La Duchesse de Châteauroux (Drame)

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La Duchesse de Châteauroux
Drame en quatre actes
Marchant, éditeur.

LA


DUCHESSE DE CHÂTEAUROUX,


DRAME EN QUATRE ACTES,


PAR Mme  SOPHIE GAY,


REPRÉSENTÉ POUR LA PREMIÈRE FOIS, À PARIS, SUR LE SECOND THÉATRE FRANÇAIS,
LE 25 DÉCEMBRE 1843.



personnages.
acteurs.
LOUIS XV. 
 M. Sainte-Marie.
LA MARQUISE DE LA TOURNELLE ; au 2e  acte, duchesse de Châteauroux… 
 Mme  Dorval.
LE DUC DE RICHELIEU. 
 M. Bouchet.
ADÉLAÏDE DE NESLE ; au 3e  acte, duchesse de Lauraguais 
 Mlle  Volet.
LE DUC D’AGÉNOIS, neveu du duc de Richelieu 
 M. Milon.
LE COMTE DE MAUREPAS, ministre de la guerre 
 M. Darcourt.
PARIS DUVERNEY. 
 M. Déroselle.
LA MARQUISE DE MIREPOIX 
 Mme  Rousset.
LEBEL, valet de chambre du Roi… 
 M. Barré.
Mme  HÉBERT, première femme de chambre de la duchesse de Châteauroux. 
 Mme  Weiss..
GERMAIN, valet d’annonce de la duchesse de Châteauroux… 
 M. Bry..
RENARD, ouvrier tapissier… 
 M. Pérez..
UN HUISSIER DE LA MAISON DU ROI… 
 M. Drif.
UN EXEMPT. 
 M. Osmann..

Dames et seigneurs de la Cour, Pages, Écuyers, Gardes du roi, Soldats du guet, Ouvriers.

La scène se passe au premier acte chez M. Paris Duverney, au château de Plaisance, dans le bois de Vincennes. Au deuxième acte à Versailles. Au troisième acte à Metz. Au quatrième acte dans l’hôtel de Lauraguais, à Paris.


ACTE PREMIER.

Le théâtre représente la terrasse d’un jardin que plusieurs ouvriers décorent de draperies et de guirlandes, de lampions de couleurs.



Scène PREMIÈRE.

DUVERNEY, LEBEL, déguisé en veste d’ouvrier, RENARD, Ouvriers.


DUVERNEY, aux ouvriers. Allons, mes amis, dépêchez-vous ; songez que si tout est prêt dans une heure, il y a dix louis pour boire.

RENARD. Dix louis pour boire, vous entendez, mes enfants.

TOUS LES OUVRIERS. Vive monsieur Duverney ! vive monsieur Duverney !

DUVERNEY. Quel honneur !… en vérité, j’en perds la tête. Pourvu que rien ne vienne détourner le roi de ce projet… (À des serviteurs portant des tableaux.) Portez ces tableaux dans la petite galerie. Ce sont ceux de Lebrun, n’est-ce pas ? faites qu’ils soient bien éclairés. (À part.) À un simple particulier, un financier, accorder une telle faveur… le comte de Maurepas en crèvera de dépit. (Au tapissier.) Mais cela n’avance pas ; pressez-les donc davantage, mon cher. (Apercevant Lebel, qui écoute du haut de son échelle.) Tenez, voilà un de vos ouvriers qui regarde et ne fait rien.

RENARD, à Lebel. Veux-tu bien travailler, paresseux ! (Lebel se met à clouer à tort et à travers.) Pardon, monsieur, c’est un apprenti ; je vais l’aider.

Renard monte sur l’échelle, pour gronder Lebel.





Scène II.


LES MÊMES, Mlle  HÉBERT, tenant un livre et un sac à ouvrage.

Mlle  HÉBERT. Ah ! mon Dieu ! que de préparatifs !… ce sera donc une fête magnifique ? Quel dommage de ne pas voir tout cela ?

DUVERNEY. Eh ! pourquoi donc, ma chère demoiselle Hébert, ne verriez-vous pas les illuminations, le spectacle, le bal, dans les jardins ? J’ai ordonné qu’on laissât les grilles du parc ouvertes à tout le monde, et je recommanderai de plus, à mon intendant de faire bien placer la femme de chambre de la marquise de la Tournelle.

Mlle  HÉBERT. Monsieur a trop de bonté ; mais je n’en saurais profiter, puisque madame va partir dans une heure.

LEBEL, à part, du haut de son échelle. Qu’entends-je ! elle partirait !…

DUVERNEY, surpris. Madame de la Tournelle nous quitter en ce moment… Ah ! c’est impossible !…

Mlle  HÉBERT. J’étais bien sûre que monsieur en serait fâché.

DUVERNEY. Dites donc désespéré. C’est pour elle que je donne cette fête, pour elle seule ; et ce serait me jouer un tour abominable que de n’y pas assister. Pourquoi nous fuir ? n’est-elle pas ici l’objet de tous nos soins ? l’idole de la maison ? J’y ai réuni les parents, les amis qu’elle préfère. Mademoiselle de Nesle, sa jeune sœur, la marquise de Mirepoix, toutes s’empressent à lui rendre ce séjour agréable, et la voilà qui veut nous quitter !

Mlle  HÉBERT. C’est que depuis la mort de sa sœur, la comtesse de Vintimille, vous savez que madame fuit le monde ; vous savez qu’elle est venue ici pour se soustraire au bruit de la cour ; mais la cour vient ici, et madame veut s’en éloigner.

DUVERNEY. Il faut l’en empêcher, mademoiselle Hébert ; je sais toute la confiance qu’elle a en vous, qui l’avez élevée, qui lui êtes si attachée. Eh bien, dites-lui que ce serait me perdre… non, me désoler, que de quitter aujourd’hui le château de Plaisance, lorsque le roi me fait l’honneur de s’y arrêter avant de retourner à Versailles. J’irais la trouver et la conjurer moi-même de ne pas me faire ce chagrin, si je n’étais obligé de me rendre au-devant de sa majesté.

Mlle  HÉBERT. Eh bien, soit : madame la marquise va venir faire la lecture dans ce pavillon ; je vais l’attendre, et je vous promets de lui répéter fidèlement tout ce que vous m’avez dit.

DUVERNEY. Si cela ne suffit pas, priez, suppliez, inventez quelque obstacle.

LEBEL, à part. J’en trouverai bien, moi.

DUVERNEY. Et comptez sur ma reconnaissance.





Scène III.

Mlle  HÉBERT, LEBEL.


Mlle  HÉBERT, sans voir Lebel. Ah ! mon Dieu ! que d’instances !… Certes, madame les mérite bien ; mais pour se désoler à ce point de son départ, il faut qu’une raison puissante…

LEBEL, aux ouvriers. Allons, camarades, voilà qui est terminé ; retournons près du maître.

Mlle  HÉBERT, réfléchissant. Au fait, c’est singulier… elle se plaisait ici, et cette résolution de s’en éloigner tout à coup…

LEBEL, laisse partir les ouvriers, fait semblant de les suivre, et revient. — (À part.) Si je pouvais la mettre dans nos intérêts… ordinairement cela ne m’est pas difficile.

Mlle  HÉBERT, sans voir Lebel. J’ai peur qu’elle n’ait quelque chagrin secret… Cependant son deuil est fini ; rien ne s’oppose plus à son mariage avec le duc d’Agénois ; il est charmant, il l’adore ; mais est-ce lui qu’elle aime ?

LEBEL Comment l’aborder ?

Mlle  HÉBERT, l’apercevant. Que me veut cet ouvrier ?

LEBEL. Pardon si je vous dérange, mademoiselle, c’est…

Mlle  HÉBERT. Que vois-je !… monsieur Lebel !…

LEBEL. Chut ! ne me nommez pas. (Avec mystère.) Je suis ici par l’ordre du roi.

Mlle  HÉBERT Quel démon vous fait aujourd’hui tapissier ?

LEBEL. Le même qui m’a déjà fait prendre plus d’un déguisement ; mais il ne tient qu’à vous que celui-ci soit le dernier.

Mlle  HÉBERT. Comment ! c’est pour moi que le premier valet de chambre du roi se déguise ainsi ?…je ne l’aurais pas deviné.

LEBEL. Cela est vrai, pourtant ; car de vous dépend peut-être plus d’une grande destinée, à commencer par celle de votre belle maîtresse.

Mlle  HÉBERT. Cette destinée est fixée, puisqu’elle doit épouser le duc d’Agénois dès qu’il reviendra de l’armée.

LEBEL. Madame de la Tournelle épouser le duc d’Agénois !…

Mlle  HÉBERT. Pourquoi pas, je vous prie ? Le duc d’Agénois est jeune, aimable ; son oncle, le duc de Richelieu, se charge de sa fortune ; il lui fera obtenir sans peine la protection du roi.

LEBEL. La protection du roi… Ah ! je vous réponds bien qu’il ne l’aura jamais.

Mlle  HÉBERT. Et pour quelle raison ?

LEBEL. C’est qu’en aimant madame de la Tournelle, il perd à jamais toute protection royale.

Mlle  HÉBERT. Serait-il vrai ?

LEBEL. Ah ! mon Dieu ! qu’on a de peine à se faire comprendre de vous… Cependant il est très-nécessaire de nous entendre, car le roi a la tête perdue ; je ne l’ai jamais vu dominé à ce point ; et si madame de la Tournelle n’a pitié de lui, je ne sais ce qu’il en arrivera.

Mlle  HÉBERT, à part. Voilà donc le secret de sa tristesse. (Haut.) Ah ! monsieur Lebel ! quel malheur !…

LEBEL. C’est la première fois que je vois quelqu’un s’affliger de ce malheur-là.

Mlle  HÉBERT. Ne pensez pas que madame de la Tournelle, imitant sa sœur, ne puisse pas résister à cette séduction.

LEBEL. Dieu me garde d’en avoir l’idée. Ah ! cet amour-là est trop différent des autres, vraiment ; c’est une adoration, un respect pour votre maîtresse…

Mlle  HÉBERT. Et c’est cela qui est dangereux ; le roi est séduisant, et s’il parvenait à lui plaire, croyez-moi, monsieur Lebel, elle en mourrait de chagrin.

LEBEL, à part. Ma foi, ce serait la première. (Haut.) Aussi je viens vous proposer de nous entendre pour sauver à votre maîtresse les apparences des torts qu’elle n’a point ; pour l’empêcher, enfin, d’être compromise.

Mlle  HÉBERT. Comment le serait-elle ?… qui oserait calomnier une conduite aussi sage ?

LEBEL. Ah ! le monde est bien méchant, mademoiselle Hébert ; et si le roi en vient à faire quelques folies pour madame de la Tournelle, vous aurez bien de la peine à empêcher les malins de croire qu’elle ne les pas un peu encouragées.

Mlle  HÉBERT. Le roi est trop juste, trop raisonnable, pour…

LEBEL. C’est ce qui vous trompe ; le roi n’a plus sa raison, vous dis-je, et je n’en veux pour preuve que ce qu’il fait aujourd’hui.

Mlle  HÉBERT. Ah ! mon Dieu ! vous m’effrayez !…

LEBEL. Votre maîtresse est venue ici pour le fuir, n’est-ce pas ? Eh bien, cette chasse ordonnée dans le bois de Vincennes, quand on devait courir le cerf dans la forêt de Saint-Germain ; ce rendez-vous à la porte de Beauté, n’avaient d’autre but que d’entrer comme par hasard dans ces beaux jardins, et d’y rencontrer madame de la Tournelle.

Mlle  HÉBERT. Ah ! je comprends maintenant l’agitation de monsieur Duverney, et ses instances pour nous retenir. Si l’on suppose que le roi est venu ici pour voir madame… ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que l’on dira !… Il faut que je l’avertisse.

LEBEL, la retenant. Non pas, s’il vous plaît ; c’est bien assez de ne rien faire pour nous.

Mlle  HÉBERT. Quoi !… vous prétendriez m’empêcher de faire mon devoir ?

LEBEL. Votre devoir est de prendre les intérêts de votre maîtresse ; je vais prouver que vos avertissements, loin de la sauver, peuvent la perdre. Mais quelqu’un vient de ce côté. Il ne faut pas qu’on nous entende.

Mlle  HÉBERT. Si vous alliez être reconnu, que penserait-on, mon Dieu !

LEBEL. Soyez sans crainte. Reconduisez-moi jusqu’à la petite porte du parc, je vous dirai tout. (À part.) Pour qu’elle ne dise rien.

Mlle  HÉBERT, regarde le fond du théâtre. C’est madame. Elle a sans doute des ordres à me donner ; il faut que je lui remette ce livre.

LEBEL, s’emparant du livre, glisse un billet et le pose sur la table. Vous ne pouvez lui parler, elle est avec le duc de Richelieu ; suivez-moi ou je reste.

Mlle  HÉBERT. Juste ciel ! si l’on vous voyait ! sauvez-vous.

LEBEL, la prenant par le bras. Eh bien ! venez avec moi.

Il l’entraîne.





Scène IV.


LA MARQUISE, LE DUC DE RICHELIEU.


LE DUC. Je l’avais bien prédit que votre fuite de Versailles amènerait quelque folie de sa part.

LA MARQUISE. J’étais souffrante, on m’ordonne l’air de la campagne, je viens ici avec ma sœur, et l’on appelle cela une fuite, un parti extrême…

LE DUC. Et l’on a raison, car sans l’amour qui domine le roi, en dépit de vous et de lui-même, vous n’auriez jamais pensé à quitter la reine, convenez-en.

LA MARQUISE Il est certain que depuis l’instant où il vous a plu d’imaginer cet amour, je n’ai pas eu un moment de repos. Vos plaisanteries, les sentences voilées du comte de Noailles, les prévenances choquantes de madame de Tencin, les suppositions, les sourires malins de tous les gens de la cour, m’ont rendu le séjour de Versailles odieux.

LE DUC. Je le conçois ; mais le roi devait trouver votre absence encore plus insupportable.

LA MARQUISE. Comment le supposer ?

LE DUC. Ah ! vous n’en douteriez pas, vraiment, si vous aviez vu l’état où l’a mis la nouvelle de votre départ et celle de votre prochain mariage avec mon neveu.

LA MARQUISE. Pourquoi l’avoir instruit de ce mariage ? il n’est pas… certain.

LE DUC. Parce que vous m’aviez autorisé à répondre au duc d’Agénois, de manière à lui en donner l’espérance, et que ce titre d’oncle que vous m’accordez depuis un an, à mon grand regret, a excité la curiosité du roi, qu’il m’a pressé de questions à ce sujet, et qu’il fallait bien lui dire la vérité.

LA MARQUISE. La vérité !… la vérité, c’est que je ne suis pas décidée à me remarier.

LE DUC. Eh bien ! dites-le donc, que nous sachions à quoi nous en tenir. Vraiment vous mettez toute la cour dans une anxiété…

LA MARQUISE. Et qu’importe à la cour mon mariage avec M. d’Agénois !

LE DUC. Il est certain que le bonheur ou le désespoir de mon neveu est fort indifférent à tous nos courtisans ; mais il n’en est pas de même de la bonne ou mauvaise humeur du roi, et comme elle dépend de vous…

LA MARQUISE. Si je pouvais le croire, je fuirais au bout du monde.

LE DUC. Pour faire courir après vous. Ah ! le moyen n’est pas mauvais.

LA MARQUISE. Vous savez mieux que personne, monsieur le duc, que ces sortes de ruses, cette coquetterie vulgaire ne sont pas dans mon caractère.

LE DUC. Qui peut savoir ce que l’amour d’un roi doit produire !

LA MARQUISE. L’amour d’un roi !… Ah ! rappelez-vous le sort de madame de Vintimille, de ma pauvre sœur. L’amour d’un roi, monsieur le duc, c’est le déshonneur, c’est la mort.

LE DUC. Et cette mort vous effraye ?

LA MARQUISE. Bien moins qu’une vie déshonorée.

LE DUC. Ah ! tout n’est pas honte dans le bonheur d’être aimée de celui qui peut le bien, dans la faculté de diriger sa puissance, dans l’honneur de le rendre à la gloire.

LA MARQUISE. Beau rêve, impossible à réaliser.

LE DUC. Essayez. Tout vous seconde, votre beauté, votre esprit, votre vertu même ; tout vous assure un triomphe complet.

LA MARQUISE. Flatterie inutile, vous dis-je. Habitué à vous amuser de la vanité des femmes, vous voulez tenter la mienne. Mais je vous l’affirme dans toute la sincérité de mon âme, je préfère l’existence la plus misérable à celle que vous me faites entrevoir.

LE DUC. Pourtant vous êtes un peu ambitieuse, convenez-en.

LA MARQUISE. C’est parce que je suis ambitieuse que je n’aime point à descendre ; mais, par grâce, ne parlez plus de cela ou je me brouille avec vous.

LE DUC. Des menaces !… je ne vous croyais pas si malade.

LA MARQUISE, à part. Quel supplice ! (Haut.) Vous que je croyais mon ami, me tourmenter ainsi !

