La Duchesse de Châteauroux/63

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 315-321).


LXIII

LA MORT



Une femme voilée et vêtue de noir était entrée à la suite des prêtres. Prosternée derrière le lit de madame de Châteauroux, elle prie et pleure, ainsi que tous ceux qui sont là. On dirait qu’un sentiment intime avertit la mourante de sa présence, les douleurs s’apaisent, l’égarement cesse, elle éprouve ce mieux fatal, précurseur de la mort ; ce répit, qui semble être accordé aux agonisants pour leur donner le temps de faire leur paix avec le ciel. Elle demande à faire amande honorable à toutes les personnes de sa famille pour le scandale qu’elle leur a donné pendant sa vie. Le curé de Saint-Sulpice fait approcher le duc de Lauraguais et M. de Flavacourt ; tous deux sont accourus au bruit du danger de leur belle-sœur. Ils ne pensent plus qu’à adoucir ses derniers moments, sanctifiés par tant de résignation et de piété, en lui montrant l’affection la plus tendre ; madame de Lauraguais soutient cette belle tête que la mort même ne peut défigurer. Le chevalier de Mailly, madame de Flavacourt la contemplent avec une sainte admiration, car les plus nobles sentiments sont encore empreints sur ce front décoloré.

— Pardon, dit-elle d’une voix éteinte, pardon du mauvais exemple que je vous ai donné, des chagrins que je puis vous avoir causés ; je meurs avec un sincère repentir de ma faiblesse, non pour le sentiment que le ciel a mis dans mon cœur, et que la mort peut seule en arracher, c’est à Dieu à juger des combats de mon âme, mais pour le scandale de ma conduite… Ah ! si ma sœur de Mailly voyait ce repentir sincère, elle me pardonnerait ses peines…

— C’est elle qui vient réclamer ton pardon, s’écrie la femme voilée en se jetant dans les bras de sa sœur, c’est son exemple qui t’a perdue. Ah ! trois ans de pénitence n’ont pas racheté ce crime, mais le reste de ma vie sera consacré à prier pour toi, chère Marianne… ma sœur la plus aimée…

— Le ciel exauce tous mes vœux… J’emporte les regrets de celui… (Elle n’osa achever). Je vois les vôtres… Dieu est là qui me secourt… ajouta la duchesse en montrant les prêtres et la croix… Je vais à lui… Adieu… Bénissez-moi.

Alors la cérémonie du dernier sacrement commença, et les mêmes chants qui avaient causé tant d’effroi en imagination à madame de Châteauroux la bercèrent doucement dans les régions de l’espérance, avant qu’elle s’endormît pour toujours.

Deux heures après, M. Duverncy, en habit de deuil, se présenta chez le roi avec la riche cassette qui avait autrefois renfermé les lettres patentes du duché de Châteauroux ; elle contenait alors la montre arrêtée à l’heure fatale, et cette belle chevelure blonde que Louis XV avait si souvent admirée, caressée ! À la vue de ce don funèbre, le roi jette un cri déchirant, et tomba accablé sur un siége. Pas une larme ne vient soulager l’oppression qui l’étouffe. Ce désespoir muet, M. Duverney s’en effraye, il veut que l’attendrissement en tempère l’effet.

— Ah ! Sire, dit-il les larmes aux yeux, ne me faites point repentir d’avoir accompli ce triste message ; mais elle m’a prié de remettre moi-même à Votre Majesté ce dernier souvenir, et ces dernières lignes tracées par elle. Lisez-les, Sire… elles vous donneront le courage de supporter vos regrets… que sa voix puissante soit encore écoutée…

Alors Louis XV prit la lettre que lui présentait M. Duverney. Dès les premiers mots tracés par cette main si chère, des pleurs inondent le visage du roi ; des sanglots soulèvent sa poitrine ; il peut à peine lire, et cependant il s’obtine à repaître sa douleur de ces adieux touchants.


« AU ROI.

» J’ai vu le triomphe de Louis le Bien-Aimé, j’ai vu mon amour pour lui passer dans le cœur de ses sujets… je le laisse puissant, honoré, digne enfin de l’enthousiasme qu’il inspire… ma mission est remplie. Ah ! ce n’est pas trop de payer de ma vie un aussi grand bonheur !…

» Louis, ne plaignez pas mon sort… je meurs jeune, je meurs aimée !… Dieu me rappelle au moment où je retrouvais dans votre tendresse tous les biens de la terre… Ah ! je le pressens, il ne me condamne à un si grand sacrifice, que pour m’en récompenser dans votre gloire…

» Il ne veut pas que sa gloire soit flétrie par un amour coupable… Coupable !… ô mon Dieu, se peut-il qu’un sentiment d’où naissent tant de vertus soit un crime !…

» N’accusez personne de ma mort… violente ou naturelle, c’est l’arrêt du ciel, respectons-le.

