciel, le roi sent qu’il faut obéir. Mais il se soutient à peine, et la main qu’il tient encore semble par sa contraction lui défendre de s’éloigner.

— Sire, répète le prélat d’un accent formidable, votre Majesté ne peut rester ici.

Alors le duc de Luxembourg et le duc d’Ayen entraînent le roi hors delà chambre, et profitent de l’état de stupeur où ’le désespoir le plonge pour l’arracher à ce lieu de douleur. Ainsi, la même solennité religieuse, le même ordre devait séparer Louis XV de madame de Châteauroux, comme elle l’avait été de lui ; mais pour cette fois c’était bien l’ordre de Dieu lui-même, le signal de la séparation éternelle !