LE DUC. Sans doute, je suis votre ami ; mais puisque vous me réduisez à ce triste emploi, il faut le remplir et vous parler franchement. Le roi vous adore, c’est la première fois qu’il aime sérieusement une femme digne de son amour, une femme supérieure qui peut ranimer dans son âme engourdie les nobles sentiments, l’amour du travail, de la gloire ; cette femme peut le rendre l’idole des Français, le plus grand roi du monde…

LA MARQUISE, l’interrompant. Moi le rendre à la gloire !… Ah ! ne parlez pas ainsi, n’étalez pas à mes yeux ce prestige enchanteur, la plus dangereuse de toutes les séductions. Non, dites-moi que son caractère faible, indolent, sa soumission aux volontés du cardinal Fleury, ne lui permettent pas de reconquérir le pouvoir. Dites-moi que son caractère léger, tout aux plaisirs faciles, ne peut plus comprendre ni l’amour vrai ni la gloire. C’est bien assez vraiment d’avoir à résister au bonheur de lui plaire.

LE DUC. À quoi bon vous dire tout cela ? Vous ne me croiriez pas mieux que vous. D’ailleurs, vous n’avez plus à hésiter, puisque vous l’aimez.

LA MARQUISE. Qui vous l’a dit ?

LE DUC. Votre empressement à le fuir, à quitter ce château quand vous apprenez que le roi va y venir. N’est-ce pas un aveu ? n’est-ce pas dire à tout le monde : Je ne saurais le voir et résister à son amour ?

LA MARQUISE. Si c’est ainsi je resterai, mais je ne retournerai plus à Versailles, et je passerai l’hiver ici.

LE DUC. Y pensez-vous ? grand Dieu ! si vous passiez l’hiver ici, le roi viendrait s’établir à Vincennes, et que dirait la reine… cela serait un beau scandale, vraiment… sans compter que le château est tout délabré, que nos logements y sont affreux.

LA MARQUISE. Vous pensez que le roi, bravant toute retenue, viendrait…

LE DUC. J’en suis certain, vous dis-je. Avec vos scrupules, votre résistance à ses vœux, vous lui faites perdre la raison ; un roi n’est pas accoutumé à ces manières-là.

LA MARQUISE. Que faire ?… de qui prendre conseil ?

LE DUC. De votre cœur. Aussi bien, c’est toujours lui qui vous mènera.

LA MARQUISE, à part. Oui, ce mariage peut seul me mettre à l’abri… (Haut.) Quand le duc d’Agénois revient-il de l’armée ?…

LE DUC. Dès qu’il aura obtenu le congé qu’il demande.

LA MARQUISE. Eh bien ! il faut solliciter vous-même ce congé et l’obtenir sur-le-champ du ministre.

LE DUC. Savez-vous bien ce que vous me demandez là.

LA MARQUISE. Il me faut un protecteur, un guide, un refuge contre tous les dangers qui me menacent. L’attachement constant du duc d’Agénois m’offre tout ce qui peut satisfaire l’ambition, le cœur d’une honnête femme. Je dois m’y consacrer. Écrivez-lui, mon cher oncle, que je suis décidée, qu’il hâte son retour, et que de lui seul désormais va dépendre le bonheur de ma vie.

LE DUC. Soit, j’écrirai tout ce qu’il vous plaira, je braverai pour vous la colère du roi.

LA MARQUISE. Rassurez-vous ; il saura que moi seule j’ai réclamé cette preuve de votre dévouement.

LE DUC. C’est vous qui le lui direz ?

LA MARQUISE. Je m’y engage sur l’honneur.

LE DUC, souriant. Eh bien ! je suis tranquille. (À part.) Ma lettre ne partira pas. (On entend une fanfare.) Les chasseurs approchent. Je vole au-devant du roi.

LA MARQUISE. Ô mon Dieu ! viendrait-il déjà ?

LE DUC. Non, pas encore ; mais il porte la chasse de ce côté, pour avoir l’occasion d’entrer ici comme par hasard à la tombée du jour. Ce sont, dit-il, les belles serres de Duverney qu’il veut voir, et ces aloès en fleurs qui font mourir de jalousie les jardiniers de Versailles. Vous voyez bien qu’il n’est pas question de vous dans tout cela ; ainsi, croyez-moi, faites comme si vous ne saviez rien de cette visite.

LA MARQUISE. Vous avez raison ; je viens chaque jour à cette heure lire sous ce treillage ; je veux que madame de Mirepoix m’y trouve comme à l’ordinaire.

LE DUC, avec ironie. C’est cela, que personne ne se doute de ce qui amène ici le roi, ni du trouble que peut vous causer cette visite. Ah ! vraiment, rien n’est si facile.

LA MARQUISE. Vous riez ; mais je vous prouverai que ma résolution est sérieuse. Écrivez demain à votre neveu, et n’oubliez pas mon engagement avec lui.

LE DUC, lui baisant la main en souriant. Ni vous non plus.

Il sort.





Scène V.


LA MARQUISE, seule. Oui, ce mariage peut seul me protéger contre mes ennemis… hélas ! contre moi-même. (Elle prend le livre qui est sur la table ; le billet qui s’y trouve tombe à terre). Que vois-je ! un billet ? (Elle le ramasse.) « À madame la marquise de la Tournelle. (Elle l’ouvre.) C’est l’écriture du roi. (Elle lit.) « Par grâce, n’épousez pas le duc d’Agénois ; ce mariage ne vous rendrait pas heureuse, et il me causerait un chagrin mortel. — Louis. » (Elle retombe accablée sur le banc où elle était assise.) Moi l’affliger !… Moi qui donnerais ma vie pour le rendre à lui-même, aux vertus, à la gloire… Moi lui causer un chagrin mortel… (Cachant le billet dans son sein.) Non, je lui obéirai, je ne serai point à un autre. Hélas ! c’est bien assez de m’exiler à jamais de sa présence.





Scène VI.

LA MARQUISE, Mlle  ADÉLAÏDE DE NESLE, LA MARQUISE DE MIREPOIX.


LA MARQUISE DE MIREPOIX. Y pensez-vous, ma chère marquise ! les salons sont déjà remplis de monde ; le son du cor nous annonce la prochaine arrivée du roi, et vous restez là paisiblement à lire, comme si nous n’avions pas besoin de vous pour nous aider à faire les honneurs du château !

ADÉLAÏDE. Il est à peine temps de vous habiller, ma sœur, car le duc de Richelieu vient de nous prévenir que le roi serait ici dans un quart d’heure.

LA MARQUISE. M’habiller ! et pourquoi ?

ADÉLAÏDE. Le roi vaut bien la peine qu’on se pare pour lui.

LA MARQUISE. Sans doute ; mais en venant chez un ami, à la campagne, je ne m’attendais pas à de si pompeuses visites, et je vois qu’en effet je ferai mieux de ne point paraître à la fête.

LA MARQUISE DE MIREPOIX. Quelle folie !… le roi ne vous le pardonnerait point. D’ailleurs, il n’a pas le droit de ne pas nous trouver assez parées, puisqu’il vient nous surprendre.

ADÉLAÏDE. Nous n’avons pas besoin de parure pour lui sembler jolies.

LA MARQUISE DE MIREPOIX. Prenez garde, ma chère Adélaïde… on pourrait croire, à vous entendre… mais c’est à vous, madame, à vous, qui êtes sa sœur aînée, à éclairer son inexpérience !… c’est bien assez, je crois, de deux exemples malheureux dans votre famille, sans qu’un troisième…

LA MARQUISE, fort émue. Ah ! madame, pourquoi révéler ces torts devant Adélaïde ?

LA MARQUISE DE MIREPOIX. Pour t’en préserver, ma chère. Le roi est jeune, galant, empressé près des jolies femmes ; c’est très-bien de sa part, et Dieu me garde d’en médire ; mais celles qui l’écoutent doivent être averties du danger.

ADÉLAÏDE, à la marquise de la Tournelle. Est-il vrai, ma sœur, qu’une femme ne peut écouter le roi sans se perdre de réputation ?

LA MARQUISE. Ah ! cela n’est pas sans exception.

LA MARQUISE DE MIREPOIX. Je n’en connais guère, ma chère marquise, et je vous défie de me citer une seule femme que l’amour du roi n’ait pas perdue… Je sais bien qu’elles se flattent toutes de le faire soupirer impunément ; mais c’est une illusion dont elles ne sont pas même dupes.

ADÉLAÏDE. Heureusement le roi ne pense point à moi ; sans cela, vous me feriez bien peur. (On entend une fanfare.) Ah ! mon Dieu ! entendez-vous ? le voici qui arrive.

LA MARQUISE, émue, à part. Le roi !

LA MARQUISE DE MIREPOIX, rajustant son mantelet. Et nous ne sommes pas dans le salon pour le recevoir.

ADÉLAÏDE. Et je n’ai pas eu le temps de mettre mon beau collier !

LA MARQUISE, à part, s’asseyant. Je respire à peine.

ADÉLAÏDE. Mais venez donc, ma sœur ; le roi va nous trouver fort malhonnêtes.





Scène VII.


LES MÊMES, LE DUC DE RICHELIEU.


LE DUC DE RICHELIEU. Et que faites-vous donc ici, mesdames ? on vous cherche, on vous appelle. (À la marquise de la Tournelle.) Quand le roi daigne vous faire visite, ne pas aller au-devant de sa majesté…

LA MARQUISE DE MIREPOIX. Vous m’en voyez au désespoir ; mais courons vite nous excuser près du roi.

LE DUC DE RICHELIEU. Le voici qui se dirige de ce côté. Il veut voir les jardins avant qu’ils soient illuminés. (Bas, à la Marquise.) Et savoir surtout si vous êtes.





Scène VIII.


LES MÊMES, LE ROI, M. DUVERNEY, LE

COMTE DE MAUREPAS, PLUSIEURS SEIGNEURS

DE LA COUR, ÉCUYERS, PAGES.

À l’arrivé du Roi, Mme de la Tournelle se retire derrière Mme de Mirepoix et sa sœur.

LE ROI, cherchant des yeux la Marquise, et paraissant inquiet. En vérité, mon cher Duverney, je ne m’étonne plus que l’on quitte Versailles pour venir habiter ce lieu charmant ; mais l’air en est-il aussi bon ?

DUVERNEY. Il est excellent, sire ; nous n’avons jamais ici de malades…

LE ROI, à part. Elle est partie !

DUVERNEY. Et les personnes convalescentes y retrouvent la santé comme par enchantement.

LE ROI. Oui, je comprends qu’il faille un motif puissant pour quitter un séjour si agréable. Je sens déjà le regret de m’en éloigner sitôt ; mais j’ai promis d’être de bonne heure de retour à Versailles.

DUVERNEY, consterné. Quoi, sire ! je ne jouirais pas plus longtemps de l’honneur que votre majesté daigne me faire ?

LA MARQUISE DE MIREPOIX, à Adélaïde. Nous sommes perdues ! le roi est mécontent de notre réception. (Au Roi.) Ah ! sire, excusez-nous de n’avoir pas été prévenues plus tôt de l’arrivée de votre majesté ; nous n’aurions pas manqué d’aller l’attendre au bas du perron, si nous n’avions été retenues ici par madame, qui se trouve un peu indisposée…

ADÉLAÏDE, forçant sa sœur à se montrer. Venez donc, chère Marianne, nous excuser près de sa majesté.

LE ROI, vivement ému, à part. C’est elle ! (Haut.) Quoi, madame ! vous êtes encore souffrante ! Pourtant on nous avait dit que l’air du château de Plaisance vous avait complétement guérie, et qu’il ne vous restait plus aucun souvenir de ce que vous aviez éprouvé à Versailles.

LA MARQUISE, fort troublée. Il est vrai, sire, le calme dont on jouit ici m’a fait beaucoup de bien.

LE ROI. Ainsi nous pouvons concevoir l’espérance de vous revoir bientôt à la cour.

LA MARQUISE. Pas encore, sire ; la reine a bien voulu me permettre de rester ici tout le temps que j’aurais besoin de l’air de la campagne ; et je compte profiter de la bonté de sa majesté.

LE ROI, regardant la Marquise. En effet, je conçois qu’on se plaise beaucoup ici.

RICHELIEU, bas, à Duverney. Insistez pour que le roi reste ; vous lui ferez plaisir.

DUVERNEY. Puisque sa majesté pense tant de bien de ma retraite, j’espère qu’elle daignera y passer la soirée.

LE ROI, d’un air de complaisance. Eh bien, puisque vous le voulez tous, Maurepas préviendra le marquis du Châtelet que je coucherai cette nuit au château de Vincennes.

DUVERNEY. Ah ! sire, que de bonté !

On entend de la musique dans le lointain.

RICHELIEU. Voilà le signal de la fête ; il faut d’abord que sa majesté traverse ces belles serres avant de se reposer à la salle de spectacle ; n’est-ce pas, Duverney ? Ah ! je connais le programme.

LE ROI, s’approchant de la marquise de la Tournelle. Ne consentirez-vous pas, madame, à me servir de guide dans ces beaux jardins que vous préférez aux nôtres ?

Il lui offre la main, alors chacun se retire.

LA MARQUISE. C’est trop d’honneur, sire ; et madame de Mirepoix…

LE ROI, bas, à la Marquise. Ne refusez pas, sinon je pars à l’instant même ; votre présence est ma vie, et si vous vous obstinez à rester ici… eh bien, je viendrai m’établir à Vincennes.

LA MARQUISE. Ah ! sire, que penserait la reine ?

LE ROI. Elle penserait qu’il n’est point de folie dont je ne sois capable pour vous voir un instant. Aussi est-ce au nom de votre attachement pour elle que je vous supplie de revenir à Versailles.

LA MARQUISE. Ô ciel ! que faire ?

LE ROI. Vous fier à mon honneur, me guider, m’empêcher de nous perdre tous deux.

LA MARQUISE, paraissant inquiète. Mais on peut vous entendre, sire…

LE ROI. Un seul mot encore. Revenez dès demain à Versailles, ou je ne réponds plus de moi. Je veux qu’en entrant dimanche à la chapelle votre regard m’ordonne la prudence.

LA MARQUISE, tremblante. J’irai, sire, j’irai… y prier le ciel de vous rendre à la reine, à la France, à vous-même.

LE ROI, se retournant. Eh bien, Duverney, n’est-ce pas le moment d’admirer vos serres, d’applaudir à votre théâtre ? Jamais on n’a vu tant de plaisirs réunis, et jamais non plus je n’ai été si bien disposé pour en jouir. (Regardant les ornements du pavillon.) En vérité, tout cela s’est décoré par magie.

DUVERNEY. C’est que l’enchanteur n’était pas loin, sire.

RICHELIEU, à Duverney. Fort bien, mon cher.

MAUREPAS, à la marquise de Mirepoix. Oui, pas mal pour une flatterie de financier.

DUVERNEY, à la Marquise. Madame la marquise, veuillez faire les honneurs du jardin à sa majesté.

Le Roi offre sa main à la Marquise, et se dirige vers les serres ; la cour le suit.

LA MARQUISE DE MIREPOIX, à Maurepas. Allons, c’en est fait, le règne de madame de Mailly est passé, celui de sa sœur commence.

MAUREPAS, bas, à la marquise de Mirepoix. Pas encore, je l’espère.


ACTE DEUXIEME.

Le théâtre représente le petit salon de l’appartement que la marquise de la Tournelle occupe dans l’aile du château de Versailles.



Scène PREMIÈRE.


Mlle  HÉBERT, seule, arrangeant des fleurs dans un vase de Sèvres. Cent pistoles pour savoir si madame la marquise reçoit à Versailles le roi en secret… Autant pour savoir si elle écrit souvent au duc d’Agénois… et cent bons louis pour prix d’une lettre de la marquise au jeune duc. En vérité, monsieur de Maurepas ne ménage pas l’argent ; quand il s’agit de satisfaire sa curiosité et de servir ses méchants projets… Moi, trahir ma chère maîtresse, livrer ses secrets au ministre qui s’acharne à la persécuter… Plutôt mourir vraiment.





Scène II.


ADÉLAÏDE, Mlle  HÉBERT.


ADÉLAÏDE, entr’ouvrant la porte. Ma sœur est-elle déjà chez la reine ?

Mlle  HÉBERT. Non, mademoiselle, elle n’ira pas ce soir.

ADÉLAÏDE. Je le crois bien, vraiment, après ce qui s’est passé hier. Pauvre sœur, l’accueillir ainsi !…

Mlle  HÉBERT. Ah ! mon Dieu ! aurait-elle éprouvé quelque disgrâce ?

ADÉLAÏDE. La reine l’a traitée avec tant de froideur, que chacun s’est cru autorisé à être plus qu’impoli pour madame de la Tournelle. La princesse de Carignan ne lui a pas même rendu son salut. C’est du moins ce qu’a raconté ma tante en revenant du château, et ce qui a provoqué la défense qu’elle m’a faite de revoir ma sœur.

Mlle  HÉBERT. Serait-il possible ?