» Je vous lègue, Sire, tous les malheureux que vos bienfaits m’aidaient à secourir.

» Ce portrait qui est là sur mon cœur depuis qu’il bat pour vous, je désire ne pas m’en séparer… même après que cette montre vous aura dit l’heure de ma mort.

» Vous aimiez mes cheveux… les voilà… c’est tout ce qui restera bientôt de moi… de moi qui n’aurai passé sur la terre que le temps de vous adorer.

» La vérité ! comment vous parviendra-t-elle maintenant ?… Il faut tant aimer pour oser la dire à un roi !!!… Ah ! cela seul me répond de vos regrets !… ils seront vifs et profonds, je le sais… ma main est encore baignée des pleurs que vous donniez hier à ma lente et cruelle agonie… Ces regrets sont ma gloire, ma consolation… mais la douleur d’un souverain doit céder à ses devoirs… pensez à la France, Louis, à tout ce qu’elle attend de vous…

» Rappelez-vous ces longs entretiens où vous me permettiez de plaider sa cause contre vos ennemis et les siens… Ah ! mon souvenir est uni à sa renommée ; ne les séparez pas… dites-vous souvent, cher Louis… Marianne est là ; son regard me suit dans les camps, au conseil… au milieu de ce peuple dont les acclamations font tressaillir sa tombe… Son âme errante est partout où le devoir m’appelle, partout où le danger menace, elle prie en tous lieux, et toujours elle demande au ciel la prospérité de son pays, le salut de son roi… Ah ! Louis, pensez à la France… pour ne… m’oublier… jamais…

» Adieu… mes yeux… se troublent… je ne puis plus… permettez-moi… de… »

— Un dernier spasme l’a empêchée de continuer, dit M. Duverney en voyant le roi accablé, le regard fixé sur la fin de cette lettre, écrite sans suite, dans les intervalles d’un accès de convulsions à un autre. Alors, se rappelant qu’on ne soulage une douleur poignante qu’en parlant de ce qui la cause, il raconte les moindres particularités de la mort de madame de Châteauroux… « C’est aujourd’hui une des fêtes de la Vierge ? a-t-elle dit en voyant les premiers rayons du jour pénétrer dans sa chambre… Bénie soit la puissance qui exauce mes vœux ! »

— Chacun de nous se rappela en tremblant sa constante prière à la Vierge, continua-t-il. Elle semblait plus calme à l’idée de mourir un jour consacré à sa sainte protectrice. Cette faveur du ciel affermit son espérance, et fut probablement le soutien de son courage dans ses derniers moments ; car nulle plainte ne s’exhala de son sein déchiré par d’atroces douleurs. Avant d’y succomber, elle a fait ouvrir les rideaux de son lit, les fenêtres de sa chambre, et lever le voile que les prêtres avaient étendus sur le portrait de Votre Majesté. C’est dans la contemplation de cette image adorée que son regard s’est éteint, c’est dans les bras de sa sœur aînée qu’elle a rendu le dernier soupir, entourée de sa famille, de ses amis en pleurs, de ses malheureux domestiques dont les sanglots répondaient aux nôtres. Dans ce désespoir commun à tous, les portes de l’hôtel sont restées ouvertes ; les princesses, les seigneurs de la cour, qui venaient apprendre la triste nouvelle, entraient pêle-mêle avec les pauvres de la paroisse, qui demandaient à jeter de l’eau bénite sur le corps de leur bienfaitrice. Ah ! Sire, quel spectacle touchant !… quels regrets honorables !… combien ils justifient les pleurs que vous versez…

— Ah ! s’écria le roi, Dieu seul sait ce que je perds !… ce que perd la France !… Puis, se sentant hors d’état de surmonter l’excès de sa douleur, il alla s’enfermer à la Meute.