ADÉLAÏDE. Oui, mademoiselle Hébert, je suis venue secrètement ici, en sortant de l’église où le carrosse de la duchesse de Lesdiguières m’attend ; mais il faut absolument que je parle à ma sœur, il y va du malheur de toute ma vie.

Mlle  HÉBERT. Ah ! mon Dieu ! vous m’effrayez !

ADÉLAÏDE. Oui, je fuirai seule au bout du monde, plutôt que de me résigner à…





Scène III.


LES MÊMES, LA MARQUISE.


LA MARQUISE. Qu’entends-je ? vous, fuir au bout du monde ! Et pourquoi cela, ma ma chère Adélaïde ?

ADÉLAÏDE. Pour ne pas épouser monsieur de Chabot, le mari que ma tante veut me donner.

LA MARQUISE. C’est pourtant un mariage fort sortable, il me semble.

Mlle Hébert se retire discrètement.

ADÉLAÏDE. Ah ! vous parlez comme ma tante ; vous aussi, vous trouvez très-raisonnable d’épouser un homme qu’on déteste.

LA MARQUISE. Je ne dis pas cela, mais avec un grand nom et peu de fortune, on est souvent contrainte à sacrifier ses idées romanesques.

ADÉLAÏDE. Je n’ai point d’idées romanesques ; mais épouser monsieur de Chabot, un homme de cinquante ans, j’aime mieux prendre le voile, je vous jure.

LA MARQUISE. Cherchons avant s’il n’est pas d’autre moyen d’éviter ce mariage.

ADÉLAÏDE. J’en connais bien un.

LA MARQUISE. C’est de faire parler à ma tante, par la reine, n’est-ce pas ?

ADÉLAÏDE. Ce serait une vaine démarche, car la reine approuve ce mariage.

LA MARQUISE. Que faire alors ?

ADÉLAÏDE. Il faut prier le roi de me marier, n’importe avec qui, pourvu que ce ne soit pas avec monsieur de Chabot.

LA MARQUISE. Comment voulez-vous que je m’adresse au roi pour contrarier la volonté de la duchesse de Lesdiguières ?… Ce serait inconvenant et inutile…

ADÉLAÏDE. Oh ! pour inutile, je ne le crois pas ; car on dit que le roi traite à merveille vos amis, et que vous pouvez lui demander tout ce que vous voulez sans crainte d’un refus.

LA MARQUISE, avec fierté. On vous a trompée, Adélaïde ; personne ne peut savoir comment le roi accueillerait une requête de ma part ; je ne lui ai jamais rien demandé.

ADÉLAÏDE. Eh bien, faites cet effort en ma faveur, chère Marianne, ne m’abandonnez pas ; sinon on verra ce que je puis faire plutôt que d’épouser cet homme-là.

LA MARQUISE, réfléchissant. Pourquoi ne m’avoir pas confié plus tôt ce mariage ?

ADÉLAÏDE. Et le pouvais-je ? Ma tante ne me répète-t-elle point tous les jours que, par des motifs que je suis trop jeune pour comprendre, je dois cesser de vous voir ? Le marquis de Flavacourt a fait la même défense à sa femme…

LA MARQUISE. Qu’entends-je ?… mon beau-frère croirait ?…

ADÉLAÏDE. Il dit que sa femme ne saurait continuer à vous voir sans le déshonorer. Il a envoyé au roi, la démission de toutes ses charges, ne voulant pas profiter de la honte de sa famille. Que vous dirai-je ? Il est à moitié fou ! C’est par cette raison que je suis venue ici secrètement. Ah ! si l’on savait que je vous demande conseil, je serais perdue.

LA MARQUISE, avec indignation. Ainsi donc, leur méchanceté veut éloigner de moi tout ce qui m’aime ; ils redoutent jusqu’au peu de bien que je puis faire… et je me laisserais accabler par tant d’injustes mépris… Non. Il ne sera pas dit que pour m’épargner une injure de plus, je laisserai ton malheur s’accomplir. Va, que je réussisse ou non, je tenterai d’user de ce crédit qu’on calomnie, pour empêcher ce mariage.

ADÉLAÏDE. Ah ! vous me rendez la vie !

LA MARQUISE. Sois discrète. Ne parle point de cet entretien. Demande encore quelques jours de réflexion à madame de Lesdiguières ; retourne à l’église, dis à mademoiselle Hébert de t’y accompagner, et prie le ciel qu’il me récompense par ton bonheur de tant d’outrages et d’injustice.

ADÉLAÏDE, sortant. On vient ; je me sauve.





Scène IV.

LA MARQUISE, LEBEL, en habit de simple domestique sans livrée. GERMAIN.
Pendant que Mlle de Nesle sort par la chambre de la Marquise, Germain entre par la porte du salon.


GERMAIN. Un domestique sans livrée demande à parler à madame la marquise ; il prétend ne pouvoir dire qu’à madame… (Apercevant Lebel derrière lui.) Mais le voici. (À Lebel.) Je vous avais dit d’attendre là-bas, mon cher.

LA MARQUISE, sans voir Lebel. De quelle part vient-il ?

LEBEL. De la part du roi, madame.

Germain sort.

LA MARQUISE, à part. Lebel ! ah ! je devine. Le roi sait tout. (Haut.) Qu’avez-vous à me dire ?

LEBEL. Que le roi, indigné de la conduite de monsieur de Flavacourt et de ce qui s’est passé hier, ne veut prendre aucun parti à ce sujet, sans consulter madame la marquise, et qu’il la prie de le recevoir un instant, ce soir, après le jeu de la reine.

LA MARQUISE. Recevoir le roi… ici !

LEBEL. Il y viendra déguisé, et je puis affirmer que personne ne saura cette démarche… Mais le roi est dans une telle colère, que l’on peut tout craindre de son ressentiment pour votre famille, madame… et vous seule pouvez…

LA MARQUISE, réfléchissant. Le duc de Richelieu est-il de retour ?

LEBEL. Oui, madame ; il est arrivé ce matin. Il est en ce moment chez le roi.

LA MARQUISE. Ah ! j’en suis bien aise ; ses conseils me seront d’un grand secours. Dites au roi, monsieur Lebel, que l’intérêt de mon beau-frère me fera recevoir sa majesté à l’heure qu’elle désigne ; et que je ne mets à cette marque d’obéissance qu’une seule condition : c’est que monsieur le duc de Richelieu, dont les avis me sont nécessaires en cette circonstance, accompagnera sa majesté.

Elle sort.





Scène V.

LEBEL, seul, puis Mlle  HÉBERT.


LEBEL. Voilà une réponse qui aurait pu être meilleure ; mais n’importe, occupons-nous de tout disposer pour cette visite nocturne. Mlle  Hébert, qui traverse le salon pour se rendre chez la Marquise.) Un mot, mademoiselle Hébert ; il est essentiel que de tous les gens de madame la marquise, il n’y ait personne que vous dans l’antichambre dès que onze heures sonneront. Tous les réverbères du corridor seront éteints alors.

Mlle  HÉBERT. Pourquoi donc, s’il vous plaît ?… Ils doivent rester éclairés toute la nuit ; c’est l’ordre du gouverneur.

LEBEL. Eh bien, le gouverneur ne sera point obéi ce soir. Quand vous entendrez frapper doucement trois petits coups à la porte, vous ouvrirez : deux hommes assez mal vêtus entreront ; vous ne leur ferez nulle question, et vous irez prévenir madame la marquise de leur arrivée.

Mlle  HÉBERT. Éloigner les gens de madame, pour laisser entrer ici des inconnus !

LEBEL. Soyez tranquille. Zèle, intelligence, discrétion, et votre fortune est faite.

Il sort.



Scène VI.

Mlle  HÉBERT, LA MARQUISE.


Mlle  HÉBERT. Qu’est-ce que cela signifie ?…

LA MARQUISE, vivement. Allez dire à Germain et à ses camarades que je leur donne congé pour le reste de la journée ; je ne veux être servie que par vous seule. Ce soir, ma chère mademoiselle Hébert, le duc de Richelieu et un… de ses amis doivent venir partager mon souper ; vous nous le servirez vous-même, là, sur cette petite table.

Mlle  HÉBERT. Je suis bien aux ordres de madame ; mais c’est que je n’ai pas l’habitude de servir à table, et monsieur le duc de Richelieu est accoutumé à être si bien…

LA MARQUISE. N’importe. Il faut, avant tout, que cette entrevue soit secrète.

Mlle  HÉBERT. De ma part, il n’y a rien à craindre ; mais monsieur le duc de Richelieu est-il aussi sûr de la discrétion de l’ami qu’il amène ?

LA MARQUISE. Oh ! parfaitement !… (Avec embarras.) Et quand vous aurez vu cet ami, vous devinerez qu’il est le plus intéressé au secret.

Mlle  HÉBERT. Ah ! je le connais ?

LA MARQUISE. Oui.

Mlle  HÉBERT. Il est venu souvent ici, peut-être ?

LA MARQUISE. Jamais.

Mlle  HÉBERT. Ce n’est donc pas le neveu de monsieur le duc de Richelieu, cet aimable duc d’Agénois, qui aime tant madame, et qu’elle doit épouser ?

LA MARQUISE. Non ; le duc d’Agénois est encore à l’armée.

Mlle  HÉBERT. Mais il reviendra bientôt, et rien ne s’opposera plus à son bonheur. N’est-ce pas, madame ?

LA MARQUISE, avec embarras. Ce mariage ne se fera point ; je veux rester libre.

Mlle  HÉBERT. Libre !… Ah ! madame ! est-ce avec tant de beauté, de séduction et de sensibilité qu’on peut rester libre ? Tenez, pardonnez à la franchise de votre vieille gouvernante ; mais je parierais bien que de tous ceux qui vous aimeront, nul ne vaudra le duc d’Agénois.

LA MARQUISE. C’est possible, mais j’ai juré de ne jamais être à lui. Ah ! ma chère Hébert !… ma vieille amie ! je ne puis plus être heureuse !

Mlle  HÉBERT. Vous, madame ?

LA MARQUISE. Mais ce malheur, je l’accepte ; je le veux ; je n’ai pas le droit de m’en plaindre. Quelles que soient les apparences, croyez que je mérite encore l’estime de tous ceux qui m’accusent, et que j’espère la mériter toujours.

Mlle  HÉBERT. Et qui oserait la refuser à la femme la plus noble, la plus pure qui soit au monde ?

LA MARQUISE. Ceux qui jugent d’après eux, et qu’une démarche mystérieuse trouve toujours sévères.

Mlle  HÉBERT. Que pourrait-on vous reprocher ?

LA MARQUISE. La visite que j’attends, et pour laquelle je réclame votre discrétion ; je dis plus, votre confiance… Le roi va venir.

Mlle  HÉBERT. Quoi ! cet ami du duc de Richelieu…

LA MARQUISE. C’est le roi lui-même. Il exige un entretien de moi, d’où dépend le sort de ma sœur, de mon beau-frère…

Mlle  HÉBERT, avec crainte. Le roi !…

LA MARQUISE. Au secret de cette visite est attachée ma réputation, ma vie peut-être. C’est à vous seule, ma chère Hébert, que je me fie dans ce péril. Éloignez mes gens ; veillez à ce que la porte s’ouvre sans bruit au signal convenu, et que personne ne voie qu’il entre ici deux hommes déguisés. Avant tout, faites dire au concierge que je ne suis visible pour personne… (Les deux battants du salon s’ouvrent.) Oh ! ciel ! il n’est plus temps.

Mlle Hébert sort.





Scène VII.

LA MARQUISE, LA MARQUISE DE MIREPOIX, DUVERNEY.


GERMAIN, annonçant. Madame la marquise de Mirepoix ; monsieur Paris Duverney.

Mme  DE MIREPOIX. Vous ne nous attendiez pas, je pense ; le roi est souffrant, ou plutôt de mauvaise humeur, et le jeu de la reine a fini sitôt, que, ne sachant plus que faire du reste de notre soirée, nous avons décidé qu’on souperait chez moi ; et je viens vous enlever, car il n’est pas de plaisir sans vous.

LA MARQUISE, avec embarras. Vous êtes trop bonne… mais je… ne…

DUVERNEY. Ah ! point de mauvaises raisons. Nous vous trouvons seule, sans projet, un peu triste… il est de notre devoir de vous arracher à vous-même.

Mme  DE MIREPOIX. Sans doute. N’allez-vous pas vous renfermer parce qu’il plaît à la cabale de Maurepas d’ameuter contre vous le cardinal et ses vieilles dévotes ?… Ce serait leur faire trop beau jeu, vraiment.

LA MARQUISE, à part. Il va venir ! quel supplice !

Mme  DE MIREPOIX. À la cour il n’est qu’une disgrâce : celle du roi ; et comme celle-là ne vous menace pas, croyez-moi, méprisez toutes les autres ; vous trouverez chez moi vos amis les plus dévoués.

LA MARQUISE. Croyez que je suis touchée de tant de bontés… Mais il est tard… et… je suis mal à mon aise.

Mme  DE MIREPOIX. N’allez pas dire que vous êtes malade. À la cour, ma chère amie, on peut être à la mort, mais jamais malade ; parler de souffrances, c’est presque avouer qu’on est en disgrâce, et c’est un plaisir qu’il ne faut pas donner à ses ennemis… à Maurepas surtout, qui ferait une chanson sur votre maladie. Vous êtes un peu pâle, en effet ; eh bien, mettez du rouge, une fleur dans vos cheveux, et vous serez encore la plus belle de toutes.

DUVERNEY. D’ailleurs, si vous souffrez, notre gaieté vous guérira… nous avons des choses très-amusantes à vous raconter. On parle de démissions, d’exil, de guerre. Savez-vous bien qu’on vous accuse de donner au roi l’idée de commander en personne la campagne prochaine ? Ah ! si vous faites de ces choses-là, et que vous lui mettiez en tête de gouverner lui-même, Dieu sait le sort que vous réservent ses ministres !

LA MARQUISE. Je n’ai point tant de crédit, et c’est faire injure au roi que de supposer qu’il ait besoin de conseil pour remplir ses devoirs. Mais ne disiez-vous pas que le roi était lui-même indisposé ?

DUVERNEY. Oh ! tranquillisez-vous, il se porte aussi bien que moi ; seulement le duc de Richelieu étant de retour, il y a sans doute quelque petit souper joyeux dont la reine et le cardinal ne doivent point avoir connaissance.

LA MARQUISE, à part. Qu’entends-je !… (Haut.) Quoi ! vous pensez ?…

DUVERNEY, riant. Que voulez-vous ? on rencontre tant de sévérité à la cour, qu’il faut bien s’en consoler avec les jolies femmes de la ville… cela ne nuit point aux grandes adorations.

Mme  DE MIREPOIX. Allons, trêve de folies ; l’heure s’avance ; j’ai déjà du monde chez moi ; allons le rejoindre.

LA MARQUISE. Par grâce… permettez…

Mme  DE MIREPOIX. Non ; je n’écoute rien.

LA MARQUISE. Vrai, je ne puis…

Mme  DE MIREPOIX. Ce n’est plus pour mon intérêt que j’insiste ; c’est pour le vôtre.

LA MARQUISE, à part. Et mademoiselle Hébert qui ne vient pas à mon secours !

Mme  DE MIREPOIX. Il faut qu’on vous voie ; il faut que l’on sache que les misérables procédés d’hier ne peuvent vous atteindre, et que vous saurez tenir tête à l’orage.

LA MARQUISE. Eh bien, je vais passer une robe.

Mme  DE MIREPOIX. Gardez-vous-en bien… celle-ci est charmante. Prenez seulement un mantelet, des gants, et revenez vite. Songez qu’il est tard, et que nous n’avons pas un moment à perdre.

La Marquise passe dans son appartement.





Scène VIII.

Mme  DE MIREPOIX, DUVERNEY.


Mme  DE MIREPOIX. Ah ! mon Dieu !… que de peine pour la décider !

DUVERNEY. Ah ! vous croyez l’avoir décidée ?… Elle ne viendra pas.

Mme  DE MIREPOIX. Vous voyez bien qu’elle cède à nos instances.

DUVERNEY. Elle ne viendra pas, vous dis-je ; il y avait dans sa résistance quelque chose d’absolu qui me donne à penser… Elle attend peut-être quelqu’un.

Mme  DE MIREPOIX, étonnée. Ici… chez elle… à cette heure ?

DUVERNEY. Qui sait ? il s’est passé bien des choses depuis deux jours… Monsieur de Maurepas a tant d’humeur, le cardinal tant de colère, le roi est si amoureux, la marquise paraît si troublée… tout cela pourrait bien annoncer quelque arrangement définitif.

Mme  DE MIREPOIX. Vous vous trompez, monsieur ; si vous connaissiez ainsi que moi madame de la Tournelle, vous sauriez que le roi lui-même ne parviendrait pas facilement à vaincre ses scrupules : c’est une habitude de vertu…

DUVERNEY. Dont l’amour triomphe souvent. (Voyant Mlle  Hébert qui vient de la chambre de la Marquise.) Tenez, ne vous l’avais je pas bien dit ?

Mme  DE MIREPOIX. Il se pourrait ?…





Scène IX.

LES MÊMES, Mlle  HÉBERT.


Mlle  HÉBERT. Madame prie madame la marquise de vouloir bien l’excuser, mais elle vient de se trouver mal, et n’est pas en état de sortir.

Mme  DE MIREPOIX, à Duverney. Vous aviez raison. Je n’insiste plus. (À mademoiselle Hébert.) Mademoiselle, témoignez tous nos regrets à votre maitresse, et dites-lui que je crains d’avoir poussé mes instances jusqu’à l’indiscrétion.

DUVERNEY. Ah ! madame ! ce n’est pas charitable ! (À Mademoiselle Hébert.) Croyez-moi, mademoiselle, ne lui redites pas cela.

Mlle  HÉBERT. C’est ce que je ferai, monsieur.

Ils sortent. Duverney donne la main à la marquise de Mirepoix.





Scène X.

MADEMOISELLE HÉBERT, seule, puis DEUX LAQUAIS.
Elle regarde la pendule. Onze heures sonnent.

Vite, renvoyons tout le monde. (Elle sonne ; deux laquais ouvrent la porte du fond.) Vous pouvez vous retirer ; madame n’a plus besoin de vous. Éteignez les lumières de l’antichambre. (Ils sortent en réfléchissant.) Oui, ce mensonge était nécessaire ; autrement jamais madame de Mirepoix n’aurait consenti à laisser madame. Elle n’en paraissait pas dupe ; je l’ai vue regarder M. Duverney d’une manière… Ah ! mon Dieu ! que vont-ils penser ! (Elle ouvre la porte du fond.) On a frappé, je crois… Il ne faut pas qu’on les voie entrer.

Elle éteint toutes les bougies et va ouvrir la porte de l’antichambre que l’on aperçoit en face de celle du salon qui est restée ouverte. Le théâtre est dans l’obscurité.





Scène XI.

LE ROI, LE DUC DE RICHELIEU.

Le Roi couvert d’un grand manteau avec un chapeau rond sur la tête. Le Duc, redingote de cocher par dessus son habit et un chapeau de livrée.

LE DUC DE RICHELIEU, secouant son chapeau. Quel temps horrible !

Mlle  HÉBERT. Si ces messieurs veulent bien attendre ici, je vais avertir madame.

Elle sort.

RICHELIEU. Ici ! mais où sommes-nous ? on n’a pas positivement illuminé pour vous recevoir, sire. (Se heurtant contre un meuble.) Peste soit de l’obscurité.

LE ROI. Prends garde, tu vas renverser quelque meuble, et le bruit jettera l’alarme chez les voisins.

RICHELIEU. N’ayez pas peur, sire ; je suis fait au mystère. Mais celui-ci est impénétrable pour moi. Me faire attendre une heure dans cet accoutrement, par une pluie battante dans la cour de marbre ; suivre votre chaise à porteur dans toutes les cours du château avant d’arriver à un escalier où nous devions nous casser le cou dix fois, tant il était bien éclairé ; et tout cela, pour venir chez quelque jolie femme sans doute, car je connais le bon goût de votre majesté ; mais cette jolie femme a, j’espère, une sœur, une cousine avec qui l’on pourra causer enfin, qui fera prendre patience au pauvre confident.

LE ROI. Non, elle est seule, et quand tu la verras, tu en seras charmé.

RICHELIEU. Sans doute l’intérêt que je prends à votre majesté me la fera trouver charmante ; mais oserai-je lui demander comment elle accorde cet amour avec celui qui existait lors de mon départ pour Richelieu ?

LE ROI. Tu veux parler de madame de la Tournelle ?… Ah ! cet amour-là ne lui fait aucun tort.

RICHELIEU. Je sais bien qu’on dit toujours cela, et pour ma part j’ai cent fois répété qu’un caprice ne faisait aucun tort à un grand sentiment. Mais je mentais alors, et si sa majesté est franche, elle conviendra demain avec moi que son grand sentiment pour la marquise est considérablement amorti.

LE ROI. Non, vraiment ; je l’aime plus que jamais. C’est dommage qu’elle me rende si malheureux !

RICHELIEU. Et vous la trompez pour vous consoler.

LE ROI. Tu n’en ferais pas d’autre, toi.

RICHELIEU. Il est vrai, je sais ce qu’on doit à la vertu, et je lui donne tout le temps nécessaire pour faire une résistance convenable ; mais pendant les débats, je profite des occasions qui s’offrent. Je n’aime pas l’oisiveté.

LE ROI. Chut ! on vient.





Scène XII.

LES MÊMES, LA MARQUISE, MADEMOISELLE HÉBERT.

Mlle  Hébert portant un flambeau qui lui sert à rallumer les candélabres.


LE DUC DE RICHELIEU. Que vois-je ! madame la Tournelle !

LE ROI Oui, c’est elle qui daigne nous recevoir. Combien je l’en remercie !…

LA MARQUISE. C’est un honneur que je n’ai pas eu le courage de refuser.

Le Roi ôte son manteau.

LE ROI. Ah ! ne vous en repentez pas. (Montrant Richelieu.) Mais voyez donc. Quelle étrange figure !

LA MARQUISE, riant. Il est certain qu’on a peine à reconnaître le brillant duc de Richelieu sous ce bizarre accoutrement.

RICHELIEU. Je suis abominable, j’en suis sûr ; c’est pourtant le roi qui a exigé que je fusse affublé ainsi. (Il ôte sa perruque et sa redingote et s’arrange devant une glace.) N’importe. Bien que je ne sois pas fort à mon avantage, je n’en rends pas moins grâce au roi de m’avoir permis de l’accompagner ici.

LE ROI. Ah ! pour cela, je te dispense de toute reconnaissance. Tu me rendras la justice de croire que tu ne serais pas ici si cela avait dépendu de moi ; mais madame, qui désirait te voir et me contrarier, a exigé que tu vinsses avec moi. Ainsi, c’est à elle que tu dois tous les remercîments.

LA MARQUISE. Comme il s’agissait d’affaires sérieuses, j’ai pensé que les conseils de mon oncle nous seraient fort utiles.

LE ROI Quel bonheur d’être ainsi en petit comité à l’abri de tous les importuns !

RICHELIEU. Qui croient votre majesté souffrante et s’évertuent pour trouver les phrases les plus touchantes sur l’intérêt profond que votre état leur inspire. S’ils pouvaient se douter de cette petite réunion…

LE ROI. Ils me croiraient le plus heureux des hommes. Eh bien ! je suis son esclave, voilà tout.

LA MARQUISE. Ah ! sire, dites son ami.

LE ROI. Non. Je vous abuserais. L’amitié n’est pour rien dans une adoration semblable ; l’amour seul peut être aussi sottement résigné, et je suis sûr qu’au fond de son âme, Richelieu se moque de moi. Il ne comprend pas qu’on puisse donner toutes les apparences de l’intrigue aux rapports les plus innocents.

RICHELIEU. Il est vrai, chère nièce, que c’est trop ou trop peu.

LA MARQUISE Oui, c’est trop, j’en conviens, et je vous remercie de la leçon.

LE ROI. Maudites soient tes belles sentences. Elle ne voudra plus me recevoir, et pourtant le ciel sait que, pour m’enivrer de sa présence, je puis faire tous les sacrifices. Mais tu ne crois à rien, toi.

RICHELIEU. Je vous demande pardon, sire, j’ai eu mainte occasion de croire à la vertu ; et je crois même à la volupté du martyre.

LE ROI. Eh bien ! c’est justement la mienne, et quand je me plains, elle me menace de s’enfuir là où je ne pourrais la suivre. Tant de cruauté devrait me décourager. Eh bien ! non ; j’aime ses injures, ses sermons, ses caprices, et quand je vois à la cour des gens qui la supposent moins rebelle envers moi, il me semble qu’ils l’insultent. J’ai envie de me battre avec eux.

LA MARQUISE. Que le roi est aimable et qu’il serait douloureux de perdre une semblable affection ! Pourtant elle est si calomniée qu’il faudra bien en faire le sacrifice.

LE ROI, vivement. Jamais. Quoi ! parce qu’il plaît à un Maurepas, à un Flavacourt, de railler, de blâmer le sentiment le plus noble, il faudrait l’immoler à leur impertinente satire ! Non, ils ont osé vous insulter, ils connaîtront…

LA MARQUISE. Ah ! sire, gardez-vous de cet affreux sentiment.

LE ROI. Ils ne savent pas qu’en vous calomniant, ils m’insultent dans l’objet de mon respect, dans ce que j’ai de plus cher au monde, et que votre intérêt seul peut suspendre l’ordre prêt à les frapper.

LA MARQUISE. Par grâce, épargnez-les, sire. Peu m’importe leur haine aujourd’hui ; je n’ai rien fait pour me l’attirer, mais si demain je la méritais par l’effet de votre colère, elle me serait insupportable.

LE ROI. Il est trop tard. Monsieur de Flavacourt va recevoir l’ordre d’envoyer sa démission et de se rendre à sa terre. Je ne veux pas que vous soyez exposée à le rencontrer.

LA MARQUISE. C’est une injustice, sire ; monsieur de Flavacourt est un de vos meilleurs officiers, et son fanatisme pour l’honneur doit trouver grâce près de vous.

LE ROI. Insulter une femme ! la dénoncer au monde avant qu’elle soit seulement soupçonnée, est-ce là ce que vous appelez de l’honneur ?

LA MARQUISE. Monsieur de Flavacourt est-il donc si coupable de croire qu’on ne puisse vous aimer sans crime ? Non, sire ; du moment où vos regards sont tombés sur moi, où vos soins ont attiré les soupçons et fait naître l’envie, il a dû penser qu’entraînée par l’exemple, j’allais succéder à ma sœur, et inscrire un nom de plus sur la liste des succès dont rougit ma famille. Hélas ! n’a-t-il pas raison de craindre… si moi qui vous haïssais, moi qui maudissais votre amour, je l’écoute, qui pourra se flatter d’en triompher. Ah ! ne punissez pas la franchise de mon frère ; laissez éclater en lui les restes de ce vieil honneur qui règne encore dans l’âme de quelques gentilshommes. Faites plus, sire, respectez cette noble indignation comme le gage d’un courage héroïque ; mettez cet homme à la tête de vos troupes, et vous verrez qu’il fera autant pour votre gloire qu’il peut sacrifier à son honneur.

LE ROI. Tu l’entends, Richelieu ?

RICHELIEU. Oui, sire ; et je voudrais que toute la France l’entendît.

LE ROI, à la Marquise. Vous le voulez ? Je pardonne à Flavacourt ; mais monsieur de Maurepas…

LA MARQUISE. Doit rester ministre, sire ; ses talents vous sont utiles, et son esprit malin est à ménager.

LE ROI. Ainsi donc vous exigez que j’autorise leur insolence par l’impunité ?

LA MARQUISE. Je veux que vous soyez clément, généreux, comme vous l’avez été si souvent.

LE ROI. Alors on n’outrageait que moi.

LA MARQUISE. Oubliez leurs injures ; ne pensez qu’à ma reconnaissance.

LE ROI. J’y consens. Mais quelle récompense m’accorderez-vous pour tant de soumissions ?

LA MARQUISE. Je vous demanderai une grâce.

LE ROI. Ah ! parlez.

LE DUC DE RICHELIEU. Ah ! ah ! voilà donc cette fierté soumise.

LA MARQUISE. Oui, je demande humblement au roi sa protection pour ma sœur Adélaïde, à qui la duchesse de Lesdiguières veut donner un mari de cinquante ans.

RICHELIEU. Et mademoiselle de Nesle le refuse ?

LA MARQUISE. Sans doute.

RICHELIEU. L’insensée ! elle ne sait donc pas qu’un vieux mari est un trésor pour une jolie femme ; qu’il sert d’excuse aux fautes, de prétexte aux ruptures. Il faudrait éclairer votre sœur là-dessus.

LA MARQUISE. Ce soin sera inutile, j’espère.

LE ROI. Oui ; je me charge de lui trouver un mari digne de remords.

LA MARQUISE. (On entend fermer une porte.) Ciel ! qu’entends-je ?

RICHELIEU. Serions-nous surpris par l’ennemi ?

Mlle  HÉBERT, à la Marquise. On parle dans le corridor.

RICHELIEU. C’est, je parie, cet animal de Chamasel, qui se croit obligé, en qualité de premier maître d’hôtel de votre majesté, d’exercer une police particulière sur tous ses voisins.

LA MARQUISE. Ah ! mon Dieu ! l’on va vous voir sortir d’ici.

LE ROI. Rassurez-vous. Équipés comme nous le sommes… avec sa redingote et mon manteau, nous ne pouvons compromettre tout au plus que mademoiselle Hébert.

RICHELIEU remettant sa redingote. C’est peut-être quelque affidé de Maurepas qui nous aura suivis ; il est si curieux !… Je vais, avec mademoiselle Hébert, m’assurer que personne ne nous épie.





Scène XIII.

LE ROI, LA MARQUISE.


LA MARQUISE, au Roi. Ces soins, cette inquiétude, prouvent que j’ai tort de vous recevoir.

LE ROI. Ces craintes, ces émotions, vous rendent encore plus belle !

LA MARQUISE, écoutant avec inquiétude. Si vous étiez reconnu ?… si quelque assassin !… Ah ! je frémis… Et j’ai pu consentir à ce qu’il s’exposât ainsi… Mais j’entends plusieurs voix… des menaces…

LE ROI, tirant son épée. On attaque Richelieu !… Courons…





Scène XIV.

LES MÊMES, Mlle  HÉBERT, tremblante.


Mlle  HÉBERT. Restez, sire… au nom du ciel, ne vous montrez pas… c’est monsieur de Richelieu qui vous en conjure.

LE ROI. Mais on l’insulte ?…

Mlle  HÉBERT. Ne craignez rien pour lui, sire… mais au bas de l’escalier, dans l’enfoncement d’une porte, le duc a froissé le manteau d’un homme qui se cachait. Aussitôt, tirant son épée, le duc s’apprête à le frapper ; alors une voix bien connue lui demande grâce ; et à la lueur de la lanterne sourde que portait cet homme, nous reconnaissons…

LA MARQUISE, vivement. Qui ?…

Mlle  HÉBERT. Le comte de Maurepas.

LE ROI, à part. Je ne puis sortir !

LA MARQUISE, tombant accablée sur un siége. Malheureuse ! je suis perdue !…




ACTE TROISIÈME.

Le théâtre représente un des riches salons du Roi à Metz. On aperçoit dans le fond la salle des gardes.



Scène PREMIÈRE.

LE DUC D’AGÉNOIS entre par la porte

du milieu ; il a le bras en écharpe. LE

COMTE DE MAUREPAS.


MAUREPAS, sortant du cabinet du Roi. Que vois-je ? monsieur le duc d’Agénois ici ?

D’AGÉNOIS. Oui, monseigneur. (Montrant son bras.) Cette blessure reçue à la dernière affaire, me vaut l’honneur de vous apporter une lettre du maréchal de Noailles.

Il lui remet une lettre.

MAUREPAS. Ce sont de bonnes nouvelles sans doute, puisqu’on en a chargé monsieur le duc d’Agénois. (Il lit.) Ah ! ah ! le prince Charles nous cède enfin la place.

D’AGÉNOIS. Et nous laisse un grand nombre de prisonniers. Le maréchal a fait des merveilles.

MAUREPAS. Et vous aussi, à ce qu’il me mande. Je le remercie de vous avoir choisi pour nous apporter ces nouvelles importantes.

D’AGÉNOIS. Il y a bien un peu de faveur de la part du maréchal, il sait combien je désirais revoir la cour ; et comme elle s’est rapprochée de nous en venant à Metz, je l’ai supplié de permettre que je vinsse passer ici quelques moments.

MAUREPAS. Vous y trouverez de grands changements, mon cher duc.

D’AGÉNOIS, d’un ton flatteur. Il ne peut y en avoir de très-essentiels, puisque votre excellence vient de travailler avec le roi !

MAUREPAS. Oui, je suis encore utile, et l’on veut bien me confier quelques affaires ennuyeuses, dont on se tirerait difficilement. Le roi en combattant à la tête de ses armées veut que les autres intérêts de l’état n’en souffrent pas. Il m’a ordonné de me rendre à Metz, pour en conférer avec lui, et assister au Te Deum qu’on va chanter tout à l’heure dans la cathédrale. Sa Majesté daigne encore me consulter sur de certains détails ; mais le crédit a passé en d’autres mains, monsieur le duc, et je ne sais pourquoi le maréchal de Noailles s’adresse à moi pour obtenir l’avancement de ses protégés. Il ferait bien mieux pour cela de s’adresser à sa belle cousine.

D’AGÉNOIS. La marquise de la Tournelle ?

MAUREPAS. La marquise de la Tournelle ! ah ! que vous êtes arriéré, mon cher duc ! Quoi ! l’on ne sait pas encore à l’armée qu’il n’est plus question de madame de la Tournelle, et que c’est la duchesse de Châteauroux qui règne aujourd’hui !