Le duc d’Aven, le prince de Soubise et M. de Meuse, effrayés de son désespoir, essayèrent en vain d’enfreindre l’ordre de ne laisser parvenir personne auprès du roi ; la reine elle-même, qui ne pouvait s’empêcher de rendre justice aux sentiments généreux de madame de Châteauroux, et qu’un avis secret semblait avertir des raisons qu’elle aurait un jour de déplorer sa mort, se présenta vainement pour offrir au roi des consolations. Duverney fut seul admis[1].

Il est vrai que, chargé des ordres du roi pour le service funèbre qui devait avoir lieu à Saint-Sulpice, le surlendemain du convoi de la duchesse de Châteauroux[2], il venait lui rendre compte de cette cérémonie solennelle, où l’on avait employé la même magnificence qu’aux services des princesses du sang.

La duchesse de Modène, les princes et les princesses de la maison de Conti, les amis de la duchesse de Châteauroux et tous les flatteurs du roi, assistèrent, le 10 décembre, à cette imposante et triste cérémonie.

Le duc de Chartres, ce même prince qui avait fait chasser madame de Châteauroux de Metz, qui l’avait livrée sans pitié à toutes les humiliations de la disgrâce, à l’injuste fureur du peuple, le duc de Chartres fit demander au roi la permission de porter, comme parent, le deuil de la duchesse de Châteauroux.

On crut généralement qu’elle avait été empoisonnée, elle-même en avait assigné l’instant, et lorsque, après sa mort, on trouva les vaisseaux capillaires de la tête dilatés et gonflés de sang, ces apparences douteuses accréditèrent ce bruit. Mais, suivant sa dernière volonté, il ne fut fait aucune enquête à cet égard. Les soupçons planèrent sur tous les ennemis de la duchesse, sans s’arrêter sur un seul[3].

De la Meute, le roi alla à Trianon, où il resta dans une profonde retraite jusqu’au jour de Noël ; il se rendit à la messe de minuit, lorsqu’on lui apprit le retour du duc de Richelieu ; il lui fit dire de l’attendre dans son cabinet, et là, tous deux passèrent la nuit entière à pleurer l’objet de tant d’amour et d’amitié. Le roi sortit d’une cassette qui était sur la table plusieurs lettres, en disant :

— Voyez comme elle m’aimait, comme elle savait me gronder, m’éclairer : c’était mon bon génie. J’ai tout perdu.

Et M. de Richelieu répondait à ces plaintes douloureuses par tout ce qu’il savait de l’amour de son amie pour Louis XV. Ce jour les surprit à relire les lettres de madame de Châteauroux. Combien on doit regretter que ces lettres aient été brûlées !

— Un souvenir si profond, dit le duc en quittant le roi, est encore un soutien ; il vous guidera, Sire, dans la voie glorieuse où son amour vous a conduit.

— Non, je le sens, reprit Louis XV accablé de regrets, le règne de mon âme est fini ; elle était la vie, la force de cette âme qu’elle seule savait inspirer. Son ambition pour moi me rendait tout possible, j’eusse été un grand roi pour lui plaire. Ah ! c’en est fait, ma gloire, mon bonheur, tout est mort avec elle !

Hélas ! il disait vrai[4] !…


FIN.
  1. Marie Leczinska elle-même donna des regrets à la mort de la duchesse de Châteauroux : on raconte que, la nuit suivante, elle crut voir son ombre au pied du lit. Dans sa frayeur elle ordonna à madame Boirot, l’une de ses femmes de chambre, de veiller près d’elle, et de lui conter des histoires pour la distraire. « Je ne suis pas malade, dit-elle, mais cette pauvre madame de Châteauroux si elle revenait !… — Eh ! Jésus, madame, répondit la femme de chambre, si madame de Châteauroux revient, ce n’est pas Votre Majesté qu’elle viendra chercher. » La reine ne put s’empêcher de rire de cette réflexion.
  2. La duchesse de Châteauroux fut inhumée sous la chapelle Saint-Michel, à Saint-Sulpice ; son cercueil et celui de la princesse de Conti, qui étaient dans le même caveau, ont été mutilés en 1793.
  3. Quelques médecins prétendirent que le passage subit du désespoir à la joie la plus vive était la seule cause de sa mort.
  4. On ne peut lire l’histoire sans se convaincre que la bataille de Fontenoy et l’année de conquête qui suivit la mort de la duchesse de Châteauroux sont encore dues à l’influence de son souvenir, et à la promesse que le roi lui avait faite de commander ses armées en personne. On voit assez tout ce qui s’éteint de noble et de glorieux avec ce puissant souvenir.