D’AGÉNOIS, avec joie. Serait-il vrai ? Le roi ne penserait plus à la marquise ?

MAUREPAS. La duchesse de Châteauroux est maintenant sa passion, sa folie !

D’AGÉNOIS, à part. Quel bonheur !

MAUREPAS. Et pourtant il n’est pas infidèle !

D’AGÉNOIS. Que dites-vous ?

MAUREPAS. Je dis que fatigué des chansons et des calembours que ce nom de la Tournelle inspirait chaque jour à de mauvais plaisants, le roi l’a changé, par l’effet de sa toute-puissance, contre le nom et le titre de duchesse de Châteauroux.

D’AGÉNOIS Ô ciel ! qu’entends-je ?

MAUREPAS. Et que pour prix de ce bienfait et du brillant mariage de sa sœur avec le duc de Lauraguais, madame de Châteauroux daigne tenir les rênes du gouvernement, décider de la paix, de la guerre, faire ou défaire les ministres, distribuer les grades, les faveurs, et qu’elle a de plus le talent de persuader au roi que lui seul fait tout.

D’AGÉNOIS. Ah ! monsieur le comte, la haine vous aveugle.

MAUREPAS. Moi, de la haine pour une jolie femme qui peut être forcée d’abdiquer d’un moment à l’autre et nous rendre tous heureux comme un roi ; non, vraiment ?

D’AGÉNOIS. Quoi ! l’âme la plus noble, la plus fière, se serait abaissée…

MAUREPAS. À suivre l’exemple de ses sœurs ! Quoi de plus naturel ? Il est des maladies de famille qui affligent des générations entières ! celle-ci est en proie à l’amour royal.

D’AGÉNOIS Je ne puis le croire !

MAUREPAS. Sur ce fait, vous pouvez consulter la première personne venue ; elle vous dira sous quel règne nous vivons. La différence qu’il y aura dans les avis, c’est que les uns vous assureront que la duchesse ne rêve que la gloire du roi, que c’est à sa prière qu’il s’est mis à la tête de ses armées ; qu’elle n’a fait le sacrifice de sa vertu que pour le plus grand bien de la France et du roi ; et que d’autres vous affirmeront qu’elle n’agit que par ambition, et que, n’ayant aucun ménagement pour de certaines puissances, elle succombera bientôt sous le poids d’un crédit trop étendu pour être durable ; mais personne ne niera ce crédit, ni ce qu’il lui coûte. Voici votre oncle, qui en sait là-dessus plus que moi, je lui laisse le soin de vous convaincre.

Il sort.





Scène II.

LE DUC DE RICHELIEU, LE DUC D’AGÉNOIS.


RICHELIEU À son accablement je devine que Maurepas ne s’est pas refusé le plaisir de lui tout apprendre. (Haut.) Allons, mon ami, du courage. Je n’ai pas voulu t’écrire ce qui se passait ici, parce que ces sortes de nouvelles arrivent toujours trop tôt ; mais tu devais t’y attendre, car si madame de la Tournelle était flattée de ton amour, elle n’y répondait que par de l’amitié ; cela suffit, j’en conviens, tant qu’un autre amour ne vient pas tourner la tête… mais…

D’AGÉNOIS. Elle ! s’abaisser jusqu’au rang de maîtresse !

RICHELIEU. Tais-toi donc ! si l’on pouvait t’entendre !

D’AGÉNOIS. Eh ! que m’importe la colère de celui qui la déshonore ? Quel malheur peut m’atteindre après le coup qu’il me porte aujourd’hui ? Non, je n’ai plus rien à craindre, et j’aurai du moins la joie de leur montrer l’excès de mon mépris.

RICHELIEU. Diantre ! ne va pas nous jouer un pareil tour ! Y penses-tu ? Risquer ton état, ton existence peut-être et le crédit de toute ta famille, parce qu’une femme s’avise de te préférer un roi ! Va, crois-moi, le mieux est de prendre cet événement en homme d’esprit.

D’AGÉNOIS. Toute autre pouvait succomber, mais elle !… elle, dont la fierté égalait la vertu, elle que j’ai vue si honteuse du triomphe de ses sœurs.

RICHELIEU. Ah ! ne va pas les confondre ! ses sœurs n’étaient que les complices des faiblesses du roi : madame de Châteauroux est le génie qui le guide à la gloire, qui lui inspire les grandes actions dignes d’un roi. Il est impossible de ne pas lui pardonner en pensant à ce que la France lui devra, et à ce que nous pouvons tous lui devoir, car il faut lui rendre justice : dans sa faveur, elle n’oublie pas ses amis.

D’AGÉNOIS. Mettre à profit ce crédit infâme, lui pardonner… jamais ! Non, je ne serai pas témoin de sa honteuse puissance, je quitterai la France pour toujours afin de ne plus entendre prononcer ce nom que je hais… ce nom, le prix du déshonneur.

RICHELIEU. Quelle folie ! donner ta démission ? quitter l’armée quand on se bat ? c’est impossible, cet honneur dont tu parles ne le permet pas.

D’AGÉNOIS. Ô ciel ! que faire ?

RICHELIEU. Se battre pour le roi.

D’AGÉNOIS, avec rage. Quand je voudrais pouvoir le frapper de ma main !

RICHELIEU. Allons, point de ces idées-là, elles ne sont bonnes qu’à mener à la Bastille, et je te réponds qu’on s’y ennuie furieusement. J’en sais quelque chose.

D’AGÉNOIS. Eh bien, si la vérité si l’honneur n’ont plus d’asile en ce pays, laissez-moi le fuir.

RICHELIEU. Eh ! penses-tu trouver plus d’honneur, de vérité, de constance ailleurs ? Pauvre insensé ! Va, partout où il a y un roi et de jolies femmes, on est exposé au malheur qui t’accable.

D’AGÉNOIS. Si je restais… ce ne serait que pour me venger… oui… je ne pourrais la revoir et contenir ma rage.

RICHELIEU. Te venger ! et de quel droit ? T’avait-elle rien promis ?

D’AGÉNOIS. Non, mais je l’adorais, mais elle était le rêve de ma vie ; sa gloire était la mienne ; son honneur, le mien ; en le sacrifiant, elle m’a tué ; je ne puis la revoir, sans l’accabler de reproches, sans la maudire…

RICHELIEU. Calme-toi… la voici.





Scène III.

LA DUCHESSE DE CHÂTEAUROUX,

très-parée en habit de cour ; LA DUCHESSE DE LAURAGUAIS, LE DUC DE RICHELIEU, LE DUC D’AGÉNOIS.

PLUSIEURS PAGES DU ROI.


LA DUCHESSE, à un Page. Faites savoir au roi mon arrivée.

Les Pages se retirent.

RICHELIEU, bas, à d’Agénois. Par grâce, point d’éclat.

D’AGÉNOIS, très-ému. Rassurez-vous ; sa voix seule abat mon courage.

LA DUCHESSE, à Richelieu, sans voir d’Agénois. Ah ! c’est vous, mon cher oncle ! je suis ravie de vous trouver ici.

Mme  DE LAURAGUAIS, au Duc. Vous allez nous conter tout ce qui s’est passé à l’armée.

LA DUCHESSE. Le roi s’est couvert de gloire, dit-on, il est l’idole de ses soldats… Ah ! j’étais bien sûre que lorsqu’ils le connaîtraient, lorsqu’ils le verraient si brave, si bon, ils ne pourraient s’empêcher de l’adorer.

RICHELIEU. Et de bénir le bon génie qui l’a déterminé à les commander, n’est-ce pas ? mais je ne puis vous parler que de la prise de Courtray, de Menin ; ce sont déjà de vieux succès ; et mon neveu vient à l’instant même nous en apprendre de nouveaux.

LA DUCHESSE, troublée. Le duc d’Agénois est ici ?

D’AGÉNOIS Oui, madame… la duchesse.

LA DUCHESSE, regardant le bras du duc d’Agénois. Que vois-je ! vous êtes blessé ?

D’AGÉNOIS. Ah ! cette blessure-là ne mérite pas votre intérêt, madame.

Mme  DE LAURAGUAIS, bas, à Richelieu. Pauvre jeune homme ! il me fait peine !

LA DUCHESSE. C’est m’offenser, monsieur le duc, que de me croire indifférente à ce qui vous touche ; jamais je n’ai eu un plus vif désir de vous prouver ma constante amitié.

D’AGÉNOIS, avec amertume. Je vous rends grâce, madame ; il fut un temps où je pouvais tout accepter de cette honorable amitié, mais aujourd’hui…

RICHELIEU, vivement. Aujourd’hui que le maréchal de Noailles l’a pris sous sa protection, il ne veut pas abuser de la vôtre, c’est tout simple.

D’AGÉNOIS, avec une colère concentrée. Aujourd’hui que j’ai perdu l’espoir qui m’attachait à la vie, à la gloire, toute protection m’est inutile. Je ne crois plus rien depuis qu’un sceptre a brisé mon idole.

LA DUCHESSE, tombant sur un fauteuil. Ô ciel ! suis-je assez humiliée !

Mme  DE LAURAGUAIS, à sa sœur. Pardonnez-lui ; le désespoir l’égare.

RICHELIEU, bas, à d’Agénois, en l’entraînant. Viens, suis-moi, te dis-je, ou tu nous perdras tous.

D’AGÉNOIS, au Duc. Rassurez-vous, je ne perdrai que moi ! Mais avant de subir mon sort, elle saura tout ce que sa honte me cause de…

RICHELIEU. D’Agénois, que dis-tu ?

D’AGÉNOIS. Non, je veux mourir à ses yeux.

LA DUCHESSE, prête à se trouver mal. Je succombe.





Scène IV.

LES MÊMES, UN HUISSIER.

Les deux battants de la porte s’ouvrent.


L’HUISSIER. Le roi !




Scène V.

LE ROI, LA DUCHESSE DE CHÂTEAUROUX,

LA DUCHESSE DE LAURAGUAIS, LE DUC DE RICHELIEU, LE

DUC D’AGÉNOIS. GARDES, PAGES.


LE ROI, à la Duchesse. Je vous revois, enfin !… Mais vous pleurez… (À Richelieu.) Que se passe-t-il ?

LA DUCHESSE. Rien, rien… sire ; c’est le récit d’un fait passé à l’armée que nous racontait le duc d’Agénois, et qui m’a fort émue.

LE ROI, à d’Agénois, d’un air surpris et mécontent. Vous, ici ! monsieur le duc ?…

RICHELIEU, avec empressement. Mon neveu ayant été blessé à la dernière affaire, le maréchal de Noailles l’a chargé de porter à votre majesté les détails de cette glorieuse journée.

LE ROI. Monsieur de Maurepas vient de me les donner, et mes félicitations ne se feront pas attendre. (À d’Agénois.) C’est vous, monsieur le duc, qui en serez porteur.

LA DUCHESSE. Cet honneur ne saurait être accordé à des mains plus dignes ; car monsieur d’Agénois est et sera toujours, j’espère, le plus fidèle défenseur de la France et du roi.

D’AGÉNOIS, à part. Ô bonté cruelle !

RICHELIEU, au Roi, en entrainant d’Agénois. Nous nous rendons, sire, chez le ministre de la guerre, où mon neveu attendra les ordres de votre majesté.

LE ROI. Qu’il se dispose à partir ce soir même ; et faites savoir à monsieur l’archevêque que je suis prêt pour le Te Deum.

LA DUCHESSE DE LAURAGUAIS, à sa sœur. Et moi je vais prévenir la princesse de Modène de votre arrivée (bas, à la Duchesse) et surveiller d’Agénois.





Scène VI.

LE ROI, LA DUCHESSE.


LA DUCHESSE. Quelle sévérité, sire ! je ne reconnais point dans cet accueil au duc d’Agénois votre bienveillance ordinaire.

LE ROI. J’en conviens ; la vue de cet homme me rend injuste, impoli ; je ne lui pardonne point de vous aimer.

LA DUCHESSE. Ah ! sire… pouvez-vous en vouloir à ceux qu’on vous sacrifie ?

LE ROI. Oui, je puis les haïr et envier les regrets qu’ils excitent.

LA DUCHESSE, piquée. C’est m’offenser que de croire…

LE ROI, lui prenant la main. Pardon !… je sais tout ce que je dois de confiance au sentiment le plus noble, le plus sincère ; mais ce bien m’est trop cher pour ne pas craindre de le perdre ; d’Agénois vous aimait avant que j’eusse le bonheur de vous connaître ; il se flattait de devenir votre époux ; votre famille lui en avait donné l’assurance. Ne m’est-il pas permis de craindre que jeune, aimable, passionné, il ne ranime dans votre cœur le sentiment qui vous faisait tolérer son amour ?

LA DUCHESSE. Cet amour m’honorait, sire ; et je me reprochais alors de ne le point partager, car il méritait de l’être.

LE ROI. Vous l’avouez donc ce regret qui m’outrage ? Et vous voulez que je voie sans colère celui qui l’inspire ? Non, sa présence me tue.

LA DUCHESSE, vivement. Ah ! sire, c’est nous calomnier tous deux. Le duc d’Agénois m’a aimée, et je n’en ai pas fait mystère à votre majesté ; mais cet amour dédié à madame de la Tournelle, à la femme sans reproche, la duchesse de Châteauroux n’en devait point hériter.

LE ROI. Aurait-il osé vous le dire ?

LA DUCHESSE. Que m’importe ! je le sais, et je l’approuve.

LE ROI. L’insolent ! il ne lui manquait plus que d’insulter aux sentiments qui nous unissent. Et vous voulez que je laisse tant d’audace impunie ?… Non, je lui rends grâce de légitimer ma haine ; un mot de moi en fera justice.

LA DUCHESSE. Vous ne le direz pas, sire, ce mot qui ne le frapperait pas seul.

LE ROI. Quoi ! vous le protégeriez quand il vous insulte ?

LA DUCHESSE. Ses regrets m’affligent sans m’offenser ; il ignore qu’en le sacrifiant, je n’ai pas perdu tous mes droits à son estime. Il ignore combien je suis heureuse et fière d’avoir rendu votre âme à toutes les inspirations de la gloire, et que ma faiblesse disparaît sous les lauriers qui vous parent ; il ignore que mon honneur, ma vie, c’est vous ; qu’il ne reste plus rien de moi que mon amour, et que loin d’en rougir, je vois avec orgueil cette adoration récompensée par vos exploits, et déjà imitée par la France entière.

LE ROI. Ah ! pardon, Marianne, pardon pour des transports jaloux dont je reconnais l’injustice ; pitié pour un insensé que l’excès de sa passion rend indigne de son bonheur, et qui devient ingrat quand il voudrait vous donner, pour prix de tant d’amour, sa vie et sa couronne.

LA DUCHESSE. Dieu me garde de douter de si douces paroles… Allons, plus de soupçons…

LE ROI. Oh ! je le jure !… Mais… vous laisserez partir le duc d’Agénois… n’est-ce pas ?…

LA DUCHESSE. Voilà une belle conversion !…





Scène VII.

LE ROI, LA DUCHESSE DE CHÂTEAUROUX,

LE DUC DE RICHELIEU, LE COMTE DE MAUREPAS, LA DUCHESSE DE LAURAGUAIS, SEIGNEURS DE LA

COUR, SUITE DU ROI.


RICHELIEU. Monseigneur l’archevêque est aux ordres de sa majesté.

MAUREPAS. Déjà le peuple remplit la place et le parvis de la cathédrale ; il fait retentir l’air des cris de : Vive le roi, vive le vainqueur de Courtray, de Menin ! Ah ! je puis l’affirmer, cet enthousiasme-là n’est pas de commande.

LA DUCHESSE, au Roi. Quel beau jour !

LE ROI. C’est à vous que je le dois. (Au comte de Maurepas.) Les princesses sont-elles averties ?

MAUREPAS. Toute la cour, réunie dans la galerie, est prête à suivre votre majesté ; moi seul lui demanderai la permission de ne pas l’accompagner ; les dépêches importantes qu’elle m’a confiées m’obligent à travailler pendant que tout un peuple va rendre grâce à Dieu de votre gloire, sire.

Mme  DE LAURAGUAIS, bas, à sa sœur. Dieu sait ce qu’il fera pendant ce temps.

LA DUCHESSE, souriant. Une chanson contre moi, sans doute.

LE ROI, à Maurepas. Je ne puis que louer cet excès de zèle.

RICHELIEU. La ville de Metz espère que votre majesté daignera, au sortir du conseil, honorer le bal de sa présence.

LE ROI. Certainement ! une fête donnée par cette bonne ville où m’attendait tant de joie. Après le ciel, les affaires de l’état ; puis le reste du jour sera tout… (regardant la Duchesse) au plaisir.

Le Roi sort en donnant la main à la duchesse de Châteauroux, tous le suivent.





Scène VIII.


MAUREPAS, seul, parodiant le Roi. « Et le reste du jour sera tout à Zaïre. » C’est fort clair, et le nouvel Orosmane ne se donne point la peine de contraindre son amour. Tant mieux, il en durera moins ; cependant, il en faut convenir… je n’en ai point encore vu de si tenace ; résister aux moqueries de nos chansons, aux insinuations si adroitement jetées sur la fidélité de la duchesse, aux humiliations dont l’abreuve toute la cour de la reine. Pour braver tout cela, il faut qu’il y ait dans cette passion quelque chose de divin ou de diabolique… Heureusement la présence du duc d’Agénois jette du trouble ici… le roi est jaloux… la duchesse est fière… il y aura des scènes violentes !… Ah ! si le crédit me revenait !…





Scène IX.

MAUREPAS, LE DUC D’AGÉNOIS.


D’AGÉNOIS. Vous m’avez fait appeler, monseigneur ? Je suis prêt à me charger de vos dépêches ; mes chevaux sont attelés.

MAUREPAS. Je conçois votre empressement à quitter la cour, mon cher duc ; je vous avais bien dit qu’il n’y avait plus moyen d’y tenir. On se résigne sans peine à obéir aux caprices d’un roi… mais subir ceux d’une courtisane… c’est trop !

D’AGÉNOIS. Ah ! monsieur le comte !… la marquise de la Tournelle une courtisane !…

MAUREPAS. Eh bien, nous dirons la favorite, si vous le trouvez plus convenable ; la différence n’est pas grande ; mais quel que soit le nom qu’on lui donne, il n’en est pas moins vrai qu’elle règne ici despotiquement, et qu’il est temps de réduire son empire à l’intendance des plaisirs de la couronne.

D’AGÉNOIS. Le caractère de madame de la Tournelle ne rendra pas cela facile.

MAUREPAS. Prenez-y garde, vraiment ; depuis que le roi l’a faite duchesse de Châteauroux, il déteste qu’on la nomme autrement. C’est tout simple : le roi aimait madame de la Tournelle, et madame de Châteauroux aime le roi ; cela est préférable. Au reste, vous savez encore mieux que lui ce que vaut cet amour.

D’AGÉNOIS. Vous vous trompez, monseigneur ; madame de la Tournelle ne m’a jamais aimé.

MAUREPAS. Fort bien ! c’est ainsi qu’un galant homme répond toujours ; mais on sait à quoi s’en tenir, et chacun est indigné ici de sa conduite envers vous. On s’accorde pour dire qu’une telle ingratitude mérite d’être punie.

D’AGÉNOIS. Je vous remercie d’un si vif intérêt, mais je ne me plains point.

MAUREPAS. Sans doute, votre fierté vous le défend ; mais il est impossible que vous ne secondiez pas nos efforts pour faire cesser un scandale pareil.

D’AGÉNOIS. Moi ! m’associer aux ennemis de madame la duchesse de Châteauroux ?

MAUREPAS. Il ne s’agit pas ici d’amis ou d’ennemis ; c’est l’intérêt de l’état qui doit seul nous guider ; c’est le pouvoir qu’il faut empêcher de tomber en quenouille.

D’AGÉNOIS. Et quels sont vos moyens ?

MAUREPAS. De plus sûrs que vous ne pensez.

D’AGÉNOIS. Voudrait-on recommencer l’empoisonnement de madame de Vintimille ?

MAUREPAS. Quelle horreur ! nous, des assassins !

D’AGÉNOIS. Mais il s’en est bien trouvé à la cour pour sa sœur, il s’en pourrait trouver encore pour elle.

MAUREPAS. Ah ! nos moyens de l’atteindre sont plus nobles et moins cruels. Son voyage à Metz a justement irrité la reine et les princes du sang ; ils sont décidés à en témoigner leur mécontentement au roi… Enfin, sans m’expliquer davantage, j’ai plus d’une raison d’espérer ; mais le maréchal de Noailles nous serait d’un grand secours ; c’est aujourd’hui l’homme le plus utile au roi, et s’il lui montre le mauvais effet de la présence d’une favorite suivant l’armée, s’il amène le roi à se séparer d’elle pendant quelques mois, je réponds du reste.

D’AGÉNOIS, à part. Ah ! malheureuse ! quel sort l’attend !

MAUREPAS. Je vous le répète, tout dépend du maréchal de Noailles ; s’il l’accuse, il faut qu’elle succombe. Enfin consentez-vous à nous seconder dans un projet où la vertu, la morale et la religion sont de notre parti ?

D’AGÉNOIS. Ces grands mots ne m’en imposent pas, monseigneur ; on s’en sert trop souvent pour déguiser une méchante action. Parlons clairement : c’est la perte de madame de Châteauroux que vous conspirez ; vous comptez sur mon ressentiment pour vous servir ; mais vous ne savez pas, monsieur le comte, que si dans certaines âmes l’amour se change en haine, il lui reste encore assez de dignité pour ne pas s’abaisser à de vils moyens de vengeance.

MAUREPAS. Monsieur le duc, vous oubliez… (On entend une grande rumeur dans la coulisse.) Qu’entends-je !… on m’appelle, je crois ?





Scène X.


LES MÊMES, LE DUC DE RICHELIEU, SEIGNEURS DE LA COUR.


LE DUC, très-ému. Monsieur de Maurepas !… Où est-il ?

MAUREPAS., vivement. Me voici ; qu’est-il arrivé ?

LE DUC. Le roi est fort mal !

TOUS. Grand Dieu !…

LE DUC. Il est tombé sans connaissance au moment où l’archevêque entonnait le Te Deum.

MAUREPAS. Ah ! quelques traîtres, sans doute ?

LE DUC. Non ; les médecins assurent que cet évanouissement est la suite des fatigues d’une marche forcée. Le roi a fait hier une longue course à cheval par un soleil brûlant ; il avait déjà la fièvre, et l’on craint que cette fièvre ne soit pernicieuse. Les princes vous demandent d’expédier sur-le-champ un courrier à la reine et à monsieur le dauphin pour qu’ils viennent au plus vite : la situation ne permet aucun retard.

MAUREPAS. Mais où a-t-on transporté le roi ?

LE DUC. Ici près, dans son appartement. L’évêque de Soissons, les princes, sont avec lui ; ce sont eux qui m’envoient vers vous.

MAUREPAS. Je cours exécuter leurs ordres.

Il sort.





Scène XI.


RICHELIEU, D’AGÉNOIS, DUVERNEY, SEIGNEURS DE LA COUR.


LE DUC, à Duverney. Eh bien ! comment va le roi ?

DUVERNEY. Un affreux délire a succédé à son évanouissement. Il ne reconnaît plus aucun de nous ; l’effroi des médecins a gagné tout le monde, c’est un désordre, un tumulte. Le peuple remplit la place, et demande à grands cris des nouvelles du roi. Les curieux pénètrent de tous côtés, les gardes oublient leurs consignes pour répondre au peuple, on a peine à l’empêcher d’arriver jusqu’à la chambre du roi. Les princes eux-mêmes en gardent la porte ; et ce que vous aurez peine à croire, c’est qu’ils viennent d’en défendre l’entrée à la duchesse de Châteauroux.

RICHELIEU et D’AGÉNOIS. À madame de Châteauroux ?…

DUVERNEY, montrant la Duchesse, qui arrive pâle, égarée. Tenez. Voyez si j’ai dit vrai !…





Scène XII.


LES MÊMES, LA DUCHESSE DE CHÂTEAUROUX, LA DUCHESSE DE LAURAGUAIS.


LA DUCHESSE, dans le plus grand trouble. M’empêcher de le voir !… quand il souffre… quand mes soins pourraient le sauver !… les cruels !…

RICHELIEU. Pardonnez-leur ; cet affreux événement a bouleversé toutes les têtes. Les médecins ont ordonné le plus grand calme ! sans doute les princes ont pensé que votre présence !… L’aspect de cette inquiétude que vous ne pouvez dissimuler…

LA DUCHESSE. Ah ! ne leur cherchez point d’excuse… si vous aviez vu leur maligne joie percer à travers l’air inquiet qu’ils voulaient affecter ; si vous les aviez entendus de leur voix sèche et hautaine me répéter cet ordre, que n’a point donné le docteur Vernage ; car je le connais, il n’aurait pas l’idée de m’éloigner du roi, quand sa vie est en danger ; mais, mon Dieu, pour me traiter aussi indignement, pour me chasser ainsi, ils le croient donc à la mort… Oh ! voilà la pensée qui me tue !…

LA DUCHESSE DE LAURAGUAIS. Rassurez-vous.

LA DUCHESSE. Me rassurer, quand j’ai vu ma sœur succomber au poison !…

RICHELIEU. Ah ! gardez-vous d’un soupçon pareil ; aucun symptôme ne le confirme. Les médecins m’ont répondu à ce sujet de la manière la plus positive. Le roi est dans un état fort alarmant, m’ont-ils dit, mais on n’en peut accuser personne.

LA DUCHESSE, dans l’égarement du désespoir. N’importe, je veux le voir !… il le faut, je le dois, il souffre ; dans ses souffrances il m’appellerait, je ne serais pas près de lui ? Oh ! c’est impossible, il faut que je le voie. Je l’entends… il m’appelle !…

DUVERNEY. Ô ciel ! ne vous montrez pas à lui dans cet état de désespoir ; ce serait lui porter le coup mortel.

LA DUCHESSE. Mais vous ne savez donc pas que ces princes me haïssent ; qu’ils vont abuser de son délire pour lui faire croire que je le trahis, que je l’abandonne !… pour lui arracher un consentement, pour lui dicter mon arrêt, qu’ils ont eu l’infamie d’exécuter d’avance !

RICHELIEU. Non, la main du roi se refuserait à le signer lors même que son égarement le livrerait à eux. Et puis ils craindraient son retour à la raison.

LA DUCHESSE. Ils ne craindront rien, vous dis-je… Eh bien, j’imiterai leur audace, nous verrons s’ils oseront employer la force pour m’empêcher d’arriver jusqu’à lui.

Elle se précipite vers la porte.





Scène XIII.


LES MÊMES, MAUREPAS, suivi de plusieurs SEIGNEURS DE LA COUR.


MAUREPAS. Arrêtez, madame, et plaignez-moi d’être chargé de vous remettre cet ordre de la part du roi.

TOUS. Du roi.

Il lui présente un papier avec le sceau du Roi.

LA DUCHESSE, jetant les yeux sur le papier. Signé Louis !… Il l’a signé… (Elle pleure et cache sa tête dans ses mains ; la lettre tombe, Richelieu la prend et lit : ) « Ordre à la duchesse de Châteauroux de quitter Metz dans une heure. »

D’AGÉNOIS, vivement, à Maurepas. Cet ordre est nul, le roi a le délire, on a abusé de son état pour lui arracher cette signature.

MAUREPAS, à d’Agénois. C’est aux princes, aux ministres, témoins de la signature de cet ordre, à vous répondre, monsieur ; moi je n’en suis que porteur.

RICHELIEU, avec mépris. C’est encore assez courageux. Mais ne craignez-vous pas, monsieur, que le roi, revenu à la santé, ne punisse l’exécuteur d’un ordre semblable ?

MAUREPAS. J’obéis, monsieur le duc, et je ne raisonne pas.

RICHELIEU. Eh bien, si personne n’ose éclairer les princes et les ministres sur l’indigne action qu’ils commettent aujourd’hui, j’en aurai le courage.

LA DUCHESSE, fièrement. Non. C’est à moi de subir leur injuste haine. Ma résistance à cet ordre cruel, ils en puniraient peut-être celui que la maladie met en leur puissance ; qu’il vive ! Ô mon Dieu ! que mes ennemis l’arrachent au danger qui le menace, et je leur pardonne. J’obéis ! je consens à tout, je suis prête à partir.

Mme  DE LAURAGUAIS, à la Duchesse. Je ne vous quitte pas.





Scène XIV.


LES MÊMES, MADEMOISELLE HÉBERT.


Mlle  HÉBERT, dans le plus grand trouble. Ah ! madame, ne vous montrez pas à ces furieux ameutés sur la place. Vous entendez leurs cris. (À Richelieu.) Monsieur le duc, défendez-la, ils en veulent à sa vie.

D’AGÉNOIS, mettant la main sur son épée. Nous saurons la défendre.

RICHELIEU, à mademoiselle Hébert. D’où vient cette rumeur ?

Mlle  HÉBERT. On a répandu le bruit que le roi était à l’agonie, et que madame était cause de sa mort… Le désespoir, la colère du peuple sont au comble. Ils menacent de pénétrer jusqu’ici pour la tuer ! je suis accourue vous prévenir ; mais comment la soustraire à leur rage ?

RICHELIEU, à l’Officier des gardes. Faites rassembler les gardes, et fermer toutes les portes du palais. (À un Huissier.) Et vous, ordonnez qu’on fasse venir un des carrosses du roi à la grille du parc.

MAUREPAS. Les carrosses du roi ne peuvent plus être mis à la disposition de madame, monsieur le duc.

RICHELIEU. Quoi ! lorsqu’il s’agit de sa sûreté ! vous osez… Eh bien ! c’est mon carrosse, c’est moi qui protégerai sa retraite.

LA DUCHESSE. Ô noble ami !

RICHELIEU. Nous verrons si ce peuple, abusé par de vils calomniateurs, résistera à la voix de la vérité. Et moi aussi je lui parlerai au nom du roi.

D’AGÉNOIS, regardant par la fenêtre. Le tumulte augmente. L’archevêque harangue les révoltés.

On entend les cris : « À bas la duchesse de Châteauroux ; à bas l’assassin du roi ! »

RICHELIEU. Profitons de la présence de ce prêtre pour la sauver de leur fureur. (À la Duchesse.) Suivez-moi.

LA DUCHESSE. Non, laissez-moi m’offrir seule à leurs coups.

Mme  DE LAURAGUAIS. Ma sœur !…

LA DUCHESSE. C’est ma vie qu’ils demandent, ils l’auront.

D’AGÉNOIS, l’arrêtant. Elle ne vous appartient pas, madame ; le roi vit encore.

LA DUCHESSE, avec résignation. Oui, je dois subir mon supplice jusqu’au bout. (À Richelieu.) Empêchez ma sœur de passer devant moi, ils pourraient se méprendre.

RICHELIEU. Noble femme.

DUVERNEY. Tout est prêt, madame, partons.

LA DUCHESSE. Oh ! restez, je vous en supplie, restez pour soigner le roi… et dites-lui que j’attendrai son abandon pour mourir. Elle marche vers la porte. Richelieu et d’Agénois s’élancent pour la précéder. Tous la suivent. Les cris du peuple redoublent.





ACTE QUATRIÈME.


Le théâtre représente un salon de l’hôtel de Lauraguais à Paris.



Scène PREMIÈRE.

LA DUCHESSE DE LAURAGUAIS, DUVERNEY.


Mme  DE LAURAGUAIS. Ah ! c’est vous, monsieur Duverney… Je n’en devrais pas être surprise.

DUVERNEY. Je serais depuis longtemps ici, madame, sans les affaires qui m’ont retenu à l’armée ; mais depuis son rétablissement, le roi assemble son conseil tous les jours, je ne pouvais m’absenter.

Mme  DE LAURAGUAIS. Oui, vous n’êtes pas de ceux que la disgrâce éloigne. Ah ! il faut qu’il y ait bien du danger à nous donner quelque marque d’intérêt, car depuis notre départ de Metz, depuis le jour affreux où sans le duc de Richelieu et le duc d’Agénois, nous succombions à la rage du peuple, vous êtes le seul…

DUVERNEY. Quoi ! de tous ceux qui doivent à madame de Châteauroux leur place, leur fortune, aucun ne s’est présenté chez elle ?

Mme  DE LAURAGUAIS. Aucun ! Sans les lettres du duc de Richelieu, nous serions dans l’ignorance de ce qui se passe à la cour. Mais comment se fait-il qu’un arrêt surpris au délire d’un malade soit confirmé par un silence de deux mois ? Comment se fait-il qu’un amour si vif, si mérité, se soit évanoui comme un prestige ?

DUVERNEY. Attendons encore pour le juger. Le roi revient ce soir ; tous les corps de la ville se rassemblent déjà pour aller au-devant de lui, c’est à la lueur des illuminations de tout Paris qu’il fera son entrée. Un coup de canon avertira le peuple de l’arrivée du roi à la barrière ; il revient comblé des faveurs de la victoire et des adorations de la France. Qui sait ce que ce retour doit produire ?

Mme  DE LAURAGUAIS. Ah ! ne nous ne flattons pas : ce retour n’amènera pour nous que de nouveaux outrages. Déjà monsieur de Maurepas fait courir le bruit que le duc d’Agénois s’est fait un prétexte de sa blessure pour venir joindre à Paris madame de Châteauroux et la consoler, et le roi croit à cette calomnie.

DUVERNEY. Eh bien, il faut nous concerter sur le parti à prendre. Il se peut qu’un ordre du ministre enjoigne à madame de Châteauroux de quitter Paris au moment où le roi y revient.

Mme  DE LAURAGUAIS. Quoi ! vous pensez que le roi pousserait la cruauté…

DUVERNEY. Le roi ignorerait cet ordre : les ministres n’ont-ils pas des lettres de cachet en blanc, qui leur sont confiées pour sévir contre les ennemis de l’état, et dont ils se servent trop souvent contre leurs ennemis personnels ? D’ailleurs, si le roi venait à apprendre l’arrestation de madame de Châteauroux, Maurepas lui dirait qu’il l’a ordonné dans l’intérêt de votre sœur, et pour la soustraire à la fureur des Parisiens que lui-même ameute contre elle.

Mme  DE LAURAGUAIS. Ô ciel ! que faire pour l’arracher à tant de persécutions ?

DUVERNEY. Il faut la déterminer à se réfugier chez moi, au château de Plaisance.





Scène II.

LA DUCHESSE DE CHÂTEAUROUX, LA DUCHESSE DE LAURAGUAIS, DUVERNEY.


LA DUCHESSE. C’est vous, mon ami ! J’avais besoin de vous revoir ; dans l’abandon où je suis, un souvenir fait tant de bien.

DUVERNEY. Et comment cesser de vous être dévouée, madame, vous à qui je dois tout, vous qui rendez la reconnaissance si facile !

Mme  DE LAURAGUAIS. Monsieur Duverney vient vous apprendre que le roi fera son entrée à Paris, ce soir à six heures ; il pense qu’il serait prudent de vous éloigner d’ici… pendant quelques jours.

LA DUCHESSE. Est-ce un ordre qui m’exile ?

DUVERNEY. Non, vraiment ; mais le peuple de Paris abusé comme celui de Metz, peut se porter aux mêmes excès… et c’est votre ami qui vous supplie d’accepter un asile chez lui !

LA DUCHESSE. Je sens le mérite d’une telle proposition, mon ami, mais je ne saurais l’accepter ; ce serait exposer au pillage cette belle retraite, (À part) où il m’a parlé de son amour pour la première fois. (Haut.) Non, c’est une consolation pour moi de penser qu’un jour il viendra m’y pleurer.

Mme  DE LAURAGUAIS. Je crains que ces acclamations, le bruit de cette joie populaire ne vous fassent mal ; laissez-vous emmener d’ici.

LA DUCHESSE. Ah ! ces cris de joie, ces bénédictions du peuple, j’ai besoin de les entendre, j’en ai le droit, elles me coûtent assez cher.

DUVERNEY. Mais que ferez-vous pendant ces jours de délire ?

LA DUCHESSE. Je pleurerai, comme je pleurais en m’éloignant de lui, comme j’ai pleuré depuis ; le jour, la nuit, sans cesse, je pleurerai, je pleure…

Elle essuie ses yeux.

DUVERNEY. Eh bien, si vous l’aimez encore, épargnez-lui un tort de plus. N’attendez pas qu’un ordre cruel vienne vous frapper.

Mme  DE LAURAGUAIS. Songez, chère Marianne, au retentissement qu’aura dans votre cœur ce coup de canon qui annonce l’arrivée du roi.

LA DUCHESSE. Va, les ministres ne me laisseront pas cette joie. Eh ! qui s’opposerait à leur rage ? ne m’ont-ils pas impunément outragée ! Celui pour qui j’ai sacrifié tout a-t-il élevé sa voix puissante contre tant d’infâmes calomnies ? a-t-il dit que mon amour pour sa gloire, pour cette gloire qu’on proclame aujourd’hui, m’a seule… oui, m’a seule entraînée ; que jamais nulle ambition personnelle n’a flétri ma passion pour lui ; que jamais l’or, si souvent offert par ses ministres, n’a souillé mes mains ? enfin m’a-t-il justifiée par le moindre regret ? Non, jamais, non, il n’a rien dit ; il m’a livrée lui-même à la honte, au mépris ; il a souffert que l’on traitât d’infâme, d’assassin, la femme qu’il a eu tant de peine à séduire, celle dont l’attachement pour lui avait toute la prudence, tout le dévouement d’une épouse, d’une mère ! Ah ! maudit soit le jour où la colère du ciel est tombée avec son amour sur notre famille ! son souffle l’a flétrie à jamais. (À madame de Lauraguais.) Va, fuis-moi, va rejoindre madame de Flavacourt, qu’elle t’éloigne de l’abîme où trois de nous sont déjà englouties. Va, que sa vertu t’épargne les regrets, les remords qui me déchirent, va lui dire tout ce que je souffre… Ah ! que du moins mon supplice vous sauve.

Elle tombe accablée sur un siége.

Mme  DE LAURAGUAIS. Moi, te quitter ! jamais ! (À Duverney.) Vous le voyez, elle en mourra.

DUVERNEY, à la Duchesse Calmez-vous ! calmez-vous ! la vérité peut éclairer le roi d’un moment à l’autre.

Mme  DE LAURAGUAIS. Moi, je vais demander conseil à la princesse de Conti ; elle sait ce qui se trame contre nous. (À sa sœur.) Vous en croirez son avis, n’est-ce pas ?

DUVERNEY. Je vais de mon côté interroger M. de Maurepas ; il ne me dira pas la vérité, mais je la devinerai, et si j’entrevois le moindre danger pour vous, je reviens vous contraindre à me suivre.

LA DUCHESSE. Tant de bonté, de zèle, devrait me consoler.

DUVERNEY, baisant la main de la Duchesse. Du courage !





Scène III.


LA DUCHESSE, seule. Il revient… Tout un peuple ivre de joie se précipite au-devant de lui, pour le voir, pour l’adorer, pour le bénir, et c’est à moi… oh ! je suis heureuse et fière de me le dire, c’est à moi, c’est à mes conseils qu’il doit les cris d’amour et les bénédictions du peuple. Grâce à moi, ce n’est plus ce roi indolent, étranger à la nation, inconnu à l’armée. C’est Louis XV victorieux, c’est Louis le bien-aimé qui vient de recevoir le prix de sa valeur, la récompense de ses bienfaits, et ce triomphe qu’il me doit, je ne le verrai point ! Ah ! dussé-je en mourir, mon dernier regard s’enivrera de ce grand spectacle. Et lui ! lui !… je le verrai une fois encore ; je reverrai ces traits si nobles, ces yeux divins dont le feu me brûle toujours ; oui, oui, le revoir encore ! mon Dieu ! le revoir encore, car je l’aime. Mais à qui confier ce projet ? personne ne voudra… Si mademoiselle Hébert… oui, elle seule, elle si bonne, si dévouée… (Elle ouvre la porte de sa chambre.) Mademoiselle Hébert, êtes-vous là ?





Scène IV.

LA DUCHESSE DE CHÂTEAUROUX, MADEMOISELLE HÉBERT.


Mlle  HÉBERT. Que désire madame la duchesse ?

LA DUCHESSE. J’ai à vous demander un service bien important ; il exige tout le zèle et la discrétion dont vous êtes capable.

Mlle  HÉBERT. Madame ne peut douter de moi… si je la voyais seulement un peu moins malheureuse !

LA DUCHESSE. Eh bien ! chère mademoiselle Hébert, il dépend de vous de me procurer la seule consolation que je puisse goûter.

Mlle  HÉBERT. Ah ! parlez, madame.

LA DUCHESSE. Le roi fait son entrée à Paris à la nuit tombante ; son cortége suivra toute la rue Saint-Honoré, pour se rendre au Carrousel ; je veux… je veux voir le roi.

Mlle  HÉBERT. Quoi ! madame ?…

LA DUCHESSE. Je le veux ; il faut aller me louer, à tout prix, une chambre, une fenêtre d’où je puisse le voir passer.

Mlle  HÉBERT. Vous ! madame ? Et ne craignez-vous point d’être reconnue, insultée ?…

LA DUCHESSE. Non ! vous emprunterez les habits de toilette… la fille du concierge… vous lui laisserez croire que c’est vous qui voulez vous déguiser.

Mlle  HÉBERT. Mais madame oublie que nul carrosse, excepté ceux du roi, ne pourra circuler ce soir dans Paris.

LA DUCHESSE. Aussi est-ce pour me mêler sans inconvénient à la foule que je veux m’habiller en ouvrière ; vous prendrez aussi un mantelet, un grand capuchon noir.

Mlle  HÉBERT. Et si madame la duchesse de Lauraguais nous voit ?…

LA DUCHESSE. Elle est allée au Temple, chez la princesse de Conti, et comme le peuple remplit déjà toutes les rues, on ne laissera point passer son carrosse ; mais courez vite, ma chère Hébert ; nous n’avons point un moment à perdre. C’est une grande preuve de dévouement que je vous demande là ; je sens tout le danger de cette démarche ; mais je ne saurais résister au désir de le revoir encore une fois… Vous consentez, n’est-ce pas ?…

Mlle  HÉBERT. Si madame l’ordonne…

LA DUCHESSE. Je ne vous l’ordonne pas, je vous supplie ; obéissez-moi par pitié !…

Mlle  HÉBERT. Vous le voulez… mais que le ciel nous protége.

Elle sort.





Scène V.

LA DUCHESSE, puis LE DUC D’AGÉNOIS.


LA DUCHESSE. Évitons surtout la présence de Duverney ; il s’opposerait à cette démarche comme à une extravagance. (Elle sonne, un Valet paraît.) Je n’y suis pour personne.

Le Valet sort.

LE DUC D’AGÉNOIS. Pardon, madame, si je force votre porte ; mais le motif qui m’amène doit me servir d’excuse : j’apprends à l’instant par un avis secret que ce matin, à la suite d’un accès de colère dont on ignore le motif, le roi a fait appeler M. de Maurepas et M. d’Argenson, et qu’en sortant de ce conseil, tous deux ont remis aux exempts de la prévôté une lettre de cachet qui vous envoie à la Bastille. On a de plus surpris tous les indices d’un complot contre vous, madame, contre votre vie.

LA DUCHESSE. Ce n’est plus qu’à ma vie qu’ils en veulent ? Ah ! je les ai vus plus cruels…

D’AGÉNOIS. Par grâce, madame, ne donnez pas à ces montres la joie d’un triomphe féroce. Songez que si vos amis peuvent tout braver pour vous soustraire à la fureur du peuple, ils ne pourraient rien contre des moyens plus traîtres ; laissez-nous vous défendre, vous sauver.

LA DUCHESSE. Non, ma vie ne vaut pas tant de soin.

D’AGÉNOIS. Mais si cette vie, qu’il vous a plu de vouer au malheur, était encore indispensable à ceux qui… vous aiment ?…

LA DUCHESSE. Ah ! monsieur le duc, dans ma position on ne peut que nuire à ses amis. La disgrâce est un mal contagieux, tout ce qui s’en approche en ressent l’effet, et ma mort ne serait un malheur pour personne.

D’AGÉNOIS. Ingrate… et si l’idée de cette mort rendait fou de désespoir l’homme que vous avez dédaigné ; si, oubliant tout, à l’aspect de votre malheur, il s’offrait à vous pour vous défendre… vous consoler peut-être ? s’il venait là jurer à vos pieds de perdre à jamais le souvenir d’un tort si cruellement expié !…

LA DUCHESSE. Je m’en souviendrais, moi, pour sauver son honneur par un refus.

D’AGÉNOIS. Quoi ! vous auriez la cruauté de lui ravir jusqu’au bonheur de vous secourir, de vous protéger ? car ce n’est pas de l’amour qu’il exige… Il sait trop que votre cœur, dévasté par une passion trahie, ne peut plus rien aimer ; mais tel est ce que vous inspirez, qu’humilié par vous, blâmé par le monde, sans espoir de vous voir jamais partager mon amour, je ne puis vivre que pour vous, que pour vous rendre le repos et l’honneur.

LA DUCHESSE. Quoi ! ce mépris dont vous m’accabliez…

D’AGÉNOIS. Du mépris !… ce n’était que de la colère…

LA DUCHESSE. Et vous consentiriez…

D’AGÉNOIS. À couvrir de mon nom les erreurs de madame de Châteauroux, à la venger des outrages du roi, à prouver à la France entière que cette femme séduite, mais si indignement calomniée, était digne encore de l’amour et du nom d’un brave gentilhomme.

LA DUCHESSE. Ah ! de si nobles sentiments méritent toute ma reconnaissance, et je vous le prouverai.

D’AGÉNOIS. En cédant à ma prière ?

LA DUCHESSE. Non, mais en m’opposant à l’excès d’une générosité que l’on blâmerait justement, et que mon lâche cœur ne pourrait récompenser ; car je vous dois l’aveu de toute ma faiblesse. Sachez donc que la honte, le mépris, l’abandon, la persécution même, rien ne peut altérer l’amour fatal qui me dévore ; que sans nul espoir de voir jamais renaître un seul des moments que je regrette, je reste immuable dans ma passion comme dans ma douleur. C’est là toute mon excuse, quand j’aurai succombé à ce coupable amour, peut-être on me le pardonnera !…

D’AGÉNOIS. Quoi ! tant d’ingratitude, tant d’indignité, n’ont pu vous rendre à la raison ! Quoi ! vous attendrez ici que sur un nouvel ordre de lui, on vous traîne en prison ? vous attendrez ici que la populace vienne vous massacrer au nom de ce roi que vous adorez ? vous préférez mourir pour lui ! à vivre pour moi ? Ah ! madame !

LA DUCHESSE. Oui, la mort qui me viendra par lui sera le plus grand de ses bienfaits ; mais prenez pitié d’une si triste démence, et ne croyez pas qu’elle m’aveugle au point d’oublier jamais vos offres généreuses.

D’AGÉNOIS. Ah ! du moins laissez-vous protéger contre un pouvoir inique. Ils attendent la nuit pour mettre à exécution leurs ordres, vous aurez le temps de vous y soustraire.

LA DUCHESSE. Laissez-moi subir mon sort ; songez que je suis épiée… que votre présence chez moi justifierait leurs calomnies.

D’AGÉNOIS. Je vous comprends, madame ; ce n’est point assez d’immoler à ce roi qui ne vous aime plus, votre repos et le mien ; vous voulez encore que nul soupçon jaloux ne puisse troubler la joie de son retour.

LA DUCHESSE, troublée, ayant aperçu mademoiselle Hébert. Non, mais la nuit vient. (À part.) Le roi ne peut tarder… aux battements de mon cœur, je sens qu’il approche… Il faut que je rejoigne ma sœur… pardon…

On entend un coup de canon. Mme de Châteauroux frémit.

D’AGÉNOIS. Vous pâlissez, madame… Ce signal retentit à votre cœur… Ah ! c’en est fait, plus d’espérance ! vous brûlez de revoir l’ingrat qui vous abandonne, vous brûlez d’aller vous parer à ses yeux de mon amour, de vos refus, de mon désespoir. Eh ! allez chercher le dernier affront qu’il vous garde, allez m’offrir en victime pour prix de son retour. Ah ! malheureux ! je serai trop vengé.

Il sort.



Scène VI.

LA DUCHESSE, Mlle  HÉBERT.


Mlle  HÉBERT, portant une jupe, un bonnet et un capuchon de paysanne. Tout est prêt, madame ; voici le bonnet, la robe, le capuchon de Toinette ; j’ai sur moi la clef de la porte du jardin qui donne sur la petite rue. Personne ne nous verra sortir, car tous les gens de la maison sont à regarder les illuminations. La foule, que le canon vient d’attirer dans le faubourg Saint-Antoine, nous permettra de gagner la place du Palais-Royal ; c’est là seulement que j’ai pu trouver des fenêtres à louer… Mais vous ne m’écoutez pas, madame ; vous êtes plus souffrante, j’en suis sûre ? Ah ! renoncez à ce projet ; si vous alliez vous trouver mal au milieu de cette foule…

LA DUCHESSE, sortant de sa rêverie. Non, je me sens mieux, soyez tranquille ; mais pressons-nous… pressons-nous. (Elle détache les nœuds de sa coiffure et de sa mantille.) Car on m’a prévenue, qu’on peut venir m’arrêter d’un instant à l’autre !…

Mlle  HÉBERT. Comment ! le roi pourrait…

LA DUCHESSE. Que voulez-vous ! entouré de mes ennemis, aveuglé par leur haine, irrité par de nouvelles calomnies ; ils lui disent… ils lui disent que je conspire.

Mlle  HÉBERT. Mais si madame avait tenté de désabuser le roi par quelques mots ?

LA DUCHESSE. Moi, m’abaisser à me justifier envers lui ! jamais… Ah ! que je le revoie encore, que mon regard lui dise un dernier adieu… et je mourrai satisfaite.

Mlle  HÉBERT, va vers la porte, met le verrou, puis elle revient dégrafer la jupe de soie de la Duchesse, et agrafer la jupe d’indienne. Ah ! je crains que madame ne soit point encore assez déguisée sous ces habits. (Elle lui met son bonnet.) Ce bonnet lui va trop bien !…

LA DUCHESSE, prenant le capuchon. Ce capuchon me cachera entièrement ; donnez vite ; il me semble entendre le roulement du tambour.

Mlle  HÉBERT, attachant le tablier de la Duchesse. Oh ! le cortége ne saurait être encore près d’ici ; notre concierge, qui est revenu à la hâte du faubourg Saint-Antoine, dit que le carrosse du roi s’arrête à chaque instant pour répondre aux acclamations du peuple et lui jeter de l’argent, ce qui ralentit beaucoup sa marche.

LA DUCHESSE, vivement. Cet homme a vu le roi ?

Mlle  HÉBERT. Oui, madame, plus beau que jamais, souriant au peuple, qui le bénit avec un sourire qui lui gagne tous les cœurs. Mais voyez dans quel état vous êtes, et s’il est possible de vous exposer ainsi tremblante…

LA DUCHESSE. Non, c’est ma destinée qui m’entraîne, il faut que je le voie aujourd’hui ! Ah ! si les roues de son char de triomphe pouvaient m’écraser !

Mlle  HÉBERT. Si madame conçoit de semblables idées, je ne saurais la suivre. Non, elle ne sortira point, j’irai plutôt avertir Mme  de Lauraguais, M. Duverney, toute la maison.

LA DUCHESSE. Ah ! gardez-vous-en bien, ma chère, ma bonne mademoiselle Hébert ; je vous promets de ne faire aucune folie, de me laisser guider par vous ! Hélas ! l’excès de ma douleur me rend parfois insensée, mais un mot d’amitié me ramène à la raison. Soyez tranquille, j’oublierai tout pour ne penser qu’au bonheur du roi, mais ne m’empêchez pas de le revoir… Oh ! non. Si pourtant j’étais reconnue par quelque espion des ministres, et livrée par lui à la fureur de la populace, n’allez pas prendre parti pour moi contre la foule ; ce serait vous exposer inutilement ; fuyez alors, et ne me plaignez pas. J’ai si souvent demandé au ciel que ce beau jour fût le dernier de ma vie !… Partons…

Elles vont pour sortir.





Scène VII.

LA DUCHESSE, Mlle  HÉBERT, un Exempt de la prévôté ; plusieurs Soldats du guet.


L’EXEMPT, en dehors de la porte. Ouvrez…

LA DUCHESSE. Les voilà.

L’EXEMPT. Ouvrez de par le roi !…

Mlle  HÉBERT, baissant le capuchon de la Duchesse. Restez là, ne dites mot, et laissez-moi faire… On va ouvrir, messieurs.

Elle ouvre la porte.

L’EXEMPT. Nous avons à parler à Mme  la duchesse de Châteauroux.

Mlle  HÉBERT. Elle est sortie, monsieur.

L’EXEMPT. Le concierge nous a pourtant assurés qu’elle était chez elle.

Mlle  HÉBERT. Il ne se sera point aperçu que madame était dans le carrosse de la duchesse de Lauraguais, lorsque celle-ci est sortie.

L’EXEMPT, d’un air méfiant. Où allaient-elles ?

Mlle  HÉBERT. Au château de Plaisance, et je profitais de ma journée que m’a laissée madame, pour aller voir les illuminations avec la fille de notre concierge, avec Toinette, que voilà.

L’EXEMPT. Cela est possible, mademoiselle ; mais porteur d’un ordre dont je suis responsable, vous me permettrez de vérifier…

Mlle  HÉBERT. Ah ! monsieur, tout à votre aise. (Ouvrant la porte.) Voici l’appartement de Mme  la duchesse, vous pouvez le visiter entièrement ; je vais confier toutes les clefs à Germain, il les mettra à votre disposition ; mais vous me permettez d’aller voir passer le cortége, n’est-ce pas ?

L’EXEMPT. Ah ! je n’ai point d’ordre contre vous, et vous serez libre d’accompagner ou non votre maîtresse.

Mlle  HÉBERT. Où cela, monsieur ?

L’EXEMPT. À la Bastille.

Mlle  HÉBERT. À la Bastille !

L’EXEMPT. C’est pour cela qu’il faudrait mieux nous dire la vérité que de nous en laisser venir à des mesures extrêmes. (D’un air de confidence.) La duchesse est ici, n’est-ce pas ?

Mlle  HÉBERT. Ce n’est pas à moi à la dénoncer ; faites votre devoir. Allons, Toinette, viens avec moi.

L’EXEMPT, la retenant. Vingt louis pour vous si vous nous dites où est la duchesse.

Mlle  HÉBERT. Vingt louis ! cela demande réflexion… vingt louis ?…

L’EXEMPT. Tout autant !

Mlle  HÉBERT. Eh bien ! laissez-moi d’abord renvoyer cette petite fille.

L’EXEMPT, à part. Elle est à nous…

Mlle  HÉBERT. Je ne veux pas devant elle… vous comprenez ?

L’EXEMPT. C’est bien.

Mlle  HÉBERT. Toinette ?

LA DUCHESSE. Ma… madame.

Mlle  HÉBERT. Eh bien ! de quoi as-tu peur ? ces messieurs sont d’honnêtes gens à qui j’ai à parler ! Toi, si tu veux voir le cortége, va toute seule, j’ai affaire ici.

L’EXEMPT, regardant la Duchesse. Ne tremblez pas comme ça, la belle enfant, nous n’en voulons point aux cornettes et aux bavolets.

Mlle  HÉBERT. Eh bien ! t’en vas-tu ? (Elle la pousse dehors.) Prends bien garde de ne pas te perdre dans la foule… (À part.) Je respire. (Haut.) Maintenant que voulez-vous ?

L’EXEMPT. Que vous nous disiez où est la duchesse.

Mlle  HÉBERT. Laquelle, monsieur ? est-ce madame la duchesse de Lauraguais ? Elle est allée, je crois, chez la princesse de Conti ; mais elle ne peut tarder à revenir, parce que…

L’EXEMPT, avec impatience. Et non, ce n’est pas à la duchesse de Lauraguais que nous avons à parler, c’est à la duchesse de Châteauroux. Allons, un peu de complaisance, on vous la payera bien.

Mlle  HÉBERT. Vous ne me trahirez point ? c’est que si l’on pouvait se douter…

L’EXEMPT. Soyez tranquille, vous ne serez pas compromise.

Mlle  HÉBERT. Vous me le promettez ?

L’EXEMPT. Sur tout ce que la police a de plus sacré.

Mlle  HÉBERT, à part. Que lui dire pour gagner du temps ? (Haut.) Eh bien, puisque vous l’exigez… vous saurez qu’il y a là-bas dans le vestibule une petite porte qui donne sur un escalier dérobé…

L’EXEMPT. Je l’ai remarquée en entrant.

Mlle  HÉBERT. Cet escalier conduit à la lingerie.

L’EXEMPT. C’est là qu’est la duchesse ?

Mlle  HÉBERT. Je ne dis pas cela, monsieur.

L’EXEMPT. Allons, point de crainte, parlez vite.

Mlle  HÉBERT, regardant la pendule, à part. Elle doit être en sureté maintenant.

L’EXEMPT. Dites-nous franchement.

Mlle  HÉBERT. Où est ma maîtresse ? Eh bien, foi d’honnête femme, à l’heure qu’il est, je n’en sais rien.

L’EXEMPT. Comment ! tu n’en sais rien… Et tu disais tout à l’heure… Ah ! te moquais-tu de moi ? Soldats, gardez cette femme, et nous…





Scène VIII.

LES MÊMES, RICHELIEU, LA DUCHESSE DE LAURAGUAIS.


RICHELIEU. Que vois-je ! des exempts chez vous, madame la duchesse ?

Mme  DE LAURAGUAIS. Mademoiselle Hébert entre deux soldats ! qu’est-ce que cela signifie ?

Mlle  HÉBERT. Cela signifie, madame la duchesse, que ces messieurs sont venus ici pour arrêter ma maîtresse.

RICHELIEU. Arrêter madame de Châteauroux ! Quelle indignité !

Mme  DE LAURAGUAIS. Et au nom de qui arrêtez-vous ma sœur ?

L’EXEMPT. Au nom du roi, madame.

RICHELIEU. Du roi ? c’est impossible !

L’EXEMPT. Voici l’ordre.

RICHELIEU. « Signé Maurepas. » Cette arrestation est un abus de l’autorité… Maurepas trompe le roi, et je vais à l’instant même… Messieurs, éloignez-vous ; je suis le duc de Richelieu, je prends tout sur moi. Mais quel bruit se fait entendre sur l’escalier ?…

L’Exempt et les Soldats se retirent.

DUVERVEY, dans la coulisse. Par ici, mes amis, par ici !

Mme  DE LAURAGUAIS. C’est la voix de

Duverney.



Scène IX.

LES MÊMES, LA DUCHESSE DE CHÂTEAUROUX,

évanouie, portée par deux hommes du peuple, conduits par Duverney.

DUVERNEY.


DUVERNEY. Prenez bien garde !…

RICHELIEU. La duchesse évanouie !

Mme  DE LAURAGUAIS. Ma sœur ! ma pauvre sœur !… On la dépose sur un canapé où Mme  de Lauraguais et Mlle  Hébert lui font respirer des sels.

RICHELIEU. Duverney, qu’est-il donc arrivée ?

DUVERNEY. J’accompagnais le roi, et il venait de franchir la grille des Tuileries, lorsque je vois un groupe de peuple, où plusieurs voix criaient : Elle se meurt ! elle se meurt ! Je m’approche, j’interroge… on me répond : C’est une femme, une ouvrière, qui est tombée sans connaissance, au moment où le roi a passé. À ces mots, un pressentiment me saisit… Je fends la foule… j’arrive jusqu’à cette femme ! c’était la duchesse… Je la reconnais malgré son déguisement… Je la prends dans mes bras ! et ces deux braves gens m’aident à la transporter ici !

RICHELIEU. Où l’attendent les exempts de Maurepas. Quant à moi, je braverai tout pour la sauver !

DUVERNEY. Vous ne serez pas le seul, monsieur le duc ! mais la voici qui revient à elle…

LA DUCHESSE. Oh ! que je souffre !… C’est toi !… ma bonne sœur… Duverney… Monsieur de Richelieu… Tous nos amis !… je ne suis donc pas tout à fait abandonnée !…

RICHELIEU. Oui, c’est moi qui viens vous gronder. Vous mêler à la foule, un jour pareil… vous exposer aux insultes du peuple.

LA DUCHESSE. Oh ! ne me grondez pas, mon ami… je voulais le voir encore une fois ; une force invincible me poussait à cette imprudence ; mais je ne m’en repens pas !… Ah ! si vous saviez ce que j’ai éprouvé en entendant ces acclamations, ces cris d’amour et de joie !… J’en restais là, immobile, muette et comme anéantie, dans l’enivrement de mon bonheur. Tout à coup les cris redoublent, le canon grondait toujours, les cloches retentissaient dans l’air. Un nouveau bruit se fait entendre… c’est le tambour. Le cortége approche… Tout le monde court. Le roi ! le roi ! s’écrie-t-on de toutes parts. Vive le roi ! c’est lui… c’était lui… Ce que je fis alors, je n’en sais rien : il n’y avait plus de foule pour moi, je me fais jour… je me précipite… Un pas de plus, j’étais près de lui… un pas de plus… les roues de son carrosse allaient passer sur moi… Un bras me saisit, me retient, je pousse un cri. À ce moment le roi se penche vers la portière, mes yeux rencontrent les siens. Électrisé par ce regard, il me voit, me reconnaît… je tends mes bras vers lui, mon sang s’arrête, mes yeux se ferment, et je tombe évanouie.

RICHELIEU. Vous croyez que le roi vous a reconnue ?

LA DUCHESSE. Ah ! c’est une vision sans doute… non, je n’espère plus rien… Ah ! j’aurais dû mourir là, mon ami… À ces cris de vive le roi ! vive le bien-aimé, à ce nom donné par moi et que répétait tout un peuple… Ah ! pourquoi m’a-t-on secourue ?

RICHELIEU. Pour être encore l’idole de vos amis. Ah ! tous ne sont pas ingrats, croyez-le ; mais ceux qui vous restent fidèles ont le droit de vous guider aujourd’hui. Par grâce, laissez-vous conduire où la persécution de nos ministres ne pourra plus vous atteindre !

LA DUCHESSE. Non, ils ont résolu ma perte, et je m’y résigne !…

RICHELIEU. Eh bien, résignez-vous donc aussi à la nôtre ; car vos amis sont décidés à s’opposer à l’autorité, et à vous défendre jusqu’à la mort.

LA DUCHESSE. Mais c’est vous perdre tous.

RICHELIEU. Il le faut bien, puisque vous vous refusez au seul moyen de salut !





Scène X.

LES MÊMES, GERMAIN.


GERMAIN. Pardon si je dérange madame la duchesse, mais c’est quelqu’un qui désire parler à mademoiselle Hébert.

Mlle  HÉBERT. À moi ? à cette heure ? qu’on revienne demain !

GERMAIN, faisant des signes à mademoiselle Hébert. C’est, dit-on, pour quelque chose d’important.

LA DUCHESSE, avec ironie. Ah ! je devine. Allez, ma chère, et dites-leur que je suis prête à les suivre. On vient m’arrêter.

Mlle Hébert sort.

LA DUCHESSE, prenant un coffre d’ivoire qui est sur la table. Comment soustraire ces lettres à leurs perquisitions ? C’est mon unique trésor, tout ce qui me reste de lui… On ne me l’arrachera qu’avec la vie !

Mlle  HÉBERT, rentrant émue. Ah ! madame, rassurez-vous… Qui l’aurait pu penser… cet homme qui me demandait… Ô mon Dieu ! n’allez pas vous trouver mal !

LA DUCHESSE, vivement. Cet homme, quel est-il ? Parlez.

Mlle  HÉBERT. C’est…

LA DUCHESSE. Parlez donc ! vous me faites mourir.

Mlle  HÉBERT. Et voilà ce que je crains vraiment. Calmez-vous, madame ; sinon, je ne vous dirai pas que cet envoyé mystérieux est…

LA DUCHESSE, frémissant. Mais qui donc, mon Dieu !…

Mlle  HÉBERT. Le valet de chambre…

LA DUCHESSE. Du roi ?

Mlle  HÉBERT. Oui, Lebel lui-même… et voici le billet qu’il m’a chargé de remettre à madame.

LA DUCHESSE, saisissant le billet et l’ouvrant précipitamment. C’est de lui ! ô ciel ! ma vue se trouble… les larmes… je ne peux lire !…

Elle tombe accablée sur un canapé.

Mlle  HÉBERT, ramassant le billet. Lisez, lisez, madame ; ces mots-là vous rendront la vie.

LA DUCHESSE, lisant. « Un coupable qui pourtant vous est resté fidèle se rendra en secret, dans une heure, à votre porte… Daignerez-vous le recevoir ?… Peut-il espérer son pardon ?… » Ah ! qu’il vienne et tout est oublié.

Mlle Hébert sort.





Scène XI.

LES MÊMES, moins Mlle  HÉBERT.


LA DUCHESSE. Je vais le voir ! mes amis… Ô mon Dieu ! il me semble que mon cœur bat trop vite pour aller jusque-là… C’en est trop pour ma raison, pour ma vie, peut-être. Ah ! si c’était une dérision du ciel !… Si tant de bonheur ne m’était offert que comme un piége… Si l’adresse de mes ennemis… les menaces du grand aumônier… si sa crainte… sa faiblesse, allaient le détourner… Mais ces mots, écrits de sa main, ce n’est point une illusion… il me demande grâce… il m’aime encore. Oui ! j’aurai la force de le voir, de lui parler et l’entendre. Je ne sais ce que j’éprouve, c’est là… je sens… c’est le bonheur… la surprise… la joie… Il va venir… les portes s’ouvrent, oui, j’entends marcher… Si c’était lui… courons. Ah ! je ne puis me soutenir.

Elle retombe accablée sur le canapé. Pendant cette tirade, ses amis l’entourent avec une tendre sollicitude, ils la soutiennent.





Scène XII.

LES MÊMES, LE ROI.


TOUS. Le roi !

LA DUCHESSE. Louis !

Tous se retirent au fond du théâtre.

LE ROI, se précipitant aux genoux de la Duchesse. Marianne, est-il vrai ? tu m’aimes toujours ?…

LA DUCHESSE, paraît également agitée par la joie et par une vive souffrance. Ah ! plus que jamais !…

LE ROI, avec terreur. Mais ton front pâlit… tes yeux s’égarent… Ils me cherchent sans me voir… Marianne je suis là… Reviens à toi… Grand Dieu !… ses mains sont glacées… Elle respire à peine… Marianne… Elle se meurt ! au secours…





Scène XIII.

LE ROI, LA DUCHESSE DE CHÂTEAUROUX,

mourante, LA DUCHESSE DE LAURAGUAIS, LE DUC DE RICHELIEU, DUVERNEY, Mlle  HÉBERT,

GERMAIN, DES GENS DE LIVRÉE.
Tous se précipitent autour de la Duchesse.

LA DUCHESSE, d’une voix mourante. Cher Louis… ne me plains pas… Tu m’aimes toujours… Ah ! je meurs de joie… Oui… de joie.

Elle expire.
FIN.
PARIS. — IMPRIMERIE DE Ve DONDEY-DUPRÉ,
rue Saint-Louis, 